Par Chiara Filoni
Le discours selon lequel, ces dernières années, les Italiens (comme les Grecs, les Espagnols, etc.) ont vécu au-dessus de leur moyens et dépensé trop pour l’État social demeure une triste constante dans les médias dominants. La propagande médiatique ne va pas au-delà de quelques reproches aux mesures d’austérité, sans jamais remettre en cause la légitimité de la dette. Et, tout à fait en continuité avec le précédent gouvernement de Mario Monti (un gouvernement de « techniciens » très bien vu par l’Europe et mandaté pour résoudre la crise de la dette), le nouveau gouvernement italien, en fonction depuis le 28 avril dernier, ne promet rien de bien. Du point de vue strictement politique, il ressemble en effet davantage à une copie des gouvernements démocrates-chrétiens des années ’80-’90, qui voulaient mettre d’accord les différents partis politiques, mais qui au final servaient les intérêts des grands pouvoirs économiques |1|. Du fait du manque de renouvellement politique en termes de personnes et « d’esprit », le nouveau gouvernement est aussi loin de réaliser le changement attendu et promis en termes de croissance économique et de résolution de la crise de la dette, vu la liquidation en cours du patrimoine public (au bénéfice d’acteurs privés), conçue comme mesure anti-crise.
Pour ces raisons, cet article essayera d’expliquer les origines de l’énorme endettement public italien.
Le rôle des taux intérêts et des mesures d’austérité
Graphique 1 : Dépenses et recettes de l’État italien de 1980 à 2010 |2|
Le graphique représente les dépenses totales (en bleu) et les recettes totales (en vert) de l’État italien depuis 1980 jusqu’en 2010. Le déficit public étant la différence entre recettes et dépenses, depuis 1980 jusqu’à 2010, les italiens ont cumulé 149 milliards d’euros de déficits, qui, ajouté au capital à rembourser jusqu’en 1980 (114 milliards d’euros), fait 263 milliards d’euros, un chiffre qui ne correspond pas au montant de la dette italienne en 2010, s’élevant à peu près à 1900 milliards d’euros.
Qu’est ce que les italien-ne-s ont payé et continuent à payer ? Les intérêts évidemment. Dans l’année prise en considération, 2011, ces intérêts représentaient déjà 100% de la dette, c’est à dire 1771 milliards d’euros. Est-ce qu’ils ont vécu au-dessus de leurs moyens alors ? Difficile à croire.
Dans le discours dominant, l’idée qu’il faut se serrer la ceinture, taxer plus, couper dans le secteur public (n’étant pas économiquement efficace) est toujours présente. Mais à bien regarder, ce ne sont pas les dépenses pour l’État social qui doivent préoccuper nos dirigeants. En effet, ces dépenses augmentent entre 1980 et 1990 pour ensuite diminuer. Les dépenses pour la santé ont toujours été à peu près de 10% tandis que les dépenses pour l’éducation baissent de 10,9% à 9% entre 1960 et 1994. Les dépenses pour les retraites passent de 32,9% à 33,6% dans les mêmes années |3|.
Si d’un coté les dépenses n’augmentent pas, de l’autre les recettes augmentent, si bien que nous avons récemment reçu l’appellation de « bons élèves » par l’Union Européenne (ayant clôturé l’année 2012 avec un déficit de 3%, afin d’accomplir les recommandations du TSCG |4|). Selon le rapport officiel 2013 de l’Istat (Institut National de Statistiques), les recettes totales en termes nominaux ont augmenté de 2,5% du PIB, plus que l’augmentation des dépenses (+0,7%). Ce phénomène est le résultat de l’augmentation de 5,2% des impôts indirects, entre autres de la TVA (de 20 à 21% en 2011, et qui passe à 22% à partir d’octobre 2013), de l’IMU (le nouvel impôt sur le patrimoine immobilier) ainsi que des impôts directs (+5%). Un phénomène que beaucoup décrivent comme d’austérité, mais qui est en réalité la forme extrême d’une politique bien plus ancienne répondant au dogme néo-libéral et pesant sur les populations désormais depuis quelques décennies.
L’austérité fait en sorte que le déficit baisse (en 2009 il était à 5,5%, aujourd’hui il est de 3%) mais que la dette augmente. Selon Eurostat |5|, la dette italienne continue à augmenter en termes réels et par rapport au PIB : de 116,4% en 2009, nous sommes passés à 127% en 2012, avec une prévision de 132% en 2013, pour une valeur qui dépasse les 2000 milliards d’euros.
Ce n’est pas couper dans les secteurs stratégiques ni taxer sans distinction la population – les intérêts de la finance n’étant jamais touchés – pour le soi-disant bien-être du pays qui va nous aider.
Revenons sur les intérêts sur les ‘titres de la dette‘ [Les titres de la dette sont des emprunts que l’État effectue pour financer son déficit (la différence entre ses recettes et ses dépenses). Il émet alors différents titres (bons d’état, certificats de trésorerie, bons du trésor, obligations linéaires, notes, etc.) sur les marchés financiers – principalement actuellement – qui lui verseront de l’argent en échange d’un remboursement avec intérêts après une période déterminé (pouvant aller de 3 mois à 30 ans). Il existe un marché primaire et secondaire de la dette publique]. Ceux-ci augmentent vertigineusement à partir des années ’80. Tout commence en 1981 avec la décision du Trésor italien de divorcer de Banca d’Italia, pour ne plus acheter des titres du Trésor, ce qui auparavant permettait à la banque d’acheter des titres de la dette invendus sur le marché, en gardant des taux d’intérêts bas.
Cette séparation et le recours massif aux capitaux privés, dans un contexte d’augmentation de la dette états-unienne (causée par la décision de la Réserve Fédérale d’augmenter les taux d’intérêt) et de forte déréglementation économique entamée durant les années de Reagan (avec une forte concurrence entre les titres des différents États), amènent à l’accroissement de la dette italienne, qui passe de 57,7% du PIB en 1980 à 124,3% en 1994. Le manque du cordon protecteur de la Banque d’Italie expose en effet le pays aux manœuvres spéculatives des investisseurs internationaux. Les taux d’intérêts sur les titres de la dette étant liés à la demande de ces mêmes titres, l’élimination d’une composante fondamentale de cette demande, telle que l’était la Banque Centrale, a eu comme effet l’explosion des taux – qui passeront de 8% en 1984 à 13% en 1993, tandis que la moyenne européenne restait autour de 4% |6| – et donc de la dette totale. Nous pourrions considérer ces taux d’intérêts comme usuraires et par conséquent illégitimes et susceptibles de non-payement.
C’est par ailleurs à cause de ces attaques spéculatives sur la Lira qu’en 1992 l’Italie est sortie du SME (système monétaire européen) et a dévalué sa monnaie de 7%.
1992 a été en effet pour l’Italie une année de grande récession : les intérêts ont atteint 100 milliards (dans cette seule année) et le gouvernement a appliqué une réforme de 93 milliards de Lires (autour de 48 milliards d’euros) visant à couper agressivement dans les dépenses, à augmenter les impôts et baisser les salaires.
Ces mesures « de larmes et de sang » |7|, comme l’ex-ministre du Travail aime à les appeler, sont à nouveau appliquées sans discontinuer depuis le gouvernement précédent comme recette à la crise de la dette, une dette qui ne cesse d’augmenter et dont les intérêts atteindront 100 milliards d’euros en 2013 (exactement comme en 1992, quand les taux d’intérêts étaient plus élevés qu’aujourd’hui, mais le montant de la dette plus bas !).
Mais l’illégitimité de la dette italienne ne s’arrête pas aux seuls intérêts.
En effet, la dette privée qui se transforme en dette publique n’est pas une nouveauté non plus pour l’Italie (vu le nombre d’entreprises privées mal gérées et pour lesquelles l’État a dû intervenir), mais ce transfert concerne maintenant aussi les banques. Déjà en décembre 2012, à travers les soi-disant Monti Bonds |8|, le gouvernement avait dégagé 4,6 milliards d’euros (c’est-à-dire exactement le même montant que celui récupéré par l’IMU) pour la restructuration de la banque Monte dei Paschi, la quatrième banque d’Italie, avant qu’elle ne soit au centre d’un scandale à cause de grosses pertes sur des opérations de produits dérivés. Ce prêt n’est pas seulement illégitime, il prévoit en outre comme contrepartie des coupes sur les coûts de personnel pour une centaine de millions d’euros, qui concerneront 8000 salariés de la banque pour lesquels est prévu un « licenciement vers un autre sujet » (expression floue utilisée par le gouvernement pour dire qu’il seront licenciés et peut-être réembauchés par une autre banque, mais on ne sait pas laquelle, quand, à quelles conditions…) et la fermeture de 150 filiales bancaires (qui se rajoute aux 400 déjà fermées).
La recette est en effet toujours la même : privatiser, couper, serrer la ceinture, taxer…
A ce sujet, au sein du nouveau gouvernement, tous sont d’accord pour appliquer la logique de la pensée unique. Comme dit Marco Bersani, le président d’Attac Italie, les privatisations qui se poursuivent depuis vingt ans n’ont eu besoin d’aucune Thatcher ni d’aucun Reagan : l’Italie a privatisé plus que l’Angleterre et est deuxième pays dans le monde après le Japon pour les bénéfices récupérés par le secteur privé |9|.
Et maintenant, nos politiciens se scandalisent si certaines des principales entreprises italiennes, symbole du fameux made in Italy, comme Telecom ou Alitalia (compagnie téléphonique pour la première, aérienne pour la seconde), sont vendues à l’étranger, alors qu’eux-mêmes ont poussé pour leur privatisation, et pour la libéralisation commerciale de manière plus générale, à partir des années ’90.
Enfin, le tout nouveau plan « Destination Italie » approuvé fin septembre va dans le même sens : le gouvernement a décidé de liquider le patrimoine public (pour l’occasion un Comité privatisations sera créé par le Ministère de l’Économie). Parmi les entreprises les plus appétissantes, il y a Ferrovie dello Stato (le chemin de fer, qui verra sa privatisation définitive et qui vaut 36 milliards), les postes italiennes (3,4 milliards), la Rai, principale radio-télévision italienne (2 milliards), etc.
Refusons la ‘dette illégitime’ et demandons un audit
[Comment on détermine une dette illégitime ?
4 moyens d’analyse :
-La destination des fonds : l’utilisation ne profite pas à la population, bénéficie à une personne ou à un groupe.
-Les circonstances du contrat : rapport de force en faveur du créditeur, débiteur mal ou pas informé, peuple pas d’accord.
-Les termes du contrat : termes abusifs, taux usuraires, …
-La conduite des créanciers : connaissance des créanciers de l’illégitimité du crédit. ]
Si la dette n’est pas le résultat de trop de dépenses, si on est si performants au niveau économique au point d’être considérés comme les bons élèves de l’Union Européenne, les raisons de l’augmentation de la dette doivent être recherchées ailleurs.
L’explosion des taux d’intérêt à partir des années ’80 (dans un contexte général d’augmentation des taux à l’initiative de la Réserve Fédérale états-unienne) causée par les décisions politiques des leaders italiens de cette époque qui a ouvert la porte aux spéculations de tous types, les mesures néo-libérales qui ne cessent d’être appliquées depuis 30 ans, le sauvetage bancaire d’entreprises privées, pèsent maintenant sur le dos de la collectivité en Italie (comme ailleurs).
Ces faits montrent la nécessité d’un audit de la dette publique italienne pour identifier la partie légitime et illégitime (donc susceptible d’être annulée) et justifient la contestation des mesures d’austérité qui ne cessent de s’aggraver.
C’est leur logique de laisser le secteur privé et la finance gérer des entreprises d’utilité publique et la dette qui génère l’endettement. Leur logique de tout vendre au secteur privé, tandis que seule la dette reste publique ! Leur logique qu’il faut combattre.
Notes
|1| Parmi les membres du gouvernement, nombre d’entre eux ont d’ailleurs un passé dans la Démocratie-chrétienne, d’autres viennent de la tradition conservatrice ou du parti de Berlusconi, d’autres encore du nouveau parti de Monti ou du centre-gauche (en somme dans l’esprit de l’accord à n’importe quel prix typique des années de la Première République).
|2| Source : Élaboration données ISTAT (Institut National de Statistique), Conti ed aggregati economici delle A.P. – SEC 95). Données en milliards d’euros, disponible sur : http://www.cnms.it/sites/default/fi…
|3| Millet D., Toussaint E., Debitocrazia. Perché si può non pagare il debito pubblico, Edizioni Alegre, 2011.
|4| Le Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG ou Pacte budgétaire) est le nouveau pacte sur lequel se sont accordés 25 des 28 États membres de l’Union Européenne (donc qui ne concerne prioritairement que les pays de la zone euro). Par rapport aux traités précédents, il renforce les mesures de contrôle sur la performance des pays en introduisant les soi-disant règles d’or : obligation de l’équilibre des budgets des administrations publiques, réduction du déficit jusqu’à 0,5% (au-dessus de 3% des sanction monétaires sont prévues), la réduction de la dette nationale en-dessous de 60 % en 20 ans. Le traité a été approuvé par le Parlement italien en Juillet 2012
|5| http://www.ilsole24ore.com/art/noti…
|6| http://keynesblog.com/2012/08/31/le…
|7| http://cadtm.org/Italie-L-imposture…
|8| Les Monti Bonds sont des instruments opaques. À moitié entre des prêts (au taux de 8-9%) et des actions (puisque il n’y a pas échéance pour le remboursement), mais surtout ils participent au risque d’entreprise, c’est-à-dire si la banque reporte des pertes, le trésor partage ces pertes avec les autres actionnaires.