Par Maurice Lemoine

Depuis le samedi 27 avril, le Venezuela est le second pays de la région, avec Cuba, à ne plus faire partie de l’Organisation des Etats américains (OEA). Ce retrait – car il s’agit d’un retrait et non d’une expulsion – marque le dénouement d’une crise qui, le 26 avril 2017, avait amené le président Nicolás Maduro à annoncer que la République bolivarienne abandonnait l’organisation continentale – décision ne pouvant entrer en vigueur qu’au terme du délai de deux ans imposé par l’article 143 de ses statuts. Cette année-là, et alors que les relations s’étaient déjà considérablement tendues, l’OEA, et en particulier son Secrétaire général, l’uruguayen Luis Almagro, avaient ouvertement soutenu les secteurs extrémistes de l’opposition vénézuélienne, responsables d’une vague de violence insurrectionnelle qui provoqua la mort de cent vingt-cinq personnes et fit des centaines de blessés – opposants, mais aussi « indifférents », chavistes et policiers.

Depuis, et en vertu d’un scénario écrit dans le Bureau ovale de la Maison-Blanche, l’ingérence de l’OEA, déjà plus que contestable, s’est transformée en agression caractérisée. Sans jamais atteindre le quorum nécessaire pour respecter ses propres règles (les voix de 24 pays sur 34), l’organisation dite « multilatérale » a approuvé le 10 janvier 2019 une résolution niant la légitimité du second mandat de Nicolás Maduro – démocratiquement réélu le 20 juin 2018. Poussant le viol de la légalité internationale à l’extrême, une « session extraordinaire » convoquée le 24 janvier a depuis vu une minorité de seize pays, parmi lesquels bien entendu les Etats-Unis en « premier de cordée », « reconnaître » le fantoche Juan Guaido – qui s’était autoproclamé la veille – « chef de l’Etat par intérim » du Venezuela.
Dans le courrier envoyé le 27 avril 2017 à un Secrétaire général qui, inféodé à l’impérialisme, déclarerait bientôt, et à plusieurs reprises, ne pas exclure la nécessité d’ « une intervention militaire  » extérieure pour«  renverser  » le pouvoir vénézuélien, le président Maduro signifiait déjà : « Vous avez fait, Monsieur Luis Almagro, la pire action jamais connue dans l’histoire de cette Organisation. L’avenir se souviendra de vous comme du plus infâme et triste sire qui ait déambulé dans les couloirs de l’OEA (…).  »

Pour l’Histoire, cette organisation continentale a vu le jour le 30 avril 1948, à Bogotá, lors de la IXe Conférence panaméricaine, présidée par le général étatsunien George Marshall, afin de « renforcer la paix et la sécurité sur le continent ». Joli message, mais sombre présage : une vingtaine de jours auparavant, le 9 avril, dans cette même capitale colombienne, alors que la Conférence avait débuté, le très populaire – on dirait aujourd’hui « populiste » – dirigeant libéral colombien Jorge Eliécer Gaitán avait été assassiné. A son sujet, l’ambassadeur des Etats-Unis en Colombie, John Wiley, avait rédigé le 22 avril 1947 un dossier confidentiel intitulé en latin « Cave Gaitanu » : « Attention avec Gaitán ». Entre autres gracieusetés, il l’accusait de « tendances dictatoriales » (affirmation d’autant plus saugrenue que les « amis » conservateurs colombiens alors au pouvoir faisaient montre d’un enthousiasme non dissimulé pour le régime espagnol de Franco), de « manipuler les masses et d’être sans doute lui-même manipulé par les communistes pour atteindre leurs fins ».

Sans trop de souci de cohérence, l’assassinat de Gaitán est immédiatement imputé… au communisme international. Pas dupe, le petit peuple colombien, enragé, prend la rue. Révolte aveugle, sans plans, sans chefs, la manifestation dégénère en émeute – « el bogotazo » (la guerre civile qui va ravager le pays pendant soixante ans vient objectivement de commencer). Tandis que la Conférence panaméricaine reprend ses travaux dans l’ambassade du Honduras, le général Marshall s’enflamme le 10 avril : « Les faits dépassent le cadre de la seule Colombie. C’est le même modèle d’événements qui a provoqué des grèves en France et en Italie, et qui tente de troubler la situation en Italie où des élections doivent avoir lieu le 18 avril. »
Le lendemain, dans un discours à la radio, le président colombien Mariano Ospina Pérez enfourche le même cheval de bataille : « Nous sommes devant un mouvement d’inspiration et de pratiques communistes. »
Du point de vue de ses promoteurs étatsuniens, la IXe Conférence atteint ses objectifs : la perpétuation de la Doctrine de Monroe et du Destin manifeste par d’autres (ou les mêmes) moyens [1]. C’est par une résolution anticommuniste que l’OEA signe son acte de naissance sur les fonds baptismaux. Et décide que Washington abritera son siège, comme il se doit.

Le « renforcement de la paix et de la sécurité sur le continent » dont il est question n’interdit pas que, dans certaines circonstances, avec les Etats-Unis aux commandes, ne demeurent en vigueur les vieilles recettes et les vieilles lois. Dès novembre 1948, la toute jeune OEA fait silence sur le coup d’Etat militaire qui expulse du pouvoir le premier président vénézuélien élu au suffrage universel, Rómulo Gallegos. Même mutisme du Secrétaire général Carlos Dávilaet de l’institution lors du renversement en 1954 de Jacobo Arbenz au Guatemala – cet « incendiaire » (très modéré) ne prétendait-il pas nationaliser une partie des terres de la compagnie bananière américaine United Fruit ?
La présence au pouvoir des régimes antidémocratiques et répressifs de Fulgencio Batista (Cuba), Rafael Leonidas Trujillo (République dominicaine), Anastasio Somoza (Nicaragua), François « Papa Doc » Duvalier (Haïtí) ou Alfredo Stroessner (Paraguay) ne dérange pas plus.

En revanche, le 31 janvier 1962, à Punta del Este (Uruguay), un conclave servile « aux ordres » du président étatsunien John F. Kennedy expulse Cuba de l’organisation au prétexte que « l’adhésion » d’un de ses membres « au marxisme léninisme est incompatible avec le Système interaméricain des droits humains ». Quatorze pays votent en faveur de cette soudaine criminalisation de l’île, laquelle débouchera sur un embargo – que le président Donald Trump, après « Bill » Clinton en 1996, vient à nouveau de durcir considérablement.
En 1962, lors de la session de ce Tribunal d’Inquisition, seuls Cuba – que représente alors Che Guevara – et le Mexique s’opposent à l’exclusion. L’Argentine, le Brésil, la Bolivie, le Chili et l’Equateur sauvent relativement leur honneur en s’abstenant. Ministre des Affaires étrangères de Fidel Castro, Raúl Roa – demeuré dans l’Histoire comme le « chancelier de la dignité » – rebaptisera l’OEA de la formule qui demeure pertinente aujourd’hui encore en la qualifiant de « Ministère des colonies yankee ».

Le 24 septembre 1963, en République dominicaine, une junte militaire chasse du pouvoir le président Juan Bosch. En envisageant quelques réformes on ne peut plus raisonnables, ce modéré a effrayé l’armée, l’Eglise et les Etats-Unis. Après trois décennies de la dictature « tout à fait acceptable » de Trujillo, la démocratie n’aura donc tenu que sept mois.
Toutefois, le 24 avril 1965, deux casernes se soulèvent, font tomber le pouvoir illégitime et réclament le retour du véritable chef de l’Etat. Un quart d’heure plus tard, des chasseurs P-51 et des jets Gloster Meteor surgissent et piquent vers le Palais national qu’ils mitraillent – précurseurs des chasseurs chiliens, dix ans plus tard, à Santiago, sur le Palais de la Moneda.
En appui au mouvement « constitutionnaliste » « el pueblo » prend la rue. Porte-parole des insurgés, un leader émerge du soulèvement et l’organise – une sorte de précurseur de Hugo Chávez : le colonel Francisco Caamaño. Sous son impulsion, la résistance populaire, à qui il a fait distribuer des armes, met en échec les militaires factieux.
Le 28 avril, dans une lettre rédigée en anglais, ceux-ci demandent au président Lyndon Johnson « le soutien temporaire des Etats-Unis pour rétablir l’ordre ». Avant que la nuit ne soit terminée, les paras de la 82e Division aéroportée se posent en République dominicaine à une cadence accélérée. Grâce à eux, et au prix de cinq mille cinq cents victimes, les milices populaires qui se battent avec l’énergie du désespoir dans les ruines fumantes de quartiers dévastés sont désarticulées.

Dans un élan de dignité, le Chili, l’Uruguay, le Pérou, le Mexique et l’Equateur dénoncent cette intervention des Etats-Unis. Des fâcheux osent brandir l’article 15 de la Charte de l’OEA, rédigée en espagnol, mais aussi en anglais (et que nous demandons à nos lecteurs d’avoir en mémoire lorsque, au terme de ce modeste survol historique, nous reviendrons au Venezuela) : « Aucun Etat ou groupe d’Etat n’a le droit d’intervenir directement ou indirectement pour quelque raison que ce soit dans les affaires intérieures ou extérieures d’un autre Etat. » Au cas ou cela serait nécessaire, ils exhibent également l’article 17 : « Le territoire d’un Etat est inviolable. Il ne doit pas être l’objet, même temporairement, d’une occupation militaire ou d’autres mesures de force prises par un autre Etat, directement ou indirectement, pour quelque raison que ce soit. »

Réuni en urgence, soumis à de fortes pressions de Washington et du Secrétaire général de l’OEA José Antonio Mora, le Conseil permanent de cette dernière n’en décide pas moins, le 6 mai, la création d’une « force armée collective chargée de favoriser le retour à la normale en République dominicaine ». Deux semaines plus tard, les parachutistes « yankees » portent… un brassard « OEA » !
Pour parfaire l’illusion de cette opération qu’on appellerait aujourd’hui « humanitaire », le Département d’Etat invite les pays membres à participer à la fête. Six d’entre eux – le Brésil, le Costa Rica, le Salvador, le Nicaragua, le Honduras et le Paraguay – envoient un contingent symbolique de quelques centaines de d’hommes, le Brésil détachant pour sa part mille soldats. La constitution de cette rassurante « force de paix interaméricaine » – les Etats-Unis y comptant jusqu’à trente-cinq mille hommes – permet de contester la compétence du Conseil de sécurité des Nations unies, qui avait engagé un débat sur l’« intervention américaine en République dominicaine » (toute suggestion de ressemblance avec la potentielle évolution d’une crise actuelle relèverait bien entendu de notre imagination).

Un an auparavant (1964), au Brésil, le président Joao Goulart avait lui aussi été victime d’un coup d’Etat mené par les généraux dont se réclame l’actuel président Jair Bolsanaro. L’OEA n’y trouva rien de vraiment dérangeant (pas plus qu’elle n’a réagi aux commémorations organisées dans les casernes, le 31 mars dernier, pour le 55e anniversaire de ce « golpe », à l’instigation du nostalgique chef de l’Etat). Moyennant quoi, les coups d’Etat se succédèrent dans tout le cône sud. En 1973, l’un d’entre eux torpille la plus ancienne démocratie du continent lorsque le général Augusto Pinochet, au terme d’une violente déstabilisation économique (un grand classique qu’on retrouvera ultérieurement), renverse le président socialiste Salvador Allende.
A l’arrivée du « compañero presidente », en 1970, les Etats-Unis avaient bien envisagé d’expulser le Chili de l’OEA, mais sans résultat dans un premier temps. Dans ses câbles envoyés au Département d’Etat, l’ambassadeur américain à Santiago, Edward Korry, se plaignait amèrement du Secrétaire général de l’Organisation, l’ex-président équatorien Galo Plaza Lasso : « infatué incompétent », celui-ci avait le toupet de prétendre que « le Chili [n’était] pas Cuba et Allende pas Fidel [Castro] [2]  » !
Il y a de fait toujours quelqu’un pour s’offusquer de quelque chose : après le 11 septembre 1973, certains mauvais esprits évoquent une « violation des droits humains » au Chili ! Une inquiétude quelque peu exagérée. Les Etats-Unis, le Brésil et l’Argentine œuvrent avec succès pour bloquer toute initiative de débat sur ce sujet. Les infâmes ragots « de la subversion » ayant ainsi été déblayés à grands coups de pelles, vingt-trois ministres des Affaires étrangères des pays membres, dont le futur prix Nobel de la paix Henry Kissinger, se retrouvent pour la VIe assemblée générale de l’OEA, le 4 juin 1976, à… Santiago du Chili. Seul le Mexique refuse d’envoyer un représentant. Depuis mars 1974 (et jusqu’en 1983), organisée par les six régimes militaires présents – Chili, Argentine, Brésil, Bolivie, Paraguay, Uruguay [3] –, l’Opération Condor enlève, torture, assassine et fait disparaître des milliers d’opposants.

A l’interminable chapitre de la soumission et du conformisme, on rajoutera que, dans les années 1980, l’OEA ne s’implique nullement dans la résolution des conflits centraméricains ; se tait quand les Etats-Unis dévastent le Nicaragua sandiniste en déstabilisant son économie et en finançant son opposition armée (la « contra »)  ; lorsque les mêmes « yankees », au Salvador, entraînent les unités les plus criminellement répressives ; envahissent la minuscule Grenade (1985) ; font 4000 morts au Panamá (1989) pour y renverser le chef de l’Etat – un général Manuel Noriega certes quelque peu despote, narcotrafiquant sur les bords, mais aussi ancien collaborateur de la CIA.

La guerre froide se termine. Toutefois, nouvel ordre mondial ou pas, un Etat détenteur de ressources en hydrocarbures présente neuf fois plus de risques d’être le théâtre de conflits qu’un Etat qui n’en a pas [4]. A plus forte raison si son président – en l’occurrence Hugo Chávez au Venezuela –, prétend inventer un « socialisme du XXIe siècle », bouscule l’ordre néolibéral, prône l’intégration latino-américaine, donne la priorité à la mise en place de programmes sociaux. Avec l’appui de George W. Bush et d’un « quarteron de généraux félons », menée par les mêmes dirigeants civils d’opposition que ceux qui à l’heure actuelle prétendent renverser Maduro, la tentative de coup d’Etat d’avril 2002 tente de briser les reins à l’expérience. Chávez est séquestré le 11 au soir et toute la journée du 12. Alors que Bush (et José María Aznar) ont reconnu l’inévitable « président autoproclamé » (le patron des patrons Pedro Carmona), l’OEA discute, l’OEA débat, mais l’OEA omet de « condamner » le « pronunciamiento  ».

Lorsque dans la nuit du 13, le chef de l’Etat vénézuélien est ramené à Miraflores – le palais présidentiel – par une alliance des secteurs populaires et des militaires loyaux, l’organisation multilatérale n’a « malheureusement » pas encore eu le temps de se prononcer. En revanche, pour favoriser le dialogue entre le pouvoir chaviste et l’opposition putschiste, elle expédie à Caracas son Secrétaire général, l’ex-président colombien (et néolibéral) César Gaviria. Pendant toute la fin 2002 et l’année 2003, ce curieux « médiateur » favorisera ouvertement les thèses et désidératas de la droite et de l’extrême droite. A tel point que Chávez se félicitera publiquement de la fin de son mandat quand, en mai 2005, l’avocat et ancien ministre « socialiste » de l’Intérieur chilien José Miguel Insulza le remplacera.

Le coup d’Etat qui chasse le président hondurien Manuel Zelaya en 2009 est trop grossièrement exécuté pour pouvoir être ignoré. D’autant que de nombreux pays de gauche radicale ou modérée siègent désormais au sein de l’OEA. Cette dernière, une fois n’est pas coutume, condamne le grotesque Roberto Micheletti,président de l’Assemblée nationale (le Congrès) qui s’est emparé du pouvoir en se ralliant les chefs de l’armée (pour qui aurait perdu la mémoire : Trump et Guaido n’ont rien inventé). Non reconnu par l’Argentine, la Bolivie, le Brésil, l’Equateur, le Nicaragua, le Paraguay et le Venezuela, le Honduras est exclu de l’OEA.
Consciente de ce rapport de forces défavorable, Hillary Clinton, Secrétaire d’Etat de Barack Obama, contourne l’obstacle et parvient à faire nommer un médiateur « ami », extérieur à l’OEA, l’ex-président costaricien Óscar Arias. Grâce à leurs manœuvres et à l’inertie d’Insulza, Zelaya sera maintenu en exil et le gouvernement « de facto » pourra se maintenir au pouvoir le temps nécessaire à l’organisation d’une première élection « sous contrôle » (et boycottée par les tenants de la démocratie) qui portera à la présidence le néolibéral Porfirio Lobo (Parti national) le 29 novembre 2009.

Seule mesure de ce type affectant un pays depuis l’éviction de Cuba, cette expulsion (très provisoire) a été prise en invoquant pour la première fois la Charte démocratique interaméricaine (CDI). Adopté à Lima le 11 septembre 2001 – jour de la destruction des « Twin Towers » par une attaque terroriste –, cet instrument juridique a pour objet de défendre la « démocratie représentative ». La majorité des actions qu’il prévoit en cas d’altération nécessite « le consentement du gouvernement légitime du pays affecté ». Une seule exception se trouve prévue à l’article 20 si, dans un Etat membre, du fait de son gouvernement, se produit « une altération de l’ordre constitutionnel affectant gravement l’ordre démocratique ».
Dans ce cas, et dans ce cas seulement, « n’importe quel Etat membre, ou le Secrétaire général », peut convoquer une réunion immédiate de l’OEA « pour réaliser une appréciation collective de la situation et adopter les décisions qui paraissent nécessaires ». Le degré de « gravité » devant être décidé à la majorité simple de dix-huit votes sur des critères qui, aussi subjectifs que flous, permettent toutes les interprétations, Caracas a, dès 2001, exprimé de fortes réserves face à cette possibilité d’ingérence étrangère « à le tête du client ».

Exemple flagrant justifiant une telle inquiétude : après l’auto-coup d’Etat d’Alberto Fujimori, à Lima, le 5 avril 1992, le Venezuela rompit ses relations diplomatiques avec le Pérou, l’Argentine et le Chili réclamèrent sa suspension de l’OEA, mais cette dernière, suivant le gouvernement de George H.W. Bush, continua à reconnaître officiellement Fujimori comme « chef d’Etat légitime » du pays andin.

De fait, l’OEA ne lève pas le petit doigt lorsque le Mexique connait deux scrutins particulièrement contestés. En 2006, alors que plus de la moitié des procès-verbaux établis par les 130 000 bureaux de vote présentent des irrégularités, le candidat de gauche Andrés Manuel López Obrador (AMLO), « battu » par Felipe Calderón avec l’écart infime de 0,57 % des suffrages, accuse la droite de « fraude généralisée » et réclame un recomptage « bulletin par bulletin », ce qui ne lui est pas accordé. L’OEA ne lève pas le petit doigt.
En juillet 2012, le même AMLO, opposé cette fois à Enrique Peña Nieto, dénoncera « l’achat de cinq millions d’électeurs » à travers une entité financière (la banque Monex) et des cartes prépayées permettant de faire des achats dans des supermarchés. Dirigée par César Gaviria – celui-là même qui, en 2002 et 2003, au Venezuela, dirigea la « Table de négociation » entre Chávez et l’opposition, avec une partialité sauvage en faveur de cette dernière –, la mission des observateurs de l’OEA réagira immédiatement en déclarant que le vote s’est déroulé avec « tranquillité, respect et ordre » et que le système électoral mexicain est « robuste et fiable ».

Entretemps, en Haïti, en novembre 2009, dans la perspective des élections législatives et présidentielles de 2010, le Conseil électoral provisoire (CEP) a annoncé l’exclusion de quatorze partis politiques – dont Fanmi Lavalas, formation de l’ex-président Jean-Bertrand Aristide (deux fois bouté hors du pouvoir par des coups d’Etat). Dans ce contexte déjà bien peu démocratique, le premier tour place deux candidats en tête – Mirlande Manigat (31,4 %) et Jude Célestin, (22,5 %) –, éliminant, pour le deuxième tour, le candidat de Washington Michel Martelly (21,8 %). Après trois jours d’émeutes organisées par ce dernier, les principaux bailleurs de fonds, Washington en tête, sur la base d’un rapport fort bien venu de l’OEA, obligent le CEP à modifier les résultats. Celui-ci installe Martelly en deuxième place, lui permettant ainsi de participer au second tour et de devenir président de la République le 20 mars 2011.
Quatre ans plus tard, alors que les élections législatives du 25 octobre 2015 se déroulent dans des conditions dantesques et que huit candidats, dénoncent une fraude massive et réclament une commission d’enquête, l’OEA affirme que le scrutin s’est « globalement bien déroulé ».

C’est à Insulza, réélu à son poste en 2010, qu’il est également revenu de gérer l’authentique coup d’Etat qui a sorti du pouvoir par le biais d’un « procès politique » expéditif et truqué le président paraguayen Fernando Lugo, le 22 juin 2012. A cette occasion, la Charte démocratique montre une nouvelle fois ses limites. Dès le 11 juillet, et malgré la demande de vingt Etats, le Secrétaire général s’oppose à une suspension du Paraguay – qu’ont pourtant exclu l’Union des nations sud-américaines (Unasur ; créée en 2008 à l’initiative de Chávez et du brésilien Lula da Silva) et le Marché commun du sud (Mercosur) [5].
Insulza se contentera d’envoyer une première « mission spéciale » à Asunción, suivie d’une seconde en novembre pour préparer de futures élections, de fait illégitimes, uniquement appuyé par les Etats-Unis, le Canada, le Honduras (que gouvernent les responsables du « golpe » de 2009), le Panamá et le Costa Rica.
En revanche, l’année précédente (janvier 2011), Insulza avait vertement critiqué la « loi habilitante » octroyée en toute légalité au président Chávez par l’Assemblée nationale vénézuélienne pour résoudre les graves problèmes provoqués par des désordres climatiques, estimant qu’elle violait la lettre et l’esprit de la CDI. Après la disparition de Chávez, il se montrera également ulcéré, applaudi par nombre d’ « observateurs », par le fait que l’OEA n’est pas « invitée » – démarche nécessaire pour qu’elle intervienne – à « observer » l’élection présidentielle du 14 avril 2013 qui verra, en présence d’une mission de l’Unasur, la première victoire de Maduro. Il échappe sans doute alors aux uns et aux autres que, sans que cela ne fasse scandale, d’autres pays n’ont jamais convié l’Organisation à superviser leurs scrutins, à l’image du Chili, de l’Argentine, de l’Uruguay et, bien entendu… des Etats-Unis.

On mentionnera dans ce registre une autre incongruité. Depuis Washington, où se trouve son siège, la Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH), organe consultatif autonome de l’OEA, produit des rapports ainsi que des recommandations. En certaines circonstances, elle s’est montrée à la hauteur de sa mission en faisant avancer les causes des victimes des dictatures militaires, des défenseurs des libertés fondamentales, des droits des femmes, des Indigènes et de l’environnement. Ces antécédents n’empêchent pas qu’elle a particulièrement dans le collimateur les gouvernements se réclamant du « socialisme du XXIe siècle » et a multiplié ces dernières années des comptes rendus particulièrement assassins sur le Venezuela, l’Equateur, le Nicaragua, voire la Bolivie (et bien sûr Cuba). A l’occasion, elle saisit la Cour interaméricaine des droits humains (également CIDH, basée au Costa Rica) qui, depuis la prise de pouvoir de Chávez, a condamné Caracas à trente-six reprises (un record qui sera difficile à égaler).

Le président bolivien Evo Morales a accusé la CIDH de « juger uniquement le comportement démocratique des gouvernements progressistes » et, ironique, a demandé ce qu’elle a fait, par exemple, face aux cas de tortures et de détentions arbitraires à Guantánamo. Réponse évidente. La CIDH n’a rien fait dans la mesure où certes les tout puissants Etats-Unis ont signé en 1977 la Convention américaine relative aux droits de l’homme (CADH, également appelée Pacte de San José), mais ne l’ont jamais ratifiée. Les imagine-t-on se soumettre à la compétence de la Cour de San José, la juridiction régionale ? Estimant qu’elle viole leur souveraineté nationale, ils ont toujours refusé, comme le Canada, de se soumettre à la juridiction de la CIDH et ne reconnaissent pas son autorité. Ce qui n’empêche pas Washington de la financer à hauteur de 80 %, de l’inonder de ses experts et d’influencer très fortement ses décisions [6].

C’est en 1994 qu’a eu lieu à Miami, à l’initiative de « Bill » Clinton, le premier Sommet des Amériques, dont l’ambition était à l’origine d’imposer le libre-échange de l’Alaska à la Terre de Feu. Tous les pays du continent à l’exception de Cuba vont se retrouver à intervalle régulier pour de tels sommets, sous les auspices de l’OEA. Or on l’a vu, depuis le début du XXIe siècle, un bras de fer permanent oppose l’Institution et ses mentors de la Maison-Blanche et du Département d’Etat à la vague des pays progressistes démocratiquement arrivés au pouvoir.
Mise sous pression par cette gauche, qui en fait une question « de principe », l’OEA lève à l’unanimité en 2009, lors du Sommet tenu à Trinidad-et-Tobago, l’exclusion qui pèse sur Cuba. Tout en remerciant ses amis, mais considérant toujours l’institution comme « à la solde de Washington », La Havane ne la réintègre pas, préférant participer activement à la Création de la Communauté des Etats latino-américains et caribéens (Celac). Toutefois, une crise éclate dans la perspective du VIe Sommet des Amériques prévu les 14 et 15 avril 2012 à Carthagène (Colombie). Considérant que Cuba participe désormais à tous les autres forums régionaux, les pays les plus radicaux, membres de l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (ALBA) [7], menacent collectivement de boycotter le Sommet si La Havane n’y est pas conviée.

Les Etats-Unis et le Canada réitérant leur veto à cette participation, contre l’avis du reste du continent finalement rallié à l’idée, le Sommet tourne au fiasco. L’équatorien Rafael Correa, le vénézuélien Hugo Chávez et le nicaraguayen Daniel Ortega n’y assistent pas, l’argentine Cristina Kirchner et le bolivien Evo Morales quittent prématurément les débats et, en présence d’un Barack Obama dépité, aucune déclaration finale n’est signée. « A quoi servent ces réunions, s’insurge le ministre des Affaires étrangères vénézuélien Nicolás Maduro ? Quand on débat, 32 pays sur 34 se mettent d’accord pour une position de respect à l’égard de Cuba (…) Comment décide-t-on les choses en démocratie ? » 
De l’épisode ressort une conclusion manifestée par plusieurs chefs d’Etat (dont la brésilienne Dilma Rousseff et le colombien Juan Manuel Santos) : un VIIe Sommet des Amériques, trois ou quatre ans plus tard, est d’ores et déjà mort-né si Cuba n’y est pas invité.

Message apparemment reçu. A Panamá, en avril 2015, Cuba participe pour la première fois au grand raout continental, ce qui permet la « rencontre historique » du 11 entre Obama et Raúl Castro. Les deux chefs d’Etat conviennent de renouer leurs relations diplomatiques, mais Obama ne promet pas la suspension de l’embargo économique, seul le Congrès étatsunien pouvant le lever. Cette réserve ainsi que l’annonce, au mois de mars précédent, de sanctions contre le Venezuela, qualifié par un décret du même Obama de « menace extraordinaire pour la sécurité nationale des Etats-Unis » provoquent de fortes crispations. Une fois encore, ce Sommet se termine sans document final : selon les normes de l’OEA, un tel document doit faire l’objet d’un consensus – qui, dans ce cas, n’existe pas, deux pays (les Etats-Unis et le Canada) s’opposant aux trente-trois autres nations.

On mentionnera à nouveau, car sa vie politique n’est qu’une sinistre répétition, le cas du Honduras. L’ élection présidentielle du 24 novembre 2013 a eu, en protagonistes principaux, la candidate du parti Liberté et refondation (Libre) Xiomara Castro (épouse de Manuel Zelaya, renversé en 2009) et Juan Orlando Hernández (« JOH »), du Parti national (PN), illégitimement au pouvoir depuis 2011. Les fraudes, ce jour-là, ont été aussi manifestes que grossières. L’OEA (mais aussi la Mission d’observation électorale de l’Union européenne) ont pourtant validé le processus, qualifié de « transparent ». « Le mot “transparent” ne peut pas s’appliquer à ce scrutin, ni au comptage, ni aux élections en général », affirmera, dénonçant la collusion Washington-Bruxelles, l’un des membres de la mission d’observation européenne, l’autrichien Léo Gabriel [8].

Lors de la présidentielle suivante, en novembre 2017, « JOH » n’a pas le droit de se représenter. Il le fait néanmoins en violant ouvertement la Constitution. Mandatée depuis le 19 avril 2016 dans ce pays failli par la très vertueuse OEA, la Mission d’appui contre la corruption et l’impunité au Honduras (MACCIH) s’en lave les mains : « Nous ne nous mêlons pas de politique », déclare, le 19 août 2016, son porte-parole Juan Jiménez Mayor.
Au terme du scrutin lui aussi entaché de fraudes manifestes, et alors que l’opposition proteste et manifeste vigoureusement, le chef de la mission d’observation de l’OEA, l’ex-président (néolibéral) bolivien Jorge Quiroga, lui reproche bruyamment de retarder les opérations. Mieux informé peut-être, Luis Almagro, nouveau Secrétaire général de l’Organisation, dénonce les irrégularités qui ont affecté le scrutin et qui rendent impossible la désignation d’un vainqueur, ce qui constitue à ses yeux un « dangereux précédent pour la région  ». Cela n’empêche pas qu’au même moment, les Etats-Unis, suivis comme des toutous par le Canada, l’Argentine, le Mexique, la Colombie et le Guatemala, reconnaissent dans son dos « le triomphe » du président Hernández. Almagro prend acte des consignes envoyées par le Département d’Etat, se couche et en fait autant [9]

]].
En revanche, il pique une colère homérique en évoquant la fraction de la droite vénézuélienne qui, au terme d’une vague de violence ayant provoqué 135 morts, va se rasseoir pour dialoguer, en République dominicaine, avec les représentants du président Maduro, « Je crois que, définitivement, l’opposition va devoir séparer le bon grain de l’ivraie », lâche-t-il sèchement pour exprimer sa réprobation devant l’absence de nouvelles victimes [10].

Les milieux politiques conservateurs trouvent toujours, quand cela leur paraît nécessaire, les carriéristes prêts aux plus viles besognes. C’est lors de l’Assemblée générale extraordinaire tenue le 18 mars 2015 au siège de l’Organisation, à Washington, que Luis Almagro, ancien ministre des Affaires étrangères du président uruguayen de centre gauche José « Pepe » Mujica, a été élu Secrétaire général de l’OEA, au terme d’un vote à bulletins secrets (33 voix « pour » et une abstention). Du fait de l’existence de l’Unasur et de la Celac, forums de concertation politique et économique créées respectivement en 2008 et 2011, sans les Etats-Unis (ni le Canada), sous l’impulsion des gouvernements progressistes, Almagro était le seul candidat en lice pour ce poste de moins en moins « prestigieux ».

Avant l’élection, l’image « de gauche » d’Almagro en trompa plus d’un. Craignant sans doute qu’il n’ait été contaminé par les ayatollahs, les secteurs les plus droitiers s’inquiétèrent du fait qu’il ait été ambassadeur de l’Uruguay en Iran pendant cinq années (1991-1996). D’autres dénoncèrent ses liens étroits avec les capitales « latinas » « populistes », et en particulier Caracas. Ce qui ne trompa ni Washington – qui avait fait pression sur l’ex-vice-président guatémaltèque Eduardo Stein et le juriste péruvien Diego García-Sayán pour qu’ils ne se présentent pas – ni l’ex-ministre des Affaires étrangères (et désormais président) du Venezuela, Nicolás Maduro.
Lorsque tous deux occupaient la même fonction pour leurs pays respectifs, Almagro avait beaucoup fait grincer des dents en se prononçant contre l’intégration du Venezuela dans le Mercosur, malgré la décision de tous les présidents des pays membres – dont le sien, « Pepe » Mujica [11]. Il irrita encore à Caracas lorsque, en 2014, il prôna avec insistance un « dialogue » prenant en compte les exigences de l’opposition, alors que cette dernière, depuis ses « guarimbas » (barricades), mettait le Venezuela à feu et à sang.
Elu finalement Secrétaire général de l’OEA, Almagro prend ses fonctions le 26 mai 2015. Deux semaines ne se sont pas écoulées qu’il attaque et agresse déjà le Venezuela. Les relations se détériorent ouvertement quand, en octobre, il reçoit chaleureusement les épouses des dirigeants d’opposition incarcérés, Leopoldo López, Antonio Ledezma et Daniel Ceballos.

C’est avec une agitation de convulsionnaire qu’Almagro va se joindre à la campagne des Etats-Unis et entretenir une belligérance permanente contre Caracas. En novembre 2015, à la veille des élections législatives, il pond un rapport de dix-huit pages dans lequel il avertit que « les conditions nécessaires de transparence et de justice électorale » ne sont pas remplies. La droite l’emportant largement, il oublie (très) momentanément ce mensonge éhonté. Mais accuse le Tribunal suprême de justice (TSJ) de se livrer à un « attentat contre la démocratie » lorsque celui-ci déclare la nouvelle Assemblée nationale en « desacato » (outrage à l’autorité) pour voir fait prêter serment à trois députés sur lesquels pèsent des suspicions de fraude.
Les 12 et 13 mai 2016, Almagro participe à un forum au cours duquel l’ex-président colombien Álvaro Uribe appelle à l’occupation du territoire vénézuélien par une armée étrangère. Le 31 du même mois, après avoir exercé sans résultat sur la région une forte pression pour discuter du cas vénézuélien, il décide de son propre chef d’invoquer la Charte démocratique et de convoquer en urgence une première réunion.

Plus aucune équivoque n’existe. « Tu sais que je t’ai toujours soutenu et encouragé, lui a déjà écrit le 18 novembre 2015 son mentor, l’ex-président José Mujica. Tu sais que j’ai soutenu tacitement ta candidature à l’OEA. Je regrette que les faits m’aient démontré à plusieurs reprises que je m’étais trompé (…) Je déplore la direction dans laquelle tu t’engages et je la sais irréversible. A cause de cela, je te dis adieu maintenant officiellement et prends congé [12]. » Ce désaveu n’empêchera pas nombre de faussaires médiatiques de continuer à présenter Almagro comme l’ex-ministre du président « de gauche » Mujica. Ils observeront d’ailleurs le même silence complice lorsque sa formation d’origine, le Front large (centre gauche), en décembre 2018, expulsera Almagro de ses rangs pour sa conduite interventionniste et fonctionnelle aux intérêts des Etats-Unis à la tête de l’OEA.

Cent trente-deux pages, pas une de moins : le « rapport » que présente Almagro à l’OEA tente le 31 mai 2016 de justifier la suspension dont il rêve en raison de « la crise humanitaire, du blocage des pouvoirs d’Etat et de la situation des droits humains contre (sic) les prisonniers politiques ». Seul le Paraguay l’appuie (on y déteste Maduro en raison du rôle qu’il a joué en 2012 dans la dénonciation du coup d’Etat contre Lugo). Dans une démarche qui deviendra une habitude, Almagro va se réfugier dans le giron des sénateurs républicains et démocrates étatsuniens Dick Durbin, Marco Rubio, Bill Nelson et Tom Udall, avant de tweeter triomphalement : « (ils) appuient mon initiative sur le Venezuela. »
Le Conseil permanent de l’OEA n’apprécie guère : le 14 juin, par 19 voix (12 « contre », une abstention, deux absences), il approuve une demande d’évaluation de la conduite du Secrétaire général déposée par la délégation du Venezuela. Une claque, un rappel à l’ordre, l’équivalent d’une condamnation.
Mais le vent tourne dans la région.

Première réaction d’Almagro lorsque débute au Brésil, toujours en 2016, le renversement de Dilma Roussef, à l’instigation d’Eduardo Cunha, président de… la Chambre des députés (cela devient une manie) : « Pour nous, il s’agit d’une procédure de destitution contre une présidente qui n’est pas accusée d’avoir commis des actes illégaux. C’est d’autant plus préoccupant que ceux qui ont actionné le mécanisme de destitution sont des parlementaires qui sont eux-mêmes sous le coup d’accusations, ou qui ont été condamnés. C’est le monde à l’envers. »
La planète retombe miraculeusement sur ses pattes dès lors que, le 7 septembre suivant, le vice-président américain Joe Biden qualifie le coup d’Etat institutionnel – rebaptisé « impeachment » « d’un des meilleurs changements politiques qu’a connu la région ces derniers temps », que le président « de facto » Michel Temer se joint à la croisade contre Caracas (et que, sans aucune preuve attestant de sa culpabilité, « Lula » da Silva ne tardera pas à être embastillé). Dans une interview, Almagro peut oublier tant « Dilma » que la protection de l’Etat de droit et revenir aux fondamentaux : « La profonde crise sociale, économique et institutionnelle du Venezuela est la problème numéro un de l’OEA. »

A partir de mars 2017, sur la base d’un « Rapport Almagro » élaboré avec les secteurs les plus extrémistes de l’opposition et leurs ONG satellites, le Secrétaire général multiplie les invectives et les ultimatums, les accusations de « rupture totale de l’ordre démocratique », les demandes d’« élections générales sans délai et à tous les niveaux », les tentatives d’application de la CDI. Malgré le renfort de l’Argentine, passée à droite avec l’élection de Mauricio Macri, ses efforts demeurent vains. Vingt pays continuent à exprimer leur soutien au Venezuela. En phase avec les membres de la Communauté des Caraïbes (Caricom), Harvel Jean-Baptiste, ambassadeur d’Haïti au sein de l’OEA, s’insurge (le 27 mars) : « Le moment est grave. Il dépasse de loin la question du Venezuela. Les agissements du Secrétaire général fragilisent notre Organisation. Ses actes ne nous rassurent pas du tout pour ce qui concerne la paix et la stabilité dans la région. Si nous laissons le Secrétaire général, comme il le fait, s’immiscer sans réserve dans les affaires internes d’un pays, au détriment du principe du respect de la souveraineté des Etats, bientôt Haïti et d’autres pays de la région, seront eux aussi victimes de cette même dérive de l’Organisation. »

Il n’y a dans cette formule aucune exagération. Un nouveau coup de force a lieu début avril au sein de l’institution théoriquement « multilatérale » lors d’une « réunion extraordinaire » tenue en l’absence du représentant bolivien Diego Pary, pourtant président pro tempore du Conseil permanent et, à ce titre, seul habilité à convoquer ou suspendre une session. Dénonçant ce viol éhonté du règlement (article 37), le Venezuela et le Nicaragua se retirent et c’est présidé par l’ambassadeur du Honduras Leónidas Rosa Bautista (le vice-président haïtien du Conseil permanent ayant également été écarté) que 21 pays sur 34 débattent de la situation de la République bolivarienne. Sans vote, « par consensus » – la République dominicaine, les Bahamas, le Belize et le Salvador s’étant abstenus ! –, 17 voix dénoncent « une altération inconstitutionnelle de l’ordre démocratique » au Venezuela. Ce qui, en l’occurrence, et au-delà des effets d’annonce qu’amplifie la caste médiatique, ne change strictement rien à la situation : 24 voix sont irrévocablement nécessaires pour suspendre le pays que préside Maduro.

Pour aller de nulle part à nulle part, les tentatives vont se multiplier, toujours sans résultat. « Ils ont cherché un consensus et le seul consensus qu’ils ont réussi à obtenir dans cette réunion est qu’il n’y a pas de consensus », s’amusera le 31 mai 2017 la chancelière vénézuélienne Delcy Rodríguez. Un tel échec permanent amène les sbires de Trump, Almagro et ceux qui les suivent à susciter l’apparition du Groupe de Lima, coalition informelle dépourvue de toute assise juridique, qui naît dans la capitale péruvienne le 8 août 2017, au moment où de violentes manifestations secouent le Venezuela [13]. Comme ses mentors, cette Sainte alliance s’étrangle lorsque, mettant fin aux violences, Maduro convoque et fait élire, respectant à la lettre les articles 347, 348 et 349 de la Constitution, une Assemblée nationale constituante, le 30 juillet 2017.

La coalition d’opposition volant en éclat lorsque ses secteurs modérés participent à l’élection présidentielle du 28 mai 2018, en la personne d’Henri Falcón, c’est désormais et uniquement depuis l’administration Trump, le Groupe de Lima et l’OEA que la bataille du Venezuela va être menée.
Un art très sûr de la mise en scène… Dès septembre 2017, l’Organisation a entamé des audiences pour évaluer s’il est possible de porter la situation au Venezuela devant la Cour pénale internationale (CPI) pour crimes contre l’humanité. Ces auditions sont menées par le prestigieux « conseiller spécial » dont s’est doté Almagro : Luis Moreno Ocampo, ancien procureur de la CPI. Celui-ci commence à recevoir des membres de la « société civile » et des déserteurs des forces armées. Manque de chance, dans le cadre des révélations dites des « Panama Papers », on découvre que l’admirable justicier a réalisé de fortes transactions financières dans des paradis fiscaux – Panamá, Belize et Iles Vierges britanniques. Pris la main dans le pot de confiture (ou le sac de dollars), Ocampo préfère renoncer à s’occuper du Venezuela.

On devra attendre mai 2018 pour qu’Almagro, sur la base d’un « rapport » de 400 pages (plus 400 pages d’annexes) demande à la CPI d’ouvrir une enquête contre le régime de Maduro. Ce qui fait le « buzz » et impressionne l’opinion (là est son but), mais omet l’essentiel : juridiquement, l’OEA n’est pas habilitée à envoyer une plainte à la CPI ; seul peut le faire l’un des vingt-huit Etats américains qui ont ratifié le Statut de Rome, le traité fondateur de la Cour de La Haye.
En 2018, l’offensive tourne à l’hystérie. Membre du premier cercle, très réactionnaire, de Trump, le conseiller à la sécurité nationale John Bolton pointe du doigt une supposée « troïka de la tyrannie » – Cuba, le Venezuela et le Nicaragua (tous trois membres de l’ALBA). Dans le troisième de ces pays, une alliance hétéroclite de la faction la plus droitière de la bourgeoisie, du patronat, de l’Eglise et d’une classe moyenne « mondialisée » insensible au sort des classes populaires tente par la violence de déstabiliser Daniel Ortega. Dont les forces de l’ordre et les partisans, au nom de la légitime défense, réagissent tout aussi rudement.
L’OEA emboîte immédiatement les pas de la Maison-Blanche et hurle avec les loups. Un projet de résolution écrit sous la dictée de l’ambassadeur américain Carlos Trujillo et appuyé par sept pays enjoint le chef de l’Etat « nica » de mettre en place un calendrier électoral – en d’autres termes, d’organiser des élections anticipées (le même type d’injonction que celle adressée à Maduro). Sur la base d’un chiffre de victimes relevant de la manipulation, Almagro invoque son article préféré de la Charte démocratique, l’article 21, qui permettrait de suspendre le Nicaragua de l’OEA. La même bataille que celle qui cible le Venezuela débute au sein de l’Organisation.
Le même type d’imposture opère également, avec la complicité d’ONG nationales et internationales tendancieuses et simplistes et de l’ensemble des médias dominants.

Le conflit qui déchire le Nicaragua opposerait les tenants d’une « dictature » et les défenseurs, présentés comme « progressistes », de la démocratie. Le 26 avril 2019, lors d’une session de l’OEA consacrée à ce pays, l’ « expert » chargé de mettre en cause le gouvernement sandiniste s’appellera Jaime Aparicio. Bolivien, celui-ci a été vice-ministre, puis ministre des Affaires étrangères durant la première présidence du néolibéral Gonzalo Sánchez de Lozada (1993-1997), plus tard ambassadeur de son pays aux Etats-Unis lors du second mandat, débuté en 2002, du même Lozada – lequel devra démissionner précipitamment et s’enfuir à Miami en octobre 2003 pour échapper aux procès concernant sa responsabilité dans la répression d’un mouvement populaire (une soixantaine de morts et des centaines de blessés) [14].

En 2007, c’est Aparicio qui a coordonné une visite aux Etats-Unis des préfets des riches régions boliviennes en rébellion contre Evo Morales – Rubén Costas (Santa Cruz) ; Ernesto Suárez (Beni) ; Manfred Reyes Villa (Cochabamba) ; Mario Cossío (Tarija). En juin de l’année suivante, ceux-ci tentèrent de renverser l’ « Indien » en déclenchant un très violent mouvement séparatiste, qui n’échoua que grâce à l’action déterminée de l’Unasur (et pas de l’OEA). Depuis, et en tant qu’avocat, Aparicio a défendu, contre le gouvernement du président Morales, la cause d’un mouvement indigène qui refuse l’ouverture d’une route dans la région amazonienne du TIPNIS (Territoire indigène et Parc national Isiboro-Sécure), quand d’autres communautés autochtones réclament une telle voie de communication.
En quoi de telles activités lui donnent-elles une quelconque légitimité pour dénoncer devant l’OEA l’ « Etat délinquant » de Daniel Ortega ? Opération de propagande qui n’a eu jusqu’à présent aucun effet pratique (faute du nombre de voix requis), sauf celui de « préparer » l’opinion. Et de justifier la mise en application des sanctions illégitimes mises en œuvre par Washington, en vertu d’un « Nica Act » approuvé le 20 décembre 2018 [15].

Pour en revenir au Venezuela, Trump accentue là aussi les sanctions et, au mépris du droit international, provoque un mortifère et dramatique étranglement économique du pays. Le vice-président Mike Pence en personne participe à une session spéciale du Conseil permanent le 7 mai 2018. Dans les installations de cette même OEA où, le 14 octobre, il a présidé la cérémonie d’investiture d’un Tribunal suprême de justice vénézuélien fantoche, la dérive d’Almagro prend une telle ampleur qu’Evo Morales estime qu’il faudrait lui envoyer un psychiatre.
Une pression terrible est exercée par les Etats-Unis sur les petites nations de la Caraïbe (et même habituellement sur les autres pays, Washington finançant 60 % du budget de l’OEA et menaçant régulièrement de réduire sa contribution se sa ligne politique n’est pas respectée). Menacés de sanctions et des pires turpitudes, certains vont flancher et retourner leur veste, comme la Jamaïque ou Haïti (après l’accession au pouvoir de l’actuellement très contesté Jovenel Moïse).

De son côté, Almagro « fait le job ». On l’a vu, en octobre 2017, aux côtés de l’amiral Kurt Tidd, chef du Commandement sud de l’armée des Etats-Unis. On le voit une première fois en septembre 2018 à Cucutá, côté colombien de la frontière, où il invoque à nouveau une intervention militaire, préoccupé qu’il est par la vague migratoire des Vénézuéliens qui, victimes de la crise, abandonnent leur pays. Il s’agît là d’une grande première. A t’on jamais un Secrétaire général de l’OEA se déplacer en Colombie pour se préoccuper du sort des réfugiés internes ? :

  • 99 000 entre 1990 et 1994 (mandat de César Gaviria) ;
  • 457 735 de 1994 à 1998 (Ernesto Samper) ;
  • 1 550 409 de 1998 à 2002 (Andrés Pastrana) ;
  • 2 869 986 de 2002 à 2010 (deux mandats d’Álvaro Uribe) ;
  • 704 148 de 2010 à 2014 (Juan Manuel Santos) [16]

Qu’on n’espère pas plus entendre Almagro interpeler le président Iván Duque sur le fait que (d’après le très officiel Défenseur du peuple Carlos Negret), du 1er janvier 2016 à février 2019, 462 dirigeants communautaires ou politiques, défenseurs des droits humains ou syndicalistes ont été vilement assassinés [17].

On a soutenu le pour et le contre sur ce point, mais, en dernière analyse, malgré les efforts d’Almagro et de la droite continentale, nulle réunion, de routine ou « extraordinaire », n’a débouché sur les résultats escomptés : aucune des résolutions destinées à suspendre Caracas pour ses supposés égarements n’a obtenu le nombre de voix requis. L’auto-proclamation le 23 janvier 2019 du fantoche Guaido – non reconnu par les deux tiers des pays siégeant à l’Assemblée générale de l’ONU – ne change que très peu à l’affaire (si l’on s’en tient strictement au droit). Quand l’OEA, le 10 janvier, a déclaré « illégitime » le second mandat de Maduro (19 « pour », 6 « contre », 8 abstentions, une absence), il s’agissait d’une résolution illégale, ce type de décision ne figurant en aucun cas dans les statuts de l’Organisation. La reconnaissance de Guaido, le 24 janvier, s’est inscrite dans le même registre.
Lors de l’étape suivante, le 9 avril, dix-huit jours avant le départ officiel du Venezuela – au terme du délai de deux années imposé, après l’annonce de son départ, par les statuts de l’OEA –, il a fallu pousser encore plus loin le bouchon pour l’ « expulser » précipitamment et symboliquement avant… qu’il ne parte volontairement, comme prévu !

Pendant des semaines, les Etats-Unis et la plupart des pays du Groupe de Lima ont multiplié les efforts pour obtenir l’adoption d’une résolution qui, à l’OEA, destituerait les représentants du gouvernement de Maduro et les remplacerait par un « ambassadeur » désigné par Guaidó. En désespoir de cause, sur instruction de la Maison-Blanche, un cynique coup de force a permis cette opération. Là où il eut fallu l’accord des deux tiers des pays membres, c’est avec une majorité simple de 18 voix que, ce 9 avril, le Conseil permanent a expulsé de facto le gouvernement vénézuélien et a reconnu Gustavo Tarre Briceño, représentant du président illégitime.
Cette décision illégale, sans précédent dans l’histoire diplomatique et politique du continent a créé de fortes tensions au sein des pays non alignés sur Trump, Bolsonaro, Duque et leur « porte flingue » Almagro (par charité chrétienne, on n’évoquera ni l’Union européenne ni le président français Emmanuel Macron). « Nulle part dans la charte de l’OEA, ni dans ses règlements, le Conseil permanent n’a le pouvoir de décider de la reconnaissance d’un gouvernement, s’est indigné Sir Ronald Sanders, ambassadeur d’Antigua-et-Barbuda. De plus, comme cela a été mentionné à maintes reprises lors de la réunion, la reconnaissance d’un gouvernement est le droit souverain des Etats et ne peut être déterminée ou imposée par une organisation multilatérale. A tout le moins, étant donné son importance politique, la question aurait dû être examinée par une session extraordinaire de l’Assemblée générale, l’organe suprême de l’OEA. »

Peu relayé médiatiquement, un vent de révolte souffle sur l’institution multilatérale – et non supranationale ! – ainsi que sur la mafia qui prétend y imposer sa loi. Un nombre important d’Etats membres ont considéré comme nulle et non avenue, sans effet juridique, la résolution du 9 avril. Chacune à sa manière, les délégations d’Antigua-et-Barbuda, de Trinidad-et-Tobago, de Saint-Vincent-et-les Grenadines, de la Dominique, de la Bolivie, du Mexique, du Nicaragua, du Guyana, du Surinam, de Saint-Kitts-et-Nevis, de la Barbade et de l’Uruguay ont exprimé leur refus de reconnaître l’ambassadeur fantoche du fantoche Guaido.

Le Venezuela, lui, a fait la fête. Le samedi 27 avril, jour effectif de son retrait « des latrines de l’impérialisme », comme les a qualifiées le président de l’Assemblée nationale constituante Diosdado Cabello, une grande manifestation populaire a eu lieu à Caracas pour fêter l’événement.
Au nom de la souveraineté et de la dignité.

 


[1Exprimée en 1823 par le président étatsunien James Monroe, la déclaration de principe « l’Amérique aux Américains » (dite « Doctrine de Monroe »), sous couvert de rejeter le colonialisme européen, avait surtout pour objectif de placer tout le continent sous l’aire d’influence de Washington. Enoncé pour la première fois en 1845, un concept du même ordre la compléta : « Notre Destinée manifeste [consiste] à nous étendre sur tout le continent que nous a alloué la Providence pour le libre développement de nos millions d’habitants qui se multiplient chaque année. »

[2D’après des documents étatsuniens « déclassifiés » en septembre 1998.

[3Ainsi que, à un degré moindre, les gouvernements du Pérou et du Venezuela.

[4Philippe Hugon, « Le rôle des ressources naturelles dans les conflits armés africains », Hérodote, Paris, 2009/3.

[5Argentine, Brésil, Paraguay, Uruguay.

[6Le système interaméricain des droits de l’Homme (SIDH) n’est en vigueur que dans 22 des 34 Etats membres de l’OEA : les Etats-Unis et le Canada ne l’ont pas ratifiée (Trinidad-et-Tobago s’en est retiré en mai 1999 et le Venezuela en septembre 2013).

[7En 2012 : Venezuela, Cuba, Bolivie, Nicaragua, Equateur, la Dominique, Antigua-et-Barbuda et Saint-Vincent-et-les-Grenadines (le Honduras s’est retiré après le coup d’Etat de juin 2009).

[10El Universal, Caracas, 28 novembre 2017.

[11Le Venezuela rejoindra finalement le Mercosur le 31 juillet 2012 (avant d’en être suspendu en août 2017 pour une supposée « rupture de l’ordre démocratique »).

[12Cette lettre ne sera rendue publique par Mujica que le 18 juin 2016.

[13Le Groupe de Lima rassemble alors l’Argentine, le Brésil, le Canada, le Chili, la Colombie, le Costa Rica, le Guatemala, le Honduras, le Mexique, le Panamá, le Paraguay, le Pérou, le Guyana et Sainte-Lucie. Le Mexique le quittera après la prise de fonction du président de centre gauche Andrés Manuel López Obrador en décembre 2018.

[14Reconnu coupable (avec son ministre de la Défense) par une cour de justice de Floride, Sánchez de Lozada a été condamné en avril 2018 à payer 10 millions de dollars d’indemnisation aux familles des victimes qui s’étaient portées partie civile.

[15Si aucun accord n’est trouvé entre les délégations du pouvoir et de l’opposition (Alliance civique) actuellement en négociation, une réunion de l’Assemblée générale de l’OEA est prévue, le 26 juin prochain, à Medellín (Colombie), pour tenter d’appliquer la Charte démocratique et suspendre le Nicaragua.

[16Chiffres du Haut commissariat pour les réfugiés des Nations unies (HCR) et de la très officielle Unité des victimes, du gouvernement colombien.

[17El País, Madrid, 31 mars 2019.

L’article original est accessible ici