L’Ukraine, entre la Russie et l’Union Européenne
Les titres des médias européens sont suffisamment éloquents. Ils ne peuvent cacher leur déconvenue en voyant l’Ukraine ajourner son adhésion au Partenariat oriental.
Voici quelques titres qu’on peut lire aujourd’hui sur Internet : l’Union européenne cocufiée par l’Ukraine : le camouflet de Kiev : l’Ukraine tourne le dos à l’Union européenne : l’énigme ukrainienne.
Une fois de plus, les rédactions n’ont rien vu venir alors que ce revirement était prévisible. Pour qui connaît l’Ukraine, cette décision n’est pas une surprise.
Nous pourrions faire une comparaison avec une fille qui serait courtisée par deux hommes et qui ne peut choisir entre son cœur et sa raison. L’un lui propose un PACS avec une perspective de mariage à très long terme tandis que l’autre présente directement un contrat de sécurité et un mariage avantageux.
Un peu d’Histoire.
Jusqu’au IXe siècle, les plaines d’Ukraine centrale étaient peuplées de tribus slaves dont on ne sait pas grand chose sinon qu’elles n’étaient pas unies.
Au sud de l’Ukraine actuelle, le long des rives de la mer Noire, vivaient les Kazhars (la treizième tribu d’Israël ?), les Magyars et divers autres peuples comme les Petchénègues qui entretenaient tous des liens avec Byzance.
A partir du milieu du IXe siècle, des Vikings de l’Est, aussi appelés Varègues ou Rus, envahirent l’Ukraine à partir du nord. Ils fondèrent la ville de Novgorod (vers 859) en Russie de l’Ouest actuelle et ils descendirent ensuite le Dniepr. Les populations slaves firent allégeance à ces envahisseurs. Ils fortifièrent la ville de Kiev (vers 865) qui deviendra la capitale de l’État de Kiev aussi appelé la Rus de Kiev.
La Moscovie était alors une principauté éloignée dépendant de cet État qui préfigurait la future Russie.
Les siècles suivants virent cet État se disloquer suite aux luttes entre princes.
La région tomba ensuite sous le joug de la Horde d’Or qui finit par être chassée d’Europe par les Polonais et les Lituaniens au XIVe siècle.
La Rus ou Russie ressuscita alors de ses cendres à partir de la Moscovie sous le règne d’Ivan III dit le Grand. (1) A la chute de Constantinople, la Russie récupéra l’emblème de l’Aigle à deux têtes et Moscou devint la troisième Rome.
L’ancienne Rus de Kiev fut alors intégrée dans ce qui deviendra l’Empire russe mais Moscou en sera dorénavant la capitale. A partir de cette époque, le destin de l’Ukraine centrale et de l’Est se confondit avec celui de la Russie.
Jusqu’à la révolution de 1917, l’empire ne fera que s’étendre, jusqu’au Pacifique à l’Est et jusqu’aux frontières de l’Autriche-Hongrie et de la Prusse à l’Ouest.
De 1917 à 1991.
Suite au chaos qui régna dans la région à partir de 1917 et au traité de Brest-Litovsk du 3 mars 1918 entre la Russie et l’Allemagne, l’Ukraine connut une brève période d’indépendance. La guerre civile et la non délimitation de la frontière Est de la Pologne lors du traité de Versailles engendrèrent des troubles. En 1921, l’Ukraine perdit son indépendance et devint une des républiques de l’URSS.
La victoire soviétique en 1945 concrétisa les annexions de la Galicie (Lviv), de la Ruthénie subcarpathique et de divers territoires roumains à l’Ukraine.
En 1954, Nikita Khrouchtchev transféra la presqu’île de Crimée de la république de Russie à l’Ukraine.
Peu de gens savent que l’Ukraine (et la Biélorusse) avaient des sièges distincts de l’URSS au Nations unies dès la création de celle-ci, en 1945.
En 1986, l’accident nucléaire de Tchernobyl eut lieu sur le territoire de l’Ukraine mais les conséquences de la catastrophe se firent surtout sentir en Biélorussie.
L’Ukraine contemporaine.
A la dislocation de l’URSS, l’Ukraine choisit l’indépendance à une écrasante majorité. (90,5 %)
Elle devint alors le deuxième plus grand pays d’Europe après la Russie avec une population d’environ 45 millions d’habitants.
Ces années 90 furent difficiles pour les pays nouvellement indépendants de l’Empire éclaté.
La production industrielle était dispersée sur l’ensemble du territoire de l’URSS. Des pièces étaient produites dans divers pays et il n’était plus possible de coordonner leurs fabrications. La Russie a par exemple perdu la chaîne de fabrication des avions Antonov au bénéfice de l’Ukraine.
D’un autre côté, les chantiers navals de Mikolaïv ont perdu les commandes militaires de l’ex-URSS et ils peinent à survivre aujourd’hui. On y construisait des porte-avions et des croiseurs lourds autrefois.
Les cœurs de la production industrielle ukrainienne sont situés dans le Dombass et en Ukraine Sloboda, des régions culturellement très proches de la Russie et situées à l’extrême Est du pays. On y trouve les villes de Donetsk et de Kharkiv. C’est là que sont situés les mines de charbon et la sidérurgie ukrainienne.
L’Ukraine a aussi une industrie spatiale héritée de l’URSS. Elle produit des lanceurs parmi les plus performants du monde et ses moteurs sont achetés par l’Agence Spatiale Européenne. (2)
L’Ukraine n’est plus le grenier à blé de l’Europe. Les champs de blé, cartes postales de l’Ukraine d’autrefois, sont des images du passé. Les kolkhozes ont cessé d’exister et les terres ont été redistribuées aux petits producteurs agricoles des villages. Ils n’ont cependant pas les moyens de cultiver les immenses champs de l’époque soviétique et ceux-ci redeviennent en grande partie des steppes. Le pays reste néanmoins le troisième exportateur mondial de céréales
Cela n’a pas échappé à la Chine. Toujours à la recherche de terres agricoles pour nourrir sa population, elle semble intéressée par ces friches et est, semble-t-il, prête à relancer la production agricole ukrainienne. (3)
Il y a aussi en Ukraine une industrie agro-alimentaire qui n’est pas négligeable. Les célèbres (et délicieux) chocolats Roshen sont connus dans tous les pays de la CEI. (4)
La vie en Ukraine.
Nous trouvons en Ukraine des centres commerciaux aussi modernes et aussi bien achalandés que chez nous. Les produits ukrainiens se vendent très bon marché mais les produits importés sont au même prix qu’en Occident alors que le niveau des salaires est quatre à cinq fois plus bas.
Il faut quand même préciser que le carburant est à 50 % du prix européen, que les loyers sont dérisoires (dans les khrouchtchevkas), qu’il y a peu de taxes dans le pays et que la plupart des Ukrainiens ont une parcelle qu’ils cultivent ou ont des parents qui vivent dans leur village natal et qui les approvisionnent en produits agricoles frais.
La libéralisation de l’économie a provoqué de grands écarts de revenus. On trouve une jet-society vivant dans une opulence ostentatoire à Odessa, dans les autres stations balnéaires de la mer Noire et dans les grandes villes industrielles.
D’un autre côté, la vie est plus difficile dans les campagnes. Beaucoup d’anciens kolkhoziens sont restés dans leur village et ne perçoive qu’une maigre pension. Il en est cependant ainsi dans tous les pays du monde à de rares exceptions près.
Comme en Russie, je dirais même davantage qu’en Russie, la foi religieuse orthodoxe est omniprésente. Les églises poussent comme des champignons. Ces constructions sont financées par les nouveaux milliardaires.
Tout le monde se signe en passant devant une église. Les jeunes et les vieux vont y allumer des cierges
C’est très étonnant pour un pays où entrer dans une église il y a un peu plus de 20 ans pouvait vous coûter une promotion dans votre entreprise.
Il y a en Ukraine, comme en Russie d’ailleurs, une grande liberté de parole de la part de la population. On critique ouvertement les responsables politiques. Cela n’a aucune commune mesure avec l’époque soviétique et cela n’a aucun effet sur l’amélioration de la situation.
Il est à noter que du fait des nombreux modelages de frontières, on trouve une grande diversité culturelle, linguistique et religieuse dans le pays.
Qu’a perdu l’Ukraine ce 21 novembre ?
Il sera difficile d’expliquer à la majorité des Ukrainiens que leur rêve de faire partie de la famille européenne est reporté à plus tard.
Les réformes pour une justice équitable, la fin de la corruption des fonctionnaires et une amélioration de leur confort de vie étaient des attentes légitimes de la population.
La suppression des visas d’entrée en Union européenne était aussi espérée mais je ne crois pas que le signature de l’accord d’association aurait changé quoi que ce soit à ce niveau. L’Europe est intransigeante pour l’entrée d’étrangers sur son territoire sauf pour les clandestins.
Qu’ont gagné les entreprises ukrainiennes ce 21 novembre ?
Les termes de l’accord d’association avec l’Union européenne étaient très défavorables à l’Ukraine sur le plan commercial. On peut se demander si cet accord a été bien étudié par la partie ukrainienne.
Cet accord ouvrait le pays aux investissements occidentaux ainsi qu’à l’ouverture du marché ukrainien aux produits de l’Union européenne.
Les produits ukrainiens devaient d’abord se mettre aux normes européennes avant de pouvoir être exportés. Il n’était pas prévu d’aide substantielle pour cette mise aux normes.
Très logiquement, la Russie a menacé l’Ukraine de la fermeture de son marché aux produits ukrainiens vu que les produits européens pouvaient entrer en Russie en passant par l’Ukraine.
Avec la rupture de l’accord d’association avec l’Union européenne, les entreprises ukrainiennes maintiendront leur niveau d’exportation vers la Russie et elles l’amélioreront encore si le pays adhère à l’Union douanière vu la complémentarité des deux économies.
Les conséquences pour les entreprises européennes.
Les entreprises européennes viennent de perdre un marché prometteur mais tout de même incertain. En alimentation par exemple, les Ukrainiens sont très attachés à leur façon traditionnelle de manger. Les produits locaux frais prennent la plus importante place dans leurs habitudes.
Le secteur énergétique ukrainien serait passé sous le contrôle d’agences européennes comme par exemple Euratom et le secteur aurait été privatisé voire démantelé au bénéfice des grands groupes européens.
L’accord aurait surtout permis de faire main basse sur les joyaux industriels ukrainiens à des conditions favorables.
Quelles conséquences pour la Russie ?
La Russie a manœuvré pour faire échouer l’accord. Les fermetures récentes de la frontière russes aux marchandises ukrainiennes ont fait prendre conscience aux oligarques ukrainiens qu’ils avaient beaucoup à perdre si le marché russe leur était rendu difficile. Une sécession de l’Est de l’Ukraine avait même été évoquée.
La dislocation de l’URSS a affaibli toutes les nouvelles républiques. Il a alors manqué beaucoup de centres de production à la Russie et elle a mis 20 ans pour en créer de nouveaux grâce à ses revenus tirés de l’exportation d’énergies.
Quand Vladimir Poutine dit que la fin de l’URSS a été une grande catastrophe du XXe siècle, il n’évoquait pas le système soviétique en lui-même mais plutôt l’ensemble industriel et économique qui avait un potentiel de développement élevé dans une économie libérale.
Ces propos ont été détournés de leur sens par les médias occidentaux. Ils ont alors évoqué la nostalgie du président russe pour un ancien régime dictatorial.
Une adhésion de l’Ukraine à l’Union douanière et sa transformation éventuelle en une entité politique ferait de cet ensemble un acteur de premier plan et bouleverserait la géopolitique mondiale.
Les États-Unis l’ont bien compris. L’appel téléphonique de Joseph Biden à Victor Ianoukovitch ce vendredi 22 novembre est bien là pour nous rappeler que les États-Unis veilleront à empêcher un rapprochement entre l’Ukraine et la Russie. (5)
Des troubles seront même à prévoir avant les élections présidentielles ukrainiennes de 2015.
Et Ioula Timochenko.
Les Européens ont commis une erreur tactique en liant l’accord d’adhésion au sort de Ioula Timochenko. Ils ont permis au gouvernement ukrainien de justifier la non signature de l’accord à Vilnius sans devoir trouver de motif politique.
L’ex-égérie de la Révolution orange n’est cependant pas une oie blanche. Les accusations contre elle sont justifiées et la grande majorité des Ukrainiens approuve sa condamnation.
Là où le bât blesse, c’est que ces accusations peuvent être portées contre tous les dirigeants politiques du pays et la condamnation de la seule Ioula Timochenko ressemble à une mise à l’écart politique.
Un mot sur l’Holodomor.
La famine qui a sévit dans le Sud de l’URSS entre 1931 et 1933 fit des millions de morts mais n’est pas reconnue comme un génocide par les instances internationales.
Il existe une abondante littérature sur le sujet et cela laisse à chacun l’occasion de se faire son opinion.
Il faut noter que c’est suite à la Révolution orange que les autorités ukrainiennes ont employé le mot « génocide ». Cela a permis l’exploitation d’un sentiment anti-russe dans le pays et cela a été à l’origine de la tentation du rapprochement de l’Ukraine avec l’Union européenne. Cela n’échappe pas à un observateur attentif, surtout que l’Ukraine accueille une grande quantité de conseillers étasuniens depuis son indépendance.
L’avenir.
La suspension de la signature du projet d’accord laisse à chacun des acteurs le temps de la réflexion.
Les discussions triparties entre l’Ukraine, l’Union européenne et la Russie peuvent rapprocher les points de vue mais l’Union européenne exerce actuellement le même chantage que la Russie en menaçant de rompre les négociations en cas d’adhésion de l’Ukraine à l’Union douanière.
La fermeture du marché russe aux produits ukrainiens serait une catastrophe pour le pays.
Une heure de vérité approche avec le nouveau prêt du FMI qui sera lié comme d’habitude à des mesures de libéralisation de l’économie. Ce sera à suivre de près.
De toute façon, le traité qui est actuellement proposé sera tout-à-fait à renégocier.
La décision finale reviendra sans doute aux Ukrainiens lors des prochaines élections présidentielles. Ce serait la voix de la sagesse et surtout, ce serait de la démocratie élémentaire.
Notes
(1) http://fr.wikipedia.org/wiki/Ivan_III_de_Russie