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Membre du Parti national (PN, droite), Juan Orlando Hernández – surnommé « JOH » – a été investi pour un deuxième mandat (2018-2022), dans le Stade national de Tegucigalpa, la capitale du Honduras, le 27 janvier. S’il a pu compter sur la présence de représentants d’organismes internationaux et de délégations diplomatiques souvent composées de simples secrétaires ou chargés d’affaires, aucun chef d’Etat ou de gouvernement étranger n’avait fait le déplacement. En revanche, la cérémonie de prestation de serment a bénéficié de la présence de milliers d’hommes de l’armée, de la police militaire, de la marine et de la police nationale, disposés autour du stade en trois cordons de sécurité. Ce sont eux qui, très brutalement, ont refoulé et dispersé les dizaines de milliers de manifestants qui protestaient contre la fraude dont a été victime, lors des élections du 26 novembre 2017, le candidat de l’Alliance d’opposition contre la dictature (AOCD) Salvador Nasralla.
Malgré cette situation extrêmement tendue, l’écharpe présidentielle a été passée à « JOH » par le dirigeant du PN et président du Congrès Mauricio Oliva. Suspecté de faire partie d’un réseau d’enrichissement illégal ayant permis à de nombreux députés de s’approprier des fonds destinés aux œuvres sociales, ce dernier fait l’objet d’une enquête de la Mission d’appui contre la corruption et l’impunité au Honduras (MACCIH), mandatée depuis janvier 2016 par l’Organisation des Etats américains (OEA). Guère traumatisé par ce fâcheux compagnonnage, Hernández, la main posée sur une Bible, a déclaré en prêtant serment : « Je promets de respecter et de faire respecter la Constitution et les lois. » Si les opposants n’avaient été trop occupés à cracher et vomir au milieu des gaz lacrymogènes tout en tentant de se protéger des coups de matraques, un homérique éclat de rire aurait fendu le ciel de Tegucigalpa. C’est précisément en violant la dite Constitution que « JOH » a pu se faire réélire, cette dernière interdisant une telle possibilité.
Les élections municipales, législatives et présidentielle du 26 novembre ont été marquées par de multiples irrégularités [1]. Annoncée par le président du Tribunal suprême électoral (TSE) David Matamoros, la victoire d’Hernández fut immédiatement contestée par Nasralla et son chef de campagne Manuel « Mel » Zelaya, ex-président de gauche renversé par un coup d’Etat de l’ « oligarchie » – celle-là même qui soutient « JOH » – en juin 2009. Arrivé en troisième position, Luis Zelaya (aucun lien de parenté avec « Mel »), candidat du Parti libéral (PL), l’autre grande formation traditionnelle de la droite, dénonça également une fraude et reconnut la victoire de Nasralla.
Jusque-là, rien d’exceptionnel s’agissant du Honduras où déjà la première élection de « JOH », en novembre 2013, obtenue dans des conditions plus que douteuses, avait été fortement mise en question [2]. Mais, cette fois, la contestation prend une autre tournure car la Mission d’observation de l’Union européenne d’abord, puis celle de l’Organisation des Etats américains (OEA) ensuite, mettent en doute la validité du résultat.
Pour l’OEA, « il est impossible de reconnaitre le vainqueur de cette élection étant donné les irrégularités électorales observées avant, pendant et après le scrutin ». Dans un communiqué du 5 décembre, son secrétaire général, Luis Almagro, va jusqu’à recommander la tenue d’une nouvelle élection dans l’hypothèse où le gouvernement ne parviendrait pas à dissiper les doutes après examen des recours et recomptage des votes contestés par l’opposition. Il est alors plus que temps de résoudre la crise : dans tout le pays, la répression des manifestations a déjà provoqué 14 morts, 51 blessés et 844 arrestations (dont 501 depuis la suspension des garanties constitutionnelles décrétée le 1er décembre précédent).
La veille de l’ultime examen partiel des votes, la représentante des Etats-Unis à Tegucigalpa, Heide Fulton, lance un appel comminatoire à la classe politique pour qu’elle « accepte le résultat qu’annoncera le TSE ». Lequel se prononce le 17 décembre en « confirmant » la victoire d’Hernández (42,95 % des suffrages contre 41,24 % à Nasralla), non sans préciser, par la voix de Matamoros, qu’il a été tenu compte de toutes les recommandations de l’OEA. Ce qui ne convainc personne. Sauf le Département d’Etat américain, qui suggère à l’opposition de se tourner vers la Cour suprême hondurienne en cas d’insatisfaction. « Nous condamnons énergiquement [cette] déclaration qui reconnaît les résultats du TSE, valide le crime de fraude électorale et nous enjoint de chercher justice auprès de cette Cour suprême bâtarde dirigée avec cynisme par Juan Orlando Hernández », réagit immédiatement Manuel Zelaya. De son côté, la chef de la Mission d’observation européenne, la Portugaise Marisa Matias, précise le 18 décembre que son organisation « n’a pas validé les résultats annoncés » par le TSE. Quant à Luis Almagro, il s’emporte le 22 en fulminant que « méconnaître les rapports » des observateurs de l’OEA au Honduras « crée un précédent dangereux en une année électorale 2018 très fournie » (présidentielles au Brésil, au Costa Rica, en Colombie, au Mexique, au Paraguay et au Venezuela). Le même jour, en guise de réponse, le gouvernement américain félicite officiellement « JOH » pour sa victoire.
Il y a déjà longtemps que Washington a voté. Le 28 novembre, deux jours seulement après le scrutin et alors que gronde déjà la polémique contestant le résultat, le Département d’Etat a « certifié » le Honduras en tant que pays « qui lutte contre la corruption et respecte les droits humains » ! Cet examen de passage réussi permettra à son futur gouvernement de percevoir une partie des 644 millions de dollars d’aide à l’Amérique centrale approuvée par le Congrès états-unien. Quelques jours plus tard, le 2 décembre, l’ambassade des Etats-Unis à Tegucigalpa s’annonce « satisfaite » du recomptage des votes en cours à ce moment, estimant qu’il « maximise la participation citoyenne et la transparence ». Par ailleurs, cette même ambassade exerce de fortes pressions sur Nasralla pour qu’il rompe avec Manuel Zelaya, un « chaviste » qui prône le socialisme honni…
Tout drame comporte un épisode hautement comique. La crise hondurienne ne déroge pas à la règle lorsque surgissent quelques clowns à gros nez rouge (auto-baptisés « analystes »), alliés enthousiastes d’Almagro dans son obscène agression, depuis la tête de l’OEA, en alliance avec Washington, contre le Venezuela. Dans le registre « un jour ou l’autre, la vérité devait remonter à la surface, voyez comme Almagro est honnête et impartial, loin de ne s’en prendre qu’à Caracas il s’oppose aussi à la droite hondurienne et aux Etats-Unis », ils encombrent les réseaux sociaux de messages moquant les « serpillères idéologiques », « la clique stalino-bolivarienne » « les petite frappe NKVDistes » (pas encore « les vipères lubriques », mais cela viendra) – c’est-à-dire quiconque ne pense pas comme eux et met régulièrement en cause le rôle néfaste du secrétaire général de l’OEA [3].
Gloire soit rendue à ce dernier (et aux clowns à gros nez rouge), donc. A un ou deux détails près…
L’occasion était belle pour lui d’apparaître à peu de frais en défenseur de la démocratie, tant est caricatural le cas hondurien. Pauvre Almagro ! Ses pairs lui ont rappelé la nature exacte de sa fonction : celle d’un clown blanc. Tandis qu’il gesticule à Washington en quête de crédibilité, les Etats-Unis, le Canada, l’Argentine, le Mexique, la Colombie, le Guatemala reconnaissent dans son dos, et sans coup férir, la victoire de « JOH ». Lorsque, le 25 décembre, par un tweet de son compte personnel, il sollicite du gouvernement hondurien l’autorisation d’envoyer un « délégué spécial » de l’OEA chargé d’examiner « les violations des droits humains dans le cadre de la crise post-électorale », il se fait rire au nez (il n’y a jamais qu’une quarantaine de morts).
Habituellement, la présentation des rapports d’observation électorale ne pose aucun problème au sein de l’OEA : le Conseil permanent se contente d’en prendre note et on en reste là. Mais voici qu’Almagro insiste pour que les Etats membres approuvent celui établi au Honduras. Non seulement l’ambassadeur du Chili Juan Barria, président du Conseil permanent pour le premier semestre 2018, ne convoque aucune session pour un tel examen, mais nul pays ne s’intéresse à la question. Ceux de l’axe progressiste – Bolivie, Equateur, Venezuela [4], etc. – considèrent l’OEA comme quasiment illégitime et s’en méfient, ceux qu’enchante l’élection d’un nouvel ami de droite n’y trouvent aucun intérêt.
Que ferait un homme d’honneur et de principes ainsi publiquement et grossièrement désavoué par ses pairs ? Il démissionnerait. Que fait Almagro ? Le 22 janvier, il se couche et annonce que « l’OEA va travailler avec le président hondurien pour un second mandat ». D’après ce qu’en disent les médias, « Juan Orlando Hernández a très bien accueilli cette déclaration et a réitéré sa volonté de collaborer avec les différentes organisations internationales au cours de [ce] prochain mandat ».
En fidèle employé des patrons du cirque, Donald Trump et son secrétaire d’Etat Rex Tillerson, le clown blanc Almagro, applaudi par les clowns à gros nez rouge et aidé par la droite continentale regroupée au sein du Groupe de Lima, va pouvoir à nouveau se consacrer à 100 % à sa tâche principale : la déstabilisation du Venezuela. Où l’opposition, entre autres revendications, réclame la présence d’une… Mission d’observation de l’OEA lors de la prochaine élection présidentielle (pour peu qu’elle accepte d’y participer, ce que Washington ne souhaite manifestement pas).
Puisqu’on parle d’honneur et de principes, on étendra le champ d’observation. Parmi les nations qui ont reconnu la victoire d’Hernández en même temps que les Etats-Unis, figure la République Fédérale d’Allemagne. Tout en appelant « au dialogue entre toutes les parties » et en rejetant « tout acte de violence », la chancellerie a félicité « JOH » pour sa victoire tout en précisant qu’elle approuvait le rapport de la Mission d’observation de l’UE. Elle eut dû, normalement, provoquer un sacré étonnement : le 26 décembre encore, la chef de la Mission, Marisa Matias, rappelait que cette dernière « n’a(vait) pas validé les résultats annoncés officiellement par le TSE ».
Il en faudrait plus pour troubler les apparatchiks… Le 28 janvier, au nom du Conseil européen et de la Commission européenne, Donald Tusk et Jean-Claude Juncker ont envoyé une lettre de « sincères félicitations » au président « élu » pour son second mandat. On notera toutefois qu’en humanistes convaincus, ils ont appelé à un « dialogue national », au « respect de l’Etat de droit », à la « sécurité citoyenne », à la « lutte contre la corruption », aux « réformes électorales », et blablabla et blablabla.
Six jours auparavant, à Bruxelles, les ministres des affaires étrangères des vingt-huit Etats de l’Union avaient adopté des sanctions contre le Venezuela. La veille, 26 janvier, lors d’une réunion avec le président de droite argentin Mauricio Macri, Emmanuel Macron exprimait le souhait que l’UE accroisse ces sanctions et que, en même temps, d’autres nations plus proches du Venezuela se mobilisent à leur tour pour accentuer la pression sur Caracas. En résumé : « Macri – Macron même combat ! »
Au Honduras même, l’autre face de la comédie continue. Caracas y est d’ailleurs à l’ordre du jour. Le 16 décembre, le secrétaire du Conseil des ministres Ebal Díaz, se référant aux manifestations incessantes organisées contre la fraude électorale, a accusé les organisateurs de ces dernières d’être financées, « écoutez-moi bien, avec des fonds de provenance douteuse (…) Les enquêtes récentes nous indiquent qu’ils peuvent provenir du Venezuela ou d’organisations comme les FARC [Forces armées révolutionnaires de Colombie], qui ont déjà exprimé leur appui à ces activités violentes de désordre et d’anarchie [5] ».
Plutôt qu’à l’ex-guérilla colombienne, démobilisée depuis un an, ou aux « bolivariens » bien assez occupés avec leur propre crise, on pourrait attribuer la situation explosive aux pratiques chaque jour un peu plus ubuesques de la caste politique hondurienne. Fort de l’impunité dont il jouit du fait de la duplicité internationale, le Congrès, dominé par le Parti national, hors de toute procédure normale, a approuvé une réforme de la Loi organique du budget qui empêche le ministère public d’enquêter au pénal sur la gestion des fonds publics par les députés et les fonctionnaires de l’Etat.
Dans ce pays gangrené par la corruption, une telle obstruction à la justice aurait déjà provoqué quelques commentaires aigres si un détail « anodin » n’avait fait monter la température de 100° : approuvée le 20 janvier à 17 h 11 (69 « pour », 11 « abstentions », deux « contre »), la réforme a été publiée dans une version différente, le 19 janvier, c’est-à-dire la veille, dans La Gaceta (Journal officiel, n° 34546). Même la Mission d’accompagnement contre la corruption et l’impunité (MACCHI) de l’OEA hurle au scandale. Encore un gros souci pour Almagro s’il ne veut pas sombrer dans le ridicule…
Dans un tel contexte, l’opposition refuse d’abandonner la rue. Jusqu’au 27 janvier, jour de la prestation de serment de « JOH », les mobilisations et barrages sur les routes se sont multipliées, brutalement réprimées avec une violence extrême. Le 2 février, en conférence de presse, Manuel Zelaya a appelé « le peuple » à une « insurrection pacifique ». La tension monte dangereusement face à un pouvoir qui abuse au-delà de toute raison.