On lit souvent que le coup d’État dont rêvent les États-Unis au Venezuela est lié à leur soif de pétrole. Ce n’est qu’en partie vrai. Dans les années 80 je travaillais au Nicaragua et il nous était déjà évident que ce pays essentiellement agricole n’était pas la cible de l’empire pour son sous-sol. Sa matière première principale, c’était sa révolution, portée par un peuple qui avait relevé la tête et rejetait l’ordre du monde. C’est aussi parce qu’Haïti fut la première révolution indépendantiste noire du monde que l’Occident y a nommé Bill Clinton comme “second président” et n’en parle, dans ses “news”, que dans la langue des ONGs « humanitaires ».
Le Venezuela doit être détruit non seulement parce qu’en 20 ans la révolution bolivarienne y a organisé 25 élections reconnues par les observateurs internationaux, mais parce qu’il avance chaque jour dans sa démocratie participative, avec ses milliers de conseils communaux, ses centaines de communes en gestation, exemple dangereux de synthèse créatrice entre de vieilles structures étatiques, une redistribution plus équitable de la rente pétrolière, et une démocratie plus fine, qualitative, où les citoyens inventent sans cesse de nouvelles formes de participation et prennent au jour le jour toute sorte de décisions sur leur destin. C’est pourquoi l’obsession des grands médias a été d’en faire une dictature. La révolution bolivarienne les force depuis vingt ans à occulter 90% de la population vénézuélienne parce qu’elle tente de s’organiser, que ce soit dans les quartiers populaires ou dans les zones rurales.
Nul hasard si c’est au moment où s’active une offensive d’une ampleur jamais vue contre le Venezuela que le peuple haïtien a décidé de se révolter. Les forces spéciales états-uniennes qui ont débarqué secrètement en Colombie et dans les Caraïbes pour parfaire l’encerclement médiatique de la révolution bolivarienne, réactivent une Histoire commune. Au début du 19ème siècle, l’oligarchie de Bogota et la Sainte Alliance européenne combattaient l’unité des révolutions vénézuélienne et haïtienne. Un des déclencheurs de la première indépendance latino-américaine fut le sauvetage par les Jacobins Noirs d’un Bolivar en déroute, au bord du suicide. Dès qu’il comprit la vision haïtienne de l’indépendance, il vola de victoire en victoire à la tête d’une armée d’ex-esclaves, passant les Andes glaciales à pied pour créer l’Amérique du Sud des Égaux. Il put compter pour cela sur les hommes, les armes, les bateaux, les finances et l’imprimerie offerts par Pétion. C’est de cette dialectique historique que Chavez se fit le pédagogue, portant ses doigts dans ses cheveux crépus pour rappeler au peuple d’où il venait : la rébellion de Jose Leonardo Chirino, dont le corps démembré par les espagnols fut exposé aux quatre vents, pour avoir annoncé avant Bolivar la libération des esclaves. Ce désir d’égalité est toujours vivant à Port-au-Prince, à Caracas. C’est un moteur extraordinaire du point de vue démocratique.
Thierry Deronne, Caracas, le 17 février 2019
La révolution qui progresse en Haïti est directement liée à celle du Venezuela
Pour le septième jour consécutif, la révolte populaire gronde à Haïti mais le mouvement actuel présente tous les signes d’un mouvement aussi profond et irrésistible que celle d’il y a 33 ans, contre le dictateur playboy Jean-Claude « Baby Doc » Duvalier, dont la fuite le 7 février 1986 vers un exil doré en France à bord d’un avion-cargo C-130 des Forces Aériennes US, après deux mois de rébellion, a marqué le début de cinq ans de tumulte populaire.
Malgré une répression sauvage, des massacres, une élection truquée et trois coups d’état, ce soulèvement a abouti à la remarquable révolution politique du 16 décembre 1990, lorsque le théologien de la libération et anti-impérialiste Jean-Bertrand Aristide fut massivement élu président et déclara ensuite la « deuxième indépendance » de Haïti lors de sa prestation de serment le 7 février 1991.
A une époque où les sandinistes du Nicaragua et l’Union Soviétique venaient d’être défaits, le peuple Haïtien a vaincu les manœuvres électorales de Washington pour la première fois en Amérique Latine depuis la victoire de Salvador Allende au Chili deux décennies plus tôt. L’exemple d’Haïti inspira un jeune officier de l’armée vénézuélienne, Hugo Chávez, à adopter la même tactique, inaugurant une “marée rose” de révolutions politiques par la voie électorale dans toute l’Amérique du Sud.
De la même manière que Washington avait fomenté un coup d’état contre Aristide le 30 septembre 1991, un autre coup d’état similaire fut organisé contre Chávez le 11 avril 2002, mais ce dernier a été contrecarré après deux jours par le peuple vénézuélien et les hommes de troupe de l’armée.
Malgré cette victoire, Chávez comprit que la révolution politique de 1998 au Venezuela qui l’avait mené au pouvoir ne pouvait survivre seule, que Washington utiliserait ses vastes mécanismes de subversion et son pouvoir économique pour épuiser son projet de construire un « socialisme du 21ème siècle » au Venezuela. Il comprit que sa révolution devait poser des ponts et faire office d’exemple pour ses voisins latino-américains, qui étaient aussi sous le joug de l’Oncle Sam.
Alors, en utilisant l’immense richesse pétrolière du Venezuela, Chávez entama une expérience inédite de solidarité en faisant fleurir les capitaux dans d’autres pays. Il s’agit de l’Alliance Petrocaribe, qui fut lancée en 2005 et s’étendit finalement à 17 nations dans les Caraïbes et l’Amérique Centrale. Cette alliance fournissait des produits pétroliers à bas prix et des conditions de crédit fabuleuses aux nations qui en étaient membres, leur lançant une bouée de sauvetage économique alors que le pétrole se vendait à 100$ le baril.
Entre 1990 et 2006, Washington a puni le peuple Haïtien avec deux coups d’état (1991, 2004) et deux occupations militaires étrangères – gérées par les Nations Unies – pour avoir élu Aristide à deux reprises (en 1990 et 2000). En 2006, le peuple Haïtien avait réussi à atteindre une espèce de match nul, en élisant René Préval (un allié d’Aristide à ses débuts) comme président.
Le jour de sa prise de fonctions, le 14 mai 2006, Préval a signé l’accord Petrocaribe, contrariant fortement Washington, comme Haïti Liberté l’a mis en évidence dans ses articles de 2011 basés sur des câbles diplomatiques secrets états-uniens fournis par WikiLeaks. Après deux ans de lutte, Préval a finalement réussi à accéder au pétrole et au crédit vénézuéliens, mais Washington a fait le nécessaire pour le punir, lui aussi. Après le tremblement de terre du 12 janvier 2010, le Pentagone, le Département d’État et Bill Clinton, avec quelques larbins de l’élite haïtienne, ont virtuellement pris le contrôle du gouvernement haïtien, et au cours du processus électoral qui s’est déroulé entre novembre 2010 et mars 2011, ils ont écarté le candidat présidentiel de Préval, Jude Célestin, et introduit le leur, Michel Martelly.
Entre 2011 et 2016, le groupe de Martelly n’a cessé de détourner, de dilapider et d’égarer la majeure partie du capital connu sous le nom du “Fonds Petrocaribe”, qui avait permis de garder Haïti à flot depuis sa création en 2008.
Martelly a aussi utilisé cet argent pour aider son protégé, Jovenel Moïse, à accéder au pouvoir le 7 février 2017. Malheureusement pour Moïse (qui est arrivé au pouvoir juste après Donald Trump), celui-ci allait bientôt devenir l’un des dommages collatéraux de l’escalade guerrière de Washington contre le Venezuela.
Entouré d’une bande de néo-conservateurs anti-communistes, Trump a immédiatement intensifié les hostilités contre la République Bolivarienne, imposant des sanctions économiques sévères contre le gouvernement de Nicolas Maduro. Haïti était déjà en retard dans ses paiements au Venezuela, mais les sanctions US rendaient maintenant impossible d’honorer leurs factures de pétrole à Petrocaribe (ou leur donnaient une excuse en or pour ne pas le faire), et l’accord Petrocaribe avec Haïti prit réellement fin en octobre 2017.
La vie en Haïti, qui était déjà extrêmement difficile, devint alors intenable. Maintenant que le robinet de brut vénézuélien était fermé, le Fonds Monétaire International (FMI) – préposé aux sales besognes de Washington – a indiqué à Jovenel qu’il devait augmenter le prix du gaz, ce qu’il tenta de faire le 6 juillet 2018. Le résultat fut une explosion populaire qui dura 3 jours et annonçait la révolte d’aujourd’hui.
A peu près au même moment, un mouvement de masse commença à poser la question de savoir ce qui était arrivé aux 4 milliards de dollars de revenus pétroliers vénézuéliens qu’Haïti avait reçus au cours de la décennie précédente. Une foule toujours plus grande de manifestants demandaient : “Kote kòb PetroCaribe a?” – « Où est l’argent de PetroCaribe ». Le Fonds PetroCaribe était censé financer des hôpitaux, des écoles, des routes et d’autres projets sociaux, mais la population n’a quasiment rien vu se concrétiser. Deux enquêtes du Sénat, en 2017, ont confirmé que la majorité des fonds avaient été détournés.
Alors, quelle a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase ? Cela a été la trahison de Jovenel Moïse contre les Vénézuéliens alors que leur solidarité avait été exemplaire. Le 10 janvier 2019, au cours d’un vote de l’Organisation des États Américains (OEA), Haïti a voté en faveur d’une motion soutenue par Washington pour déclarer « illégitime » Nicolas Maduro, alors qu’il avait obtenu plus de deux tiers des votes aux élections de mai 2018.
Les Haïtiens étaient déjà furieux contre la corruption omniprésente, affamés à cause de l’inflation galopante et du chômage, et frustrés par les années de promesses mensongères, de violence et d’humiliation militaire étrangère. Mais cette trahison spectaculairement cynique de la part de Jovenel et de ses amis, qui tentaient d’obtenir l’aide de Washington pour les sauver d’une situation qui les mettait toujours davantage en péril, a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase.
Surpris et tétanisé par l’absence de perspectives (et ses propres querelles internes), Washington est maintenant le spectateur horrifié de l’écroulement prévisible de l’édifice politique et économique putride qu’il a construit en Haïti au cours des 28 dernières années depuis le premier coup d’état contre Aristide en 1991 jusqu’au dernier « coup d’état électoral » qui a permis l’accession de Jovenel au pouvoir en 2017.
L’ambassade US tente certainement fébrilement de mettre au point une solution de dernier recours, en s’appuyant sur l’aide de l’ONU, de l’OEA, du Brésil, de la Colombie et de l’élite haïtienne. Mais les résultats n’en seront pas plus durables qu’ils ne l’ont été à la fin des années 1980.
Il est ironique de constater que c’est peut-être la solidarité du Venezuela qui a postposé de dix ans l’ouragan politique qui secoue à présent Haïti. C’est aussi un juste retour des choses que l’agression états-unienne contre la révolution bolivarienne au Venezuela ait créé une avalanche de conséquences imprévues et un retour de flamme, nourri de la profonde reconnaissance du peuple haïtien pour l’aide que le Venezuela leur a apportée – rappelons que Hugo Chávez et Nicolas Maduro ont souvent répété que Petrocaribe a été mis en place « pour rembourser la dette historique que le Venezuela a contractée envers le peuple haïtien »
Kim Ives
Haïti Liberté / Traduction : Venesol