Pour mémoire :
1er épisode: « What a wonderful world » (chanson célèbre, 1967)
2ème épisode: « Magical Mystery Tour » (chanson célèbre, 1967)
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3ème épisode: « Money, money, money » (chanson célèbre, 1976)
Dans une boulangerie, le regard du jeune enfant suit la main de sa mère déposant quelques pièces de monnaie sur le comptoir. L’instant d’après, comme souvent, un sachet de friandises vient remplacer les pièces ; l’enfant identifie alors très rapidement la forme du sachet, et, déjà, l’eau lui vient à la bouche.
L’épisode des courses, renouvelé régulièrement pendant la prime enfance, confirme le pouvoir de l’argent pour obtenir apparemment tout ce qu’on désire. Quelques années plus tard, lorsque ses circuits émotionnels seront sensibilisés aux stimuli monétaires (cf. épisode précédent), le jeune humain découvrira que les distributeurs automatiques n’offrent pas de l’argent à volonté, que celui-ci est la contrepartie d’un service rendu à la société, et puis aussi que toutes les formes de service ne reçoivent par le même salaire : il faudra « bien travailler à l’école », pour avoir une chance de gagner beaucoup d’argent quand on sera grand. Mais pas seulement. Dans une société dont les friandises ne sont pas équitablement partagées, il faudra en plus faire partie des « meilleurs ». C’est ainsi que la perspective de bons revenus devient motivante pour apprendre à l’école ; la compétition entre élèves détermine la répartition – inégale – de l’accès aux futures friandises, et l’institution scolaire fournit un cadre à cette sélection. Pourtant, le jeune enfant n’avait pas besoin d’être ainsi sollicité pour s’émerveiller de la beauté d’une fleur ou du mouvement d’une éolienne. Le plaisir de découvrir, d’expérimenter et de « faire » aurait dû suffire à nourrir son envie d’apprendre. Privilégier au contraire l’esprit de compétition en agitant l’appât du gain, c’est faire peu de cas de cette capacité innée d’émerveillement, que le système éducatif pourrait mieux contribuer à entretenir.
Depuis la petite enfance, l’argent trouve donc sa place au centre d’un système de valeurs qui maintient la cohésion de la société moderne, et dans laquelle il sert de référence. A l’origine, la monnaie servait seulement à garder la trace d’un service rendu, quel qu’il soit. L’argent était déjà un outil extrêmement pratique, permettant en définitive de distribuer un échange de services dans le temps et dans l’espace. Avant cela était le troc, une opération immédiate et sans intermédiaire entre deux individus, en un point du globe. Puis, grâce à la monnaie, un service rendu était traduit en un certain montant, dont l’utilisation pour acheter un autre service pouvait être retardée, et aussi réalisée à grande distance. Ce décalage dans le temps a permis l’accumulation de richesses, tandis que le décalage dans l’espace a trouvé son apogée dans la mondialisation : deux phénomènes qui s’amplifient aujourd’hui à mesure que la réglementation des transactions financières et du travail se dissout dans le libéralisme économique. Dans cette vision, relocaliser les échanges financiers et limiter l’accumulation de capital – en dehors de la sphère publique – éviteraient les excès des métiers destinés uniquement à faire fructifier un capital, suivant la fameuse devise : « Le temps, c’est de l’argent ». On a en effet donné un prix au temps, une rémunération censée compenser la frustration de celui qui prête à moyen et long terme plutôt que de consommer à court-terme. C’est le taux d’intérêt. Du point de vue de l’emprunteur, et à première vue, l’obtention d’un prêt bancaire semble une aubaine. Sans plus attendre, le sachet de friandise est à portée de main du « pas riche ». Cependant, le revers de la médaille comporte des années de remboursement avec intérêts, signifiant que la friandise sera en définitive payée bien plus cher que sa valeur affichée, que le pouvoir d’achat du gourmand sera restreint durant cette période, et qu’aucune baisse ou interruption de revenus ne devra contrecarrer les attentes du financier prêteur. Paradoxalement, moins l’emprunteur est solvable, plus le risque de non-remboursement est grand, plus la durée et les intérêts d’un prêt sont élevés. Mieux vaut donc être en bonne santé et avoir été bien classé dans ses études pour bénéficier d’un prêt à taux d’intérêt réduit.
Une évaluation comparable de risque est à l’œuvre chez une autre catégorie de financier, en la personne de l’actionnaire qui mise sur des entreprises. Le chapelet des cotations en Bourse de firmes leader nationales n’a pu échapper à l’enfant grandissant, puisqu’il l’a régulièrement entendu dans les bulletins d’information depuis l’avènement du néo-libéralisme… sans doute une manière d’orienter et maintenir son attention d’actionnaire potentiel, et surtout en guise d’actualisation d’un jeu de société permanent, faisant croire que le futur de ladite société est réductible à un pari sur l’avenir de ses plus grosses firmes.
Une fois le contrat de prêt ou d’investissement signé, son bénéficiaire immédiat devra par la suite rembourser « avec intérêts » ou bien satisfaire un taux de profit exigé par le financier, pouvant aujourd’hui atteindre 18%. On retrouve ainsi les composantes du dopage dans l’emprunt, sous la forme d’une amélioration temporaire du pouvoir d’achat ou d’entreprendre, suivie d’une période de dépendance et de possible déficit pouvant aller jusqu’à la ruine. De plus, comme pour le dopage sportif, des phénomènes de masquage sont parfois mis en place : on masque ses revenus dans un Paradis Fiscal pour échapper à l’impôt, on masque des « créances pourries » à l’intérieur d’un produit financier complexe mais apparemment fiable. L’évaluation par l’argent se projetant dans le futur avec le système de « cotations » exercé par les Bourses internationales, le système économique repose sur la confiance des acteurs les uns envers les autres, impliquant des Agences de Notation. Lorsque ces agences accordent un « AAA » à un produit financier qui se révèle par la suite contenir des créances pourries, la confiance mutuelle des banques qui se sont fourvoyées disparait ; elles renoncent à se faire crédit, et une crise économique se déclenche, comme en 2008.
La question est maintenant de savoir si d’autres systèmes sont envisageables, et surtout s’ils peuvent tenter une population consciente de la gravité des enjeux sociaux et environnementaux. L’enfant conditionné très tôt aux multiples réponses engendrées par le stimulus « argent » serait-il capable, adulte, de fonder son comportement sur d’autres valeurs que celles encouragées par la publicité sur tout l’espace publique et les « cartes de fidélité » dans les magasins ? L’augmentation du pouvoir d’achat chez les plus favorisés d’entre nous, telle que celle procurée temporairement par le dopage économique, pourrait-elle être remplacée par d’autres sources de satisfaction, accessibles à tous de manière équitable ?
La réponse que nous proposons est positive, quoique difficilement acceptable par les classes moyennes et supérieures qui profitent encore du système actuel en négligeant ses effets néfastes. Une partie de cette réponse consisterait notamment à redonner au temps toute sa valeur propre, en considérant que le temps passé sur une tâche donnée doit déterminer sa rétribution, modérément modulée par la pénibilité ou le stress associé. Plutôt qu’un Revenu Minimum Garanti, encore fondé sur la référence-argent, chaque citoyen devrait disposer d’un accès garanti à au moins une activité, une position dans le réseau social des tâches à partager, dont le revenu serait similaire pour chacun. Car, en effet, notre société hiérarchisée pratique la « double-récompense » : celles et ceux qui ont pu consacrer du temps aux études et ainsi notamment améliorer leur présence au monde, se trouvent à nouveau récompensés par des salaires élevés ; alors qu’en tout objectivité, la personne qui fait le ménage dans nos bâtiments publics, ou bien ramasse les poubelles d’ordures ménagères, rend un service indiscutable à la société (mesurable par l’effet d’une interruption de quelques jours de son activité), sans avoir nécessairement « fait d’études ». Le service rendu effectivement à la société par un diplômé de l’ENA, devenu haut-fonctionnaire, voire Président de la République, est moins directement mesurable… Surtout lorsque celui-ci travaille à perpétuer le Libéralisme économique et le dopage généralisé qui l’accompagne.
Au royaume du dopage, les dealers sont les leaders.
à suivre…
4ème épisode : « L’âge de tous les dopages » (film peu connu, 2011)