Semer le doute, financer des experts, alimenter la contradiction par de fausses recherches, jouer sur les mots : le documentaire Ondes, science et manigances nous plonge dans les stratégies des industriels de la téléphonie pour éviter tout débat sur les risques sanitaires des ondes électro-magnétiques. Pourquoi, malgré des centaines de recherches scientifiques, les responsables politiques peinent-ils à adopter des lois pour mieux protéger les populations ? Entretien avec les deux auteurs, Nancy de Méritens et Jean Heches.
Pourquoi avez-vous réalisé ce film ?
Jean Heches : Notre film est parti d’une question : comment les autorités sanitaires comme l’Organisation mondiale de la santé (OMS) peuvent nier la toxicité des rayonnement électromagnétiques, alors que des éléments scientifiques alimentent une importante controverse ? Dans le domaine scientifique, on ne peut parler de « preuve » que si on peut identifier les mécanismes d’action qui déclenchent une maladie. C’est la preuve absolue. Pour l’amiante, par exemple, comme on retrouve des particules dans les organismes malades, on a la preuve que le cancer a été déclenché par la fibre, visible au microscope. Entre ce niveau de preuve et le début d’un doute sur un agent toxique, il y a une gradation de la preuve à plusieurs niveaux. Aujourd’hui, avec la téléphonie mobile, on est à mi-chemin, avec une classification « probablement cancérigène ».
Mais comme nous ne sommes pas au plus haut niveau de la preuve, avec la connaissance des mécanismes d’action, les industriels martèlent : « Il n’y a pas de preuves ! ». Sous entendu, pas de preuve absolue. Il a fallu 30 ans pour comprendre le rôle du tabac dans le déclenchement du cancer du poumon. Les industriels, en exigeant la preuve absolue, gagnent du temps et écoulent leurs produits. Étrangement, l’OMS reprend cette terminologie : pas de preuves, donc pas d’effets.
Nancy de Méritens : On peut expliquer cette position en examinant les parcours des responsables de l’OMS. Le créateur du département ondes électromagnétiques, Michael Repacholi, a travaillé pour l’industrie nucléaire, puis comme expert pour les industries de l’électricité et de la téléphonie. Depuis son départ de l’OMS, il continue à faire la promotion de la technologie du « sans fil » pour les industriels. L’actuelle responsable, Emilie Van Deventer, est ingénieure en électronique et n’a aucune compétence médicale. Elle a co-signé des études avec des scientifiques qui sont au-delà du conflit d’intérêt. Ce sont des « scientifiques mercenaires », à la solde de l’industrie qui produisent une « fausse science », qu’ils arrivent à faire publier dans des revues à comité de lecture et polluent la vraie recherche. Ces « scientifiques » travaillent au sein de cabinets de défense de produits, des agences de communication spécialisées dans les questions scientifiques pour les industries à problème.
Quel est le rôle de ces cabinets de défense de produit ?
Jean Heches : Les premiers cabinets de défense de produits apparaissent aux États-Unis dans les années 50, pour défendre l’industrie du tabac, au moment où sont établis les premiers indices de la nocivité de la cigarette. Les ventes baissent. Grâce à des documents confidentiels déclassifiés, on sait que les industriels de la cigarette ont mis en place une stratégie qui s’appuie sur la création d’un doute scientifique artificiellement construit. Ils financent des études qui ne trouvent plus les résultats négatifs des études initiales. Ils communiquent alors sur ces études pour jeter le doute sur les premières, en disant : « Avant de pénaliser une industrie importante, il faut plus de preuves ». Dans le doute, les politiques ne prennent pas de décision. Ils retardent les lois pendant 30 ans, en vendant des milliards de paquets de cigarettes et en provoquant probablement la mort de milliers de personnes, qui croyaient que le tabac est inoffensif. Ces méthodes sont appliquées dans tous les domaines qui posent question : réchauffement climatique, OGM, pesticides, dioxine…
Nancy de Méritens : On retrouve les mêmes méthodes pour l’industrie de la téléphonie mobile. Avec le même scénario : dans les années 90, des études révèlent la toxicité des ondes électromagnétiques. Les gens annulent leurs abonnements. On a les preuves que Motorola met en place, à cette époque, une stratégie de défense de produit, en faisant appel au cabinet « Exponent » spécialisé dans les industries à problèmes. Les industriels financent ensuite beaucoup de recherches… qui ne trouvent pas d’effets nocifs à cette technologie. Ils financent aussi les universités en créant des liens de dépendance entre l’industrie et les étudiants, qui pourront devenir des collaborateurs serviables.
Des scientifiques qui travaillent pour ces cabinets ou des officines de promotion de l’industrie attaquent les chercheurs indépendants qui continuent à trouver des résultats inquiétants. Ce harcèlement à base de calomnie a pour but de nuire à la réputation des lanceurs d’alerte. Et partout dans le monde, des scientifiques en situation conflits d’intérêts, ou proches de l’industrie, siègent dans les instances de régulation sanitaire. Ce sont eux qui définissent les normes sanitaires sur la base de la « fausse science » déployée par l’industrie.
Dans le cas des ondes électromagnétiques, vous parlez de la « science au poids »…
Nancy de Mértiens : Les industriels financent souvent des « réplications », qui ne vont pas trouver les mêmes résultats que l’étude initiale. Ensuite, ils vont mettre ces études en parallèle : « Regardez : trois études montrent des effets négatifs et cinq études ne montrent rien. » C’est de la science au poids ! La réplication d’une étude est presque un non-sens, puisque de nombreux paramètres changent d’un labo à l’autre, le matériel, la situation géographique, le personnel, certains produits utilisés… Et parfois, on observe des modifications importantes dans les réplications, comme la durée d’expositions des rats, par exemple 30 minutes au lieu de deux heures dans l’étude initiale. Comme les décideurs lisent juste les conclusions des études, et qu’ils ne s’intéressent pas aux conflits d’intérêts de ces scientifiques, cela fonctionne.
Jean Heches : Les industriels ont dominé la recherche ces dernières années. Du coup, si on comptabilise les études « au poids », c’est plutôt le « pas de risque » qui l’emporte. Par contre, dans l’épidémiologie, l’étude des facteurs déclencheurs de maladies sur les populations, il y a des signaux inquiétants, sur les gros utilisateurs de téléphones, dont la probabilité d’avoir un cancer du cerveau est augmentée. Ces études ne peuvent pas être répliquées mais elle peuvent être ré-interprétées. C’est ce que vendent les cabinets de défense de produits aux industriels.
Dans votre film, vous citez une étude danoise emblématique de cette manipulation…
Jean Heches : Une véritable « prestidigitation scientifique ». Dans cette étude danoise sur les utilisateurs de téléphones portables, sur les 700 000 cas étudiés, les chercheurs ont écarté de l’étude 200 000 utilisateurs qui avaient des abonnements professionnels, donc les plus gros utilisateurs, ceux qui ont le plus de risques de développer des cancers. Si vous enlevez les gros fumeurs d’une étude sur le tabac, les chiffres seront faussés… Dans la présentation de leur étude devant la presse et les politiques, ils font leur mea culpa : « Il y a un gros problème de mauvais classement, en effet, mais néanmoins, l’étude fournit des preuves d’absence de risque de tumeur cérébrale majeure. » Hop, le tour est joué !
Cette étude a été ensuite largement reprise par les agences de santé publique, sur le net, partout. Pas étonnant que la plupart des gens croient que les ondes sont inoffensives. Ce qu’on oublie aussi de dire, c’est qui a financé cette étude : des opérateurs de téléphonie danois, à travers une fondation !
Vous avez aussi rencontré des victimes des ondes électromagnétiques, et notamment des personnes électrohypersensibles (EHS).
Jean Heches : Nous avons suivi des électrosensibles en Suède quand la 4G était déployée. La Suède est un enfer pour les électrosensibles ! La prise en charge proposée par l’Etat implique que les EHS acceptent de passer par la case psychiatrique et suivent une thérapie cognito-comportementale pour apprendre à se concentrer sur autre chose que leurs symptômes, quand ils souffrent. Pour avoir vécu le quotidien d’Ulrika, que l’on suit dans son déménagement dans le film, c’est une solution inadaptée à la situation des EHS. Elle est un cas extrême : elle vivait à côté d’un émetteur de télévision étant enfant, elle a travaillé ensuite comme commerciale avec son téléphone portable à l’oreille huit heures par jour. Elle ressent les antennes relais, les portables, les radars embarqués dans les avions, la WIFI des voisins, qui lui procurent des maux de têtes violents, des troubles de la circulation sanguine, des convulsions, et de l’atonie musculaire. Quand la goutte fait déborder le vase, par exemple un portable dans la rue, elle s’effondre par terre, ses muscles ne la portent plus. Quand elle s’éloigne ou se protège des rayonnements, ses symptômes s’atténuent et elle récupère. Elle a dû quitter son travail, la ville où elle habite pour une maison isolée en pleine nature.
Le plus tragique dans son histoire c’est que personne ne la croit. Elle souffre à longueur de journée. J’avais l’impression de faire un film sur la torture à Guantanamo en étant à leurs côtés. Le plus choquant, c’est que ces symptômes sont connus depuis les années 1970. L’armée américaine a étudié les effets des ondes pulsées des radars (la même technologie que les téléphones portables) sur les personnels des bases aériennes. On sait depuis quarante ans que cette technologie est nocive. Les militaires ont aussi noté la recrudescence des cancers des personnels exposés aux radars. Même si les normes d’exposition ont baissé, l’étude Interphone, en 2009, a montré que les gros utilisateurs de portables avaient un risque accru de cancer du cerveau. En épidémiologie, le suédois Leonard Hardell a montré de son côté que les adolescents avaient cinq fois plus de probabilité de développer des cancers du cerveau que les adultes à cause de l’usage des téléphones portables.
Vous êtes allés dans le Nord de la France, à Rexpoëde, où des cancers rarissimes sont apparus chez deux enfants d’une école située à proximité d’une antenne relais.
Nancy de Méritens : Suite à cette affaire, l’association Priartem a tenté de déclencher une enquête sanitaire. Les services de l’État freinent des quatre fers, au motif qu’il faudrait un troisième enfant malade ! En France, il y a quand même six exemples où des enfants sont atteints de maladies rares, avec des installations à proximité des écoles. Les autorités se rangent du côté des industriels et n’ont pas une attitude précautionneuse. Les attributions de fréquences rapportent beaucoup d’argent à l’État, et le chantage à l’emploi n’est pas loin. Et puis, beaucoup de politiques confondent avancée technologique et progrès de civilisation. La manipulation de la connaissance est une véritable régression pour une civilisation, un retour à l’obscurantisme.
Jean Heches : Il y a quand même un aspect positif dans tout ça. Dans le film on peut voir à quel point le travail de la société civile est important. Si les associations n’allaient pas au charbon dans les conférences scientifiques, les auditions, ou dans les médias, les scientifiques mercenaires auraient la voie libre. Certains accusent les associations d’être « d’horribles groupes de pressions » qui attaquent les pauvres industriels qui ne peuvent plus travailler. C’est impressionnant de voir, malgré le déséquilibre des forces, comment les associations mettent en échec cette mécanique énorme. C’est un des aspects importants que nous avons voulu montrer dans le film, pour que les gens comprennent qu’ils peuvent agir et que cela donne des résultats.
Cet article a été publié par Basta ! Propos recueillis par Simon Gouin.
Ondes, science et manigances est sorti en salles en France le 19 mars 2014. En savoir plus ici