1 On ne peut comprendre les péripéties de la politique sud-américaine sans prendre en compte la politique des États-Unis envers l’Amérique du Sud. Les États-Unis restent l’acteur politique principal en Amérique du Sud et nous devons commencer par la description de **ses objectifs**.
2 En Amérique du Sud, l’objectif stratégique central des États-Unis – qui malgré leur affaiblissement restent la plus grande puissance politique, militaire, économique et culturelle du monde – est d’incorporer tous les pays de la région à son économie. Cette incorporation économique mène nécessairement à un **alignement politique** des pays les plus pauvres sur les États-Unis dans les négociations et dans les crises internationales.
3 L’instrument tactique nord-américain pour atteindre cet objectif consiste **à promouvoir l’adoption légale**, par les pays d’Amérique du Sud, **de normes de libéralisation** la plus large possible **du commerce**, des finances et des investissements, des services et de “protection” de la propriété intellectuelle à travers la négociation d’accords sur les plans régional et bilatéral.
4 Il s’agit d’un objectif stratégique historique et permanent. Une de ses premières manifestations a eu lieu en 1889 lors de la 1ère Conférence Internationale Américaine organisée à Washington, lorsque les États-Unis, qui étaient la première puissance industrielle du monde, proposèrent la négociation d’un accord de libre commerce pour les Amériques et l’adoption, par tous les pays de la région, d’une seule et même monnaie : **le dolllar**.
5 D’autres moments-clefs de cette stratégie furent l’accord de libre commerce entre États-Unis et Canada; **le NAFTA** (Zone de Libre Commerce de l’Amérique du Nord, incluant en plus du Canada, le Mexique); la proposition de création d’une Zone de Libre Commerce des Amériques –l’ALCA; et finalement les accords bilatéraux avec le Chili, le Pérou, la Colombie et les pays d’Amérique Centrale.
6 Dans ce contexte hémisphérique, le principal objectif nord-américain est **d’incorporer le Brésil et l’Argentine**, qui sont les deux principales économies industrielles de l’Amérique du Sud, à ce grand “ensemble” de zones de libre commerce bilatérales, où les règles relatives au mouvement de capitaux, aux investissements étrangers, à la défense commerciale, aux relations entre investisseurs étrangers et États seraient non seulement identiques mais autoriseraient la pleine liberté d’action pour les méga-entreprises multinationales, réduisant au minimum la capacité des états nationaux à promouvoir le développement, même capitaliste, de leurs sociétés et de protéger et de développer leurs entreprises (et leurs capitaux nationaux) et leur force de travail.
7 **L’existence du Mercosur**, dont la prémisse consiste à donner la préférence au sein de son marché aux entreprises (nationales ou étrangères) installées dans les territoires de l’Argentine, du Brésil, du Paraguay et de l’Uruguay par rapport aux entreprises situées hors de ce territoire, et qui veut s’étendre dans le but de construire une zone économique commune, **est incompatible avec l’objectif nord-américain** de libéralisation générale du commerce des biens, des services, des capitaux, etc., qui bénéficie à ses méga-entreprises, naturellement beaucoup plus puissantes que les entreprises sud-américaines.
8 D’autre part, un objectif (politique et économique) vital pour les États-Unis est **d’assurer l’approvisionnement énergétique** de son économie, qui importe 11 millions de barils de pétrole par jour dont 20% en provenance du Golfe Persique – zone d’instabilité extraordinaire, de turbulences et de conflit.
9 **Les entreprises nord-américaines** ont été responsables du développement du secteur pétrolifère au Venezuela à partir de la décennie de 1920. D’un côté le Venezuela approvisionnait traditionnellement les États-Unis en pétrole, de l’autre il importait les équipements pour l’industrie pétrolière et les biens de consommation pour sa population, aliments y compris.
10 L’élection de **Hugo Chávez** en 1998 et ses décisions de réorienter la politique extérieure (économique et politique) du Venezuela en direction de l’Amérique du Sud (principalement mais non exclusivement en direction du Brésil) ainsi que de construire l’infrastructure et de diversifier l’économie agricole industrielle du pays ont brisé la profonde dépendance du Venezuela vis-à-vis des États-Unis.
11 Cette décision vénézuélienne, qui affecte frontalement l’objectif stratégique de la politique extérieure nord-américaine de garantir l’accès aux sources d’énergie proches et sûres, est devenue encore plus importante à partir du moment où le Venezuela est devenu le pays doté des plus importantes réserves de pétrole et au moment où la situation au **Proche-Orient** est devenue de plus en plus volatile.
12 Dès lors s’est déclenchée une **campagne mondiale** et régionale des médias contre le président Chávez et le Venezuela, **cherchant à le sataniser** et à le caractériser comme dictateur, autoritaire, ennemi de la liberté de la presse, populiste, démagogue, etc… Le Venezuela, selon les médias, ne serait pas une démocratie. Les médias ont créé une “théorie” selon laquelle bien qu’un président soit élu démocratiquement, le fait qu’il ne “gouverne pas démocratiquement” en ferait un dictateur et que par conséquent on peut le renverser. De fait il y a déjà eu un **coup d’État au Venezuela en 2002** et les premiers dirigeants à reconnaître le “gouvernement” surgi de ce coup d’État furent **George Walker Bush** et **José María Aznar**.
13 À mesure que le Président Chávez a commencé à diversifier ses exportations de pétrole, notamment **vers la Chine**, a substitué la Russie dans l’approvisionnement énergétique de Cuba et a commencé à **appuyer les gouvernements** progressistes élus démocratiquement tels que ceux **de la Bolivie et de l’Équateur**, décidés à affronter les oligarchies de la richesse et du pouvoir, les attaques ont redoublé, orchestrées par les médias de la région (et du monde entier).
14 Cela a eu lieu malgré le fait qu’il n’y avait aucun doute sur la légitimité démocratique du Président Chávez, qui à partir de 1998 **s’est soumis à douze élections**, toutes libres et légitimées par les observateurs internationaux, parmi lesquels le Centre Carter, l’ONU et l’OEA.
15 En 2001, le Venezuela a présenté pour la première fois sa candidature au Mercosur. En 2006, au terme des négociations techniques, le protocole d’adhésion du Venezuela fut signé par les Président Chávez, Lula, Kirchner, Tabaré et Nicanor Duarte du Paraguay – membre du Parti Colorado. Débuta alors le processus d’approbation de l’entrée du Venezuela par les congrès des quatre pays, sous le feu nourri de la presse conservatrice, préoccupée par le “futur” du Mercosur qui, sous l’influence de Chávez, pourrait, selon elle, “nuire” aux négociations internationales du bloc, etc. **Cette même presse qui habituellement critiquait le Mercosur** et qui défendait la signature d’accords de libre commerce avec les États-Unis, avec l’Union Européenne, etc… si possible de manière bilatérale et qui considérait l’existence du Mercosur comme un obstacle à la pleine insertion des pays du bloc dans l’économie mondiale, commença à se préoccuper pour la “survie” du bloc.
16 Approuvée par les Congrès de l’Argentine, du Brésil et de l’Uruguay, l’entrée du Venezuela commença à dépendre du Sénat paraguayen dominé par les partis conservateurs représentants des oligarchies rurales et du “commerce informel”, qui commença à exercer un pouvoir **de veto**, influencé en partie par son opposition permanente au Président Fernando Lugo, contre lequel ces partis ont lancé 23 procédures d’ « impeachment » à partir de sa prise de fonctions en 2008.
17 L’entrée du Venezuela dans le Mercosur avait quatre conséquences :
– rendre difficile l’“éjection” du Président Chavez à travers un coup d’État;
– empêcher l’éventuelle réincorporation du Venezuela et de son énorme potentiel économique et énergétique à l’économie nord-américaine;
– **fortifier le Mercosur** et le rendre encore plus attractif pour d’autres candidats à l’adhésion parmi les pays de l’Amérique du Sud;
– rendre plus difficile le projet permanent des États-Unis de créer une zone de libre commerce en Amérique Latine, qu’ils mettent actuellement en oeuvre à travers la possible “fusion” d’accords bilatéraux de commerce, dont l’accord de « l’Alliance du Pacifique » est un exemple.
18 Dès lors, **le refus du Sénat paraguayen** et l’approbation de l’entrée du Venezuela au Mercosur devenaient une question stratégique fondamentale pour la politique nord-américaine en Amérique du Sud.
19 Les dirigeants du Parti Colorado, au pouvoir au Paraguay depuis soixante ans et jusqu’à l’élection de Lugo, et ceux du Parti Libéral qui participait au gouvernement de Lugo, avaient sans doute imaginé que les sanctions contre le Paraguay à la suite de **l’“impeachment” de Lugo** seraient principalement politiques et non économiques, se limitant à suspendre la participation du Paraguay aux réunions des présidents et des ministres du bloc régional.
Sur la base de cette évaluation, ils ont mené le coup d’État. D’abord le Parti Libéral a quitté le gouvernement et s’est rallié au Parti Colorado et à l’Union Nationale des Citoyens Éthiques – UNACE. Fut ensuite approuvée, lors d’une session parlementaire, une résolution consacrant un rite super-sommaire d’“impeachment”.
De cette manière, ils ont passé outre à l’article 17 de la Constitution paraguayenne qui détermine que “dans le processus pénal ou dans tout autre pouvant entraîner une peine ou une sanction, toute personne a le droit de disposer des copies, des moyens et des délais indispensables à la présentation de sa défense, et de pouvoir offrir, pratiquer, contrôler et contester des preuves”, ainsi qu’à l’article 16 qui affirme que le droit des personnes à la défense est inviolable.
20 En 2003, le processus d’“impeachment” contre le Président Macchi, qui ne fut pas approuvé, dura près de 3 mois. Le processus contre Fernando Lugo fut entamé et conclu en près de **36 heures**. Le recours constitutionnel présenté par le Présidente Lugo devant la Cour Suprême de Justice du Paraguay ne fut même pas examiné et fut rejeté in limine.
21 Le processus d’“impeachment” du Président Fernando Lugo fut considéré comme un coup d’État par tous les États d’Amérique du Sud et, en accord avec la Charte Démocratique du Mercosur, **le Paraguay fut suspendu de l’UNASUR et du Mercosur**, sans que les néo-golpistes ne manifestent la moindre considération pour les démarches des chanceliers de l’UNASUR, qu’ils ont même reçus avec arrogance.
22 Comme conséquence de la suspension paraguayenne, il fut posible légalement pour les gouvernements de l’Argentine, du Brésil et de l’Uruguay, d’approuver **l’adhésion du Venezuela au Mercosur**, qui sera effective au 31 juillet 2012. Événement que ni les néo-putschistes, ni leurs admirateurs les plus fervents – les États-Unis, l’Espagne, le Vatican, l’Allemagne, premiers à reconnaître le gouvernement illégal du paraguayen Franco – ne semblaient avoir prévu.
23 Face à cette évolution inattendue, toute la presse conservatrice des trois pays et celle du Paraguay, et les dirigeants et partis conservateurs de la région, ont volé au secours des **néo-putschistes** avec toute sortes d’arguments, proclamant l’illégalité de la suspension du Paraguay (et par conséquent, affirmant la légalité du coup d’État) et de l’inclusion du Venezuela, puisque la suspension du Paraguay aurait été illégale.
24 A présent le Paraguay veut obtenir une décision du Tribunal Permanent de Révision du Mercosur sur **la légalité de sa suspension** du Mercosur, tandis qu’au Brésil, le dirigeant du PSDB annonce qu’il saisira la justice brésilienne au sujet de la légalité de la suspension du Paraguay et de l’entrée du Venezuela.
25 La politique extérieure nord-américaine en Amérique du Sud a subi les conséquences totalement inattendues de l’empressement des néo-putschistes paraguayens à prendre le pouvoir, avec un appétit si violent qu’ils n’ont pu attendre les élections qui seront organisées en avril 2013. Les États-Unis articulent à présent tous leurs alliés **pour renverser** la décision de l’adhésion du Venezuela.
26 En réalité la question du Paraguay est la question du Venezuela : celle de la bataille pour l’influence économique et politique en Amérique du Sud et de son avenir comme **région souveraine et développée**.
*Traduction du portugais : Thierry Deronne*
**Samuel Pinheiro Guimarães** est diplomate brésilien et professeur à l’Institut Rio Branco. Ex- coordinateur du Mercosur. Master en Économie de la Boston University, Secrétaire Général des Relations Extérieures du Brésil (2003-2009). Auteur de nombreux ouvrages tels que “Stratégies: l’Inde et le Brésil » (org.), Brasilia, IPRI (Institut de Recherches sur les Relations extérieures),1998, ou “Regards brésiliens sur la politique extérieure de l’Afrique du Sud », Brasilia, (IPRI),2000.