Par Jean-Marie Matagne, président de l’Action des Citoyens pour le Désarmement Nucléaire
Fin octobre, début novembre 2013, trois événements graves, l’un heureux, les deux autres tragiques, sont survenus dans la même semaine. Deux ont fait la Une des journaux et des médias français.
C’est le troisième événement, rapporté par l’AFP et un large panel de journaux mais éclipsé dans les médias par la libération des otages d’Arlit, qui permet de faire le lien entre les deux autres. Nous y viendrons plus loin. Il met en lumière le triste rôle, en Afrique comme en France, du « leader mondial de l’industrie nucléaire » à capitaux français : AREVA.
Toutes les vies ne se valent pas
Mardi 29 octobre, on apprend la libération, après trois ans de captivité et d’angoisse, des quatre derniers otages français enlevés au Niger le 16 septembre 2010, sur le site uranifère d’Arlit exploité par AREVA, et encore retenus par Al Quaïda au Maghreb Islamique (AQMI). Ramenés à Niamey, capitale du Niger, depuis le nord Mali où ils étaient détenus, ils retrouvent bientôt leurs familles en France. Enfin ! Sains et saufs ! On partage la joie de Thierry Dol, Marc Féret, Daniel Larribe, Pierre Legrand et de leurs proches.
Dimanche 3 novembre, on apprend l’enlèvement la veille à Kidal (nord Mali) de deux journalistes de RFI, Ghislaine Dupont et Claude Verlon, et leur assassinat presque immédiat. Brutal rappel à l’ordre. L’horreur et l’incompréhension saisissent la communauté nationale. Pourquoi cet acte barbare ?
De fait, le dénouement heureux pour « Thierry, Marc, Daniel et Pierre », comme dit AREVA sur son site Internet, ne saurait faire oublier d’autres réalités beaucoup moins réjouissantes.
D’abord, l’assassinat probable d’autres otages d’AQMI : Edwin Dyers, Michel Germaneau, et Philippe Verdon, exécuté par les ravisseurs des « sept d’Arlit » après la mort de leur chef Abou Zeid, tué pendant l’opération Serval.
Ensuite, le maintien en détention d’autres otages, français ou étrangers, en Afrique, en Syrie, en Asie, en Amérique latine et ailleurs. Leur liste ne cesse de se renouveler et ne se limite ni aux Français, ni aux salariés d’AREVA ou Vinci. Ne les oublions pas.
Et maintenant, l’assassinat de deux journalistes français chevronnés, de 55 et 57 ans, qui faisaient remarquablement, de l’avis général, leur métier d’observateurs éclairés et d’informateurs honnêtes en Afrique.
Début du questionnement. Que vaut la politique de la France, liée à celle d’AREVA en Françafrique ?
Il faut l’avouer, dans leur malheur les « sept d’Arlit » ont eu une chance insigne : travailler, directement ou indirectement, pour AREVA. Ils ont été enlevés parce qu’ils étaient les employés d’AREVA ou d’un sous-traitant du groupe VINCI, mais conservés en vie et libérés pour la même raison. En effet, malgré les démentis officiels, la presse, le Monde en tête, s’accorde à dire que leur employeur a versé 12,5 ou 13 millions d’Euros pour obtenir en février 2011 la libération de trois premiers otages d’Arlit, dont Françoise Larribe, et 20 à 25 millions pour les quatre derniers. Au moins 4,5 millions d’Euros, telle était la valeur marchande attribuée à chacun d’eux, négociée et consentie par AREVA.
Ghislaine Dupont et Claude Verlon ne valaient sans doute pas tant, car RFI n’a ni les moyens financiers ni l’autonomie de décision dont dispose AREVA. Mais ils représentaient, eux aussi, la France aux yeux de leurs ravisseurs, et ils l’ont payé de leur vie. On en apprendra sans doute davantage sur l’identité et les motivations des assassins et leurs liens éventuels avec AQMI, mais un fait est déjà sûr, qui peut servir de leçon : désormais, nul Français n’est à l’abri d’un enlèvement et d’un assassinat.
A cet égard, la responsabilité d’AREVA est immense. Certes, à en juger par la rançon qu’elle a versée à AQMI, la multinationale de l’uranium attache un grand prix à la vie humaine. Rien de moins sûr pourtant. Qu’on en juge.
Le prix d’une rançon
Au même titre que la prime d’assurance « K & R » (Kidnapping and Rescue) et les 35 millions d’Euros supplémentaires remis par AREVA au Niger en mars 2013 pour renforcer la sécurité de ses sites, les 33 millions (ou plus) versés à AQMI entreront dans le coût de revient du kilowattheure nucléaire payé par les clients d’EDF, à côté de nouvelles taxes éventuellement concédées au président Mahamadou Issoufou (on s’en réjouirait pour le Niger…) à l’occasion ou à la suite des tractations conduites par son homme de confiance, Mohamed Akotey, pour obtenir la libération des derniers otages d’Arlit.
En ce sens, en tant que consommateurs d’électricité d’origine nucléaire, les Français sont devenus, financièrement, solidaires des otages d’AREVA. On ne s’en plaindra pas. Mais il y a plus grave.
Alimentant les caisses d’AQMI, ces 33 millions (ou plus) vont renforcer son armement et ses moyens logistiques pour procéder à de nouveaux enlèvements de Français. Les guerres de l’uranium ne faisant que commencer, nous sommes tous potentiellement exposés à devenir les otages des ennemis d’AREVA. Que nous soyons collaborateurs d’AREVA, de VINCI, d’EDF, ou journalistes, ou simples touristes en Afrique ou ailleurs.
Plus grave encore (au moins collectivement), nous sommes devenus les otages politiques d’AREVA.
Car AREVA décide des affaires du Niger comme de celles de la France. Mohamed Akotey préside le conseil d’administration d’Imouraren SA, la filiale d’AREVA qui prépare au Niger l’exploitation de la plus grande mine d’uranium du monde. Quant à Mahamadou Issoufou, c’est un ingénieur des mines formé en France. Il fut directeur national des Mines au ministère nigérien des Mines et de l’Énergie de 1980 à 1985, puis directeur d’exploitation de la mine d’Arlit (appartenant à AREVA), puis secrétaire-général de la Société des mines de l’Aïr (SOMAIR, filiale d’AREVA) jusqu’en 1991. Il interrompt alors ses activités minières pour se lancer dans la politique, fondant le parti socialiste nigérien… Le lui a-t-on suggéré ? Parvenu à la tête du Niger le 12 mars 2011 -cela mérite bien un avion présidentiel- Mahamadou Issoufou est « l’homme d’AREVA ».
François Hollande, placé à la tête de la France, l’est aussi.
AREVA, un Etat dans l’Etat
Lorsque le PS signe en novembre 2011 un accord de mandature avec EELV incluant la fermeture de la filière dite de retraitement (visant en fait à séparer le plutonium des autres sous-produits de nos centrales) et de fabrication du MOX, AREVA fait savoir à François Hollande, d’un simple coup de fil, que ce point est inacceptable. Aussitôt celui-ci l’abroge unilatéralement, puis le rétablit pour un week-end, le temps d’obtenir l’aval du Conseil fédéral d’EELV à l’accord, et l’abroge derechef sitôt après, se déclarant seul juge, s’il est élu, de l’application de l’accord.
Soutien résolu d’AREVA, partisan acharné du nucléaire sous toutes ses formes, il n’est pas étonnant que François Hollande ait reçu à bras ouverts à l’Elysée le 11 juin 2012, le 13 novembre 2012, le 10 mai 2013, son homologue nigérien, par ailleurs vice-président de l’Internationale socialiste, « un ami » qu’il connaissait bien avant que chacun d’eux devienne président. Pas étonnant qu’il lui rende un hommage appuyé après la libération de « Thierry, Marc, Daniel et Pierre ».
On est en famille.
Le 10 mai 2013, François Hollande, déclare : « C’est la troisième fois que je reçois M. Mahamadou ISSOUFOU, le Président du Niger. C’est vous dire la qualité de la relation entre nos deux pays et la confiance que nous nous témoignons mutuellement. Cette confiance nous l’avons également retrouvée au moment de l’intervention de la France au Mali… Nous avons des relations bilatérales qui sont également de très bonne tenue – j’allais presque dire « teneur » puisque nous avons la relation avec AREVA ! Nous en discutons régulièrement avec le Président… Il y a également une coopération économique qui est forte… Et puis, il y a une coopération militaire qui était engagée avant même l’opération Serval et qui se poursuit, là encore, sur des bases solides. » (Source). Bref, un concentré de Françafrique à faire rêver.
Que nous soyons tous, Nigériens ou Français, otages d’AREVA, en voici d’autres preuves.
Les mensonges d’AREVA
D’après ce qu’elle raconte sur son site Internet, la firme veille sur « la santé et la sécurité des travailleurs et des populations environnantes », « la préservation de l’environnement », « la limitation des impacts », et pratique « un engagement sociétal fort ».
« Sécurité des travailleurs » ?
Les otages enlevés à Arlit en juin 2008, en octobre 2009, et dans la nuit du 15 au 16 septembre 2010 ont pu l’apprécier. Ou la quinzaine de blessés dont AREVA faisait état parmi ses salariés nigériens lors de l’attentat-suicide du 23 mai 2013, toujours sur son site d’Arlit, tandis qu’un attentat simultané faisait à Agadez plus de 20 morts parmi de jeunes soldats nigériens en formation. (Premier résultat des 35 millions d’Euros donnés en mars par AREVA à l’Etat nigérien : l’assassinat de nouvelles recrues.)
« Santé des travailleurs » ?
« A Arlit et Akokan, les concentrations en uranium dans certains puits dépassent d’un facteur 10 les normes de l’Organisation Mondiale de la Santé. » Ceci a été démontré par la CRIIRAD mais aussi par les laboratoires officiels (Algade et IRSN) commandités par AREVA pour faire des contrôles.
« Préservation de l’environnement » ?
En juin 2009, au moment où Areva annonçait, sous la pression des ONG, la création d’« Observatoires de la santé » sur ses sites d’exploitation, la CRIIRAD écrivait : « L’exploitation de l’uranium à Arlit et Akokan (Niger) a conduit à soutirer plus de 270 millions de m3 d’eau dans une nappe fossile. La mise en exploitation du gisement d’Imouraren conduira au soutirage de 12 à 13 millions de m3 par an. AREVA reconnaît que la nappe souterraine sera asséchée à la fin de l’exploitation dans une quarantaine d’années. De plus l’exploitation nécessitera l’excavation de près de 4 milliards de tonnes de roches et produira des montagnes de déchets : stériles miniers amoncelés en verses de 40 mètres de haut sur 20 km2 et 245 millions de tonnes de déchets radioactifs à très longue période dont personne ne sait comment garantir le confinement. »
On notera que ces stériles miniers, lorsqu’ils sont utilisés comme remblais, entraînent une élévation considérable de la radioactivité du sol : dans les rues d’Akokan par exemple, ou devant l’hôpital de la COMINAK, où on a pu relever des niveaux de radioactivité jusqu’à cent fois supérieurs à la normale (Lettre de la CRIIRAD à Anne Lauvergeon, présidente d’AREVA, le 15 mai 2007).
« Limitation des impacts » ?
Outre les impacts directs, chimiques, radiologiques et phréatiques, la CRIIRAD dénonçait en 2009 « les impacts indirects liés à l’utilisation de charbon pour fournir l’énergie aux complexes d’extraction de l’uranium. En 2006, au Niger, 85 % de l’électricité commercialisée par la SONICHAR était achetée par SOMAÏR et COMINAK. La mise en exploitation des nouveaux gisements d’uranium va faire passer la consommation de charbon de 160 000 tonnes à 400 000 tonnes en 2011. La population de Tchirozérine, commune où sont implantées la mine de charbon et la centrale thermique se plaint de l’impact de la pollution atmosphérique et de la pollution des eaux. »
Là encore, on voit ce que vaut la « santé des travailleurs et des populations environnantes »… et l’argument« environnemental » en faveur d’un combustible nucléaire censé nous éviter l’emploi du charbon, la pollution atmosphérique et la production de CO2 !
« Engagement sociétal fort » ?
Selon Areva, « depuis la création des sociétés minières de SOMAÏR et de COMINAK il y a une quarantaine d’années, AREVA a déployé une politique sociétale ambitieuse… Au Niger, le groupe soutient des programmes d’aide au développement et mène également des actions de solidarité dans les domaines de la santé, de l’éducation, de la formation et de l’accès des populations locales à l’eau et à l’énergie… Face aux situations d’urgence, famines, inondations… AREVA vient en aide aux populations sinistrées du Niger. AREVA participe activement au développement économique du Niger, dont il est le principal partenaire industriel. »
AREVA, qui déclare pour 2012 un Excédent Brut d’Exploitation d’un peu plus de 1 milliard d’Euros, dont 425 millions dans le secteur minier, se vante sur son site de consacrer 3 millions d’Euros par an à ses« contributions sociétales » au Niger – moins du 1/10e de sa « contribution » à AQMI. Et « plus de 37 millions d’Euros de taxes diverses payées au Niger en 2009 » – à peine plus que la « taxe » versée à AQMI. Pas de quoi changer la face du pays.
Mourir au Niger
Les 113 migrants clandestins partis d’Arlit en octobre 2013 par familles entières n’ont pas su profiter du modèle de « développement économique » promis au Niger, l’un des pays les plus pauvres du monde, par son « principal partenaire industriel ». Ces Nigériens-là étaient exclus de la manne d’AREVA.
Car voici le troisième événement de la dernière semaine d’octobre, le moins connu, le plus tragique : le 28, juste avant la libération des otages d’Arlit, on apprend que 87 cadavres décomposés, en partie dépecés par les chacals, ont été retrouvés dans le désert nigérien entre Arlit et la frontière algérienne, ainsi que les camions en panne qui auraient dû les conduire vers l’Algérie et le mirage d’une vie meilleure. Ils s’ajoutent aux dépouilles de 5 femmes et fillettes découvertes précédemment. Il s’agit de migrants clandestins partis d’Arlit quelques semaines plus tôt. Ils sont morts de soif. Essentiellement des femmes et des enfants. Au total, 21 rescapés et 92 victimes : 7 hommes, 35 femmes, 50 enfants.
« Sadafiou, un rescapé d’une trentaine d’années qui a perdu trois de ses proches dans le voyage, avait expliqué il y a quelques jours à la radio privée Sahara FM que le groupe dont il faisait partie, originaire du Sud nigérien, fuyait de mauvaises récoltes à venir » (Le Parisien, 31.10.13).
Il est vrai qu’AREVA n’est pas à Arlit pour faire le bonheur des Nigériens. Ni le nôtre. Elle y est pour fournir de l’uranium aux centrales françaises et des profits à ses actionnaires, étatiques à 83 %. Le minerai d’uranium extrait d’Arlit pollue l’environnement sur place et tout au long du cycle de transfert, traitement et retraitement qui le transforme en combustible, puis en plutonium (utilisable dans le combustible MOX et comme explosif militaire) et en déchets nucléaires. Pour l’éternité.
Nigériens ou Français, « nous sommes tous des otages d’Areva ».
La pieuvre
AREVA n’étend pas seulement ses tentacules de la France au Niger ou au Gabon, elle les étend des Etats-Unis à la Chine et au Japon, en passant par le Kazakhstan, la Finlande, l’Afrique du Sud ou les Emirats Arabes unis. La firme s’en vante sur son site et le souligne même : « AREVA fait bénéficier ses clients d’une présence commerciale dans plus de 100 pays et industrielle dans 43 pays. Le groupe a élaboré une stratégie de développement pérenne, s’appuyant sur une implantation équilibrée entre l’Europe, les Amériques et l’Asie. »
Une « implantation équilibrée », tout à fait comparable à la « stricte suffisance » dont se vantent les stratèges et dirigeants français, nos « têtes pensantes », à propos de leurs 300 « têtes nucléaires » conçues par le Commissariat à l’Energie Atomique (CEA), actionnaire d’AREVA à 61,52 %, commandées par l’Etat français, actionnaire d’AREVA à 21, 68 % – braves « têtes nucléaires » modestement capables, sur simple décision d’une seule tête pensante aujourd’hui appelée François Hollande, de faire un petit milliard de morts. Et bien sûr, de dissuader les terroristes de nous prendre en otages.
Une stratégie économique aussi « pérenne » que notre stratégie militaire puisque, pas plus du côté des centrales que du côté des armes, il n’est prévu de renoncer au nucléaire. Les réacteurs initialement prévus pour durer de 25 à 30 ans le sont désormais pour 40 ans et vont le devenir pour 50, voire (dernière revendication d’EDF) 60 ans. En attendant la relève par la série des EPR qui ont bien du mal à sortir de terre et à diverger mais qui seront d’emblée destinés à vivre au moins 60 ans. Quant aux armes que la France s’est engagée à éliminer en ratifiant il y a plus de vingt ans le Traité de Non Prolifération, elle consacre chaque année près de 4 milliards d’Euros à les moderniser. AREVA, CEA, même combat.
Tous otages
Les otages d’AREVA, ce sont tous les Français, mais aussi tous les humains d’aujourd’hui soumis en permanence à la menace de nouveaux Fukushima, Tchernobyl, Three Mile Island, Tcheliabinsk, Hiroshima, Nagasaki, et ceux de demain condamnés à gérer pendant des millénaires les déchets issus de l’uranium d’Arlit et d’ailleurs.
Français, révoltons-nous. Exigeons la fin de la dictature d’AREVA.
Et vous, Mesdames, Messieurs les journalistes, ne vous contentez pas de pleurer vos collègues assassinés. La meilleure façon d’honorer leur mémoire, c’est de donner la parole à ceux qui combattent la pieuvre, qui revendiquent pour les Français le droit d’échapper à son emprise, de faire un choix lucide et éclairé en matière de politique énergétique et stratégique.
Un monde vivable pour tous, un monde pacifié, c’est un monde sans armes ni centrales nucléaires.