Pressenza publie cette lettre dans le cadre de la soirée ‘Lanceurs d’alerte et démocratie’ qui a lieu ce 1er mars 2018 et qui inclut la présentation du film ‘Meeting Snowden’ de Flore Vasseur.
Par Edward Snowden
Le 17 décembre 2013
Il y a six mois, je sortais de l’ombre de l’Agence nationale de sécurité du gouvernement des États-Unis pour me tenir devant la caméra d’un journaliste.
J’ai partagé avec le monde entier des preuves qui démontrent que certains gouvernements sont en train de mettre au point un système de surveillance planétaire pour contrôler secrètement nos modes de vie, les personnes avec lesquelles nous parlons et ce que nous disons.
Je me suis présenté devant cette caméra en toute lucidité, en sachant que cette décision me couterait ma famille et ma maison et mettrait ma vie en péril. J’étais motivé par la conviction que les citoyens du monde méritaient de comprendre le système dans lequel ils vivent.
Ma plus grande peur était que personne ne prête attention à ma mise en garde. Je n’ai jamais été aussi heureux d’avoir tout faux. La réaction suscitée dans certains pays m’a particulièrement inspiré, et le Brésil est sans nul doute l’un d’eux.
À la NSA, j’ai assisté avec une inquiétude grandissante à la surveillance de populations entières sans aucun soupçon d’actes répréhensibles, et cela menaçait de devenir le plus grand défi de notre temps en matière de droits humains.
La NSA et d’autres agences d’espionnage disent que pour notre propre « sécurité », pour la « sécurité » de Dilma, pour la « sécurité » de Petrobras, ils ont révoqué notre droit à la vie privée et ont fait irruption dans nos vies. Et ils l’ont fait sans demander l’autorisation à la population d’aucun pays, ni même le leur.
Aujourd’hui à Sao Paolo, si vous possédez un téléphone portable, la NSA surveille votre position : ils font cela 5 milliards de fois par jour aux populations du monde entier.
Lorsque quelqu’un à Florianopolis visite un site internet, la NSA conserve une trace de la date à laquelle cela s’est passé et de ce que vous y avez fait. Si une mère à Porto Alegre appelle son fils pour lui souhaiter bonne chance pour son examen universitaire, la NSA peut conserver le journal des appels pendant 5 ans ou plus.
Ils surveillent même ceux qui ont une aventure ou qui regardent de la pornographie, au cas où ils auraient besoin de salir la réputation de leur cible.
Les sénateurs américains disent que le Brésil ne devrait pas s’inquiéter car ce n’est pas de la « surveillance », c’est de la « collecte de données ». Ils disent qu’ils font cela pour maintenir notre sécurité. Ils se trompent.
Il y a une différence considérable entre les programmes légaux, l’espionnage légitime, l’application légitime de la loi, où des individus sont ciblés sur la base d’une suspicion raisonnable et individualisée, et ces programmes de surveillance de masse qui placent des populations entières sous un œil qui voit tout et qui enregistrent des copies pour une durée indéfinie.
Ces programmes n’ont jamais rien eu à voir avec le terrorisme : il est question d’espionnage économique, de contrôle social et de manipulation diplomatique. Il est question de pouvoir.
De nombreux sénateurs brésiliens sont d’accord et ont demandé mon aide dans le cadre de leurs enquêtes sur des crimes présumés contre des citoyens brésiliens.
J’ai exprimé ma volonté d’aider partout où cela est approprié et légal, mais, malheureusement, le gouvernement des États-Unis s’est donné beaucoup de mal pour limiter mes capacités, au point de forcer l’avion présidentiel de Evo Morales à atterrir pour m’empêcher de voyager en Amérique latine.
À moins qu’un pays ne m’accorde l’asile politique permanent, le gouvernement américain continuera d’interférer pour m’empêcher de parler.
Il y a six mois, j’ai révélé que la NSA souhaitait écouter le monde entier. C’est désormais le monde entier qui écoute et qui s’exprime. Et la NSA n’apprécie pas ce qu’elle entend.
La culture de la surveillance mondiale systématique, exposée aux débats publics et aux vraies enquêtes sur chaque continent, est en train de s’effondrer.
Il y a trois semaines seulement, le Brésil a conduit le Comité des Droits Humains des Nations unies à reconnaitre pour la première fois de l’histoire que la vie privée ne s’arrête pas là où commence le réseau numérique et que la surveillance de masse d’innocents est une violation des droits humains.
Le vent a tourné et nous pouvons enfin entrevoir un futur où nous serons en sécurité sans sacrifier notre vie privée. Nos droits ne peuvent pas être limités par une organisation secrète, et les autorités américaines ne devraient jamais décider des libertés des citoyens brésiliens.
Même les défenseurs de la surveillance de masse, ceux qui ne sont pas persuadés que nos technologies de surveillance ont dangereusement dépassé les contrôles démocratiques, reconnaissent maintenant que dans les démocraties, la surveillance du public doit faire l’objet d’un débat public.
Ma prise de conscience a débuté avec une affirmation : « je ne veux pas vivre dans un monde où tout ce que je dis, tout ce que je fais, chaque personne à laquelle je parle, chaque expression de créativité, d’amour ou d’amitié est enregistré.
Ce n’est pas quelque chose que je souhaite soutenir, ce n’est pas quelque chose que je souhaite construire et ce n’est pas un système sous lequel je souhaite vivre. »
Quelques jours plus tard, j’ai appris que mon gouvernement avait fait de moi un apatride et voulait m’emprisonner. Ma parole m’avait coûté mon passeport, mais je payerais à nouveau ce prix : je ne serai pas celui qui ignore la criminalité dans l’intérêt du confort politique. Je préfère être sans état que sans voix.
Si le Brésil n’entend qu’une seule chose de moi, que ce soit celle-ci : lorsque nous nous allions tous contre les injustices et pour la défense de la vie privée et des droits humains fondamentaux, nous pouvons nous défendre contre les systèmes même les plus puissants.
Source : Folha De S. Paulo
Traduction de l’anglais : Caroline Pequegnot