Par Nathan Legrand
La France, une des principales puissances économiques, est aussi l’un des principaux États créanciers de la planète, avec des créances bilatérales (c’est-à-dire sur des États tiers) de plus de 41 746 millions d’euros au 31 décembre 2016, soit 14,5 % de l’encours total des créances du Club de Paris (ce club sans aucun statut juridique regroupe les 21 principaux États créanciers et est hébergé à Bercy). De même, la France joue un rôle non négligeable dans les orientations du FMI et de la Banque mondiale, en raison du poids démesuré accordé aux pays riches dans ces institutions.
Cette position de la France – qui n’est pas sans rapport avec son histoire coloniale – est utilisée à outrance pour faire du fric : soutien aux dictatures, ventes d’armes, blanc-seing donné aux banques commerciales françaises, imposition de réformes libérales favorisant les multinationales, etc. Du fric réalisé en se moquant de la souveraineté des peuples, que l’on appauvrit en leur demandant de payer des dettes illégitimes et odieuses quand elles ne sont pas illégales, et souvent insoutenables puisqu’elles exigent de sacrifier des droits humains fondamentaux afin d’être remboursées. En voici quelques exemples.
Depuis le renversement du despote Ben Ali en 2011, les gouvernements successifs en Tunisie ont continué la mise en œuvre des politiques néolibérales appliquées par l’ancien régime et n’ont pas remis en cause le paiement des dettes accumulées par le clan au pouvoir de 1987 à janvier 2011.
Au contraire, la révolution a permis aux créanciers internationaux de faire replonger la Tunisie dans un cycle d’endettement au prétexte d’un soutien financier à la « transition démocratique ». Alors que la dette publique du pays s’élevait à 25,6 milliards de dinars tunisiens en 2010, elle serait désormais à plus de 67,8 milliards |1|. La dévaluation du dinar imposée par le FMI dans le cadre du prêt conditionnel de juin 2016 rend d’autant plus cher le remboursement de la dette publique extérieure. La dette publique totale représentait 41 % du PIB en 2010 ; elle est de 70 % en 2017 |2|. Les deux tiers de cette dette sont de la dette extérieure.
Entre 2011 et 2016, plus de 80 % des prêts contractés par la Tunisie ont servi à rembourser la dette contractée par l’ancien régime.
Cette inquiétante spirale de l’endettement n’est pas accompagnée d’une amélioration des conditions sociales qui prévalent dans le pays. Bien au contraire, les fortes manifestations de janvier 2018, comme les mobilisations sociales continues depuis 2011, nous rappellent que la situation s’est aggravée depuis le renversement de Ben Ali.
Si les plus gros bailleurs du pays sont multilatéraux (FMI et Banque européenne d’investissement en tête), la France, ancienne puissance coloniale, est le principal créancier bilatéral de la Tunisie, avec plus 1 100 millions d’euros de créances.
La dette de la Tunisie accumulée sous Ben Ali a eu pour principales conséquences de légitimer un pouvoir despotique en finançant certains projets d’infrastructures (utiles au plus grand nombre ou non) et de libérer d’autres fonds pour maintenir ce pouvoir autoritaire par la coercition. Rappelons-nous, pour la seule période de décembre 2010 à janvier 2011, l’empressement de Michèle Alliot-Marie à vouloir exporter en Tunisie le « savoir-faire » français en matière de maintien de l’ordre, et la révélation des commandes de matériel de répression passées auprès d’une entreprise française |3|. Dans le même temps, le clan Ben Ali détournait des sommes importantes afin d’augmenter son enrichissement propre. En mai 2012, une résolution du Parlement européen jugeait « odieuse » la dette extérieure des régimes autoritaires en Afrique du Nord et au Moyen-Orient – cette résolution n’a jamais été suivie d’effet.
Or, entre 2011 et 2016, plus de 80 % des prêts contractés par la Tunisie ont servi à rembourser la dette contractée par l’ancien régime. Le service de la dette représente la première dépense dans le budget de l’État, alors que le pays connaît une crise sociale et économique que le seul renversement de Ben Ali n’a pas permis de résoudre, loin de là. Pourtant et à l’image de ce qu’il se passe ailleurs, sous le poids des intérêts la Tunisie a remboursé entre 1970 et 2009 près de 2,5 milliards d’euros de plus que ce qu’elle a emprunté.
La France, non contente de participer à l’assujettissement de la Tunisie par le rôle qu’elle joue dans différents cadres multilatéraux (Union européenne, FMI, Banque mondiale), a annoncé fin 2016 la conversion d’un milliard d’euros de créances en projets d’investissement, une décision qui a commencé à être appliquée par le gouvernement d’Édouard Philippe. Cette conversion est un cadeau empoisonné : l’argent dû par la Tunisie à la France sera déboursé dans des investissements qui favoriseront très probablement des entreprises françaises et il y a fort à parier qu’une partie des sommes sera comptabilisée dans l’aide publique au développement de la France. Or, cette dette mérite d’être annulée purement et simplement : la convertir revient à un blanchiment de dette odieuse !
Notes
|1| République tunisienne, portail du Ministère des Finances, « Synthèse des résultats des finances publiques (budget de l’État) » (consulté le 19 février 2018) : http://www.finances.gov.tn/index.ph…
|2| Ibid.
|3| « Le gouvernement Ben Ali avait commandé des lacrymogènes en France », NouvelObs.com, 21 janvier 2011 : https://www.nouvelobs.com/monde/201…
Auteur.e
Nathan Legrand Permanent au CADTM Belgique