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João Pedro Stedile, dirigeant du Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST) et de la coalition « Front Brésil populaire », composée par plus de 80 organisations populaires et de partis de gauche, analyse dans cet entretien réalisé le 18 mai 2017 pour le journal Brasil de Fato la situation politique brésilienne. Il indique également les différentes sorties de crise possibles pour le pays et le rôle que vont avoir les organisations populaires dans les semaines et mois à venir. Pour lui, le moment est « décisif » et « le candidat des travailleurs est Lula, parce qu’il est le représentant de la majorité du peuple brésilien, le seul capable de s’engager dans un processus de changement et d’appuyer notre plan d’urgence ».
Mémoire des luttes publie, dans une version enrichie de quelques précisions factuelles, ce document.
Brasil de Fato (BdF) : Pourquoi le mastodonte médiatique Globo trouve intérêt à diffuser des enregistrements compromettant pour Michel Temer et pourquoi insiste-il pour que soit organisée une élection indirecte pour désigner un nouveau président ?
João Pedro Stedile (JPS) : Le réseau Globo est devenu le principal parti de la bourgeoisie brésilienne. Il préserve les intérêts du capital, se sert de sa capacité de manipulation de l’opinion publique et articule son action aux autres pouvoirs idéologiques de la bourgeoisie : pouvoir judiciaire, certains magistrats et l’ensemble de la presse. Ils savent que le Brésil et le monde sont plongés dans une grande crise économique, sociale et environnementale provoquée par le fonctionnement du capitalisme. Au Brésil, cette crise est devenue une crise politique parce que la bourgeoisie avait besoin d’exercer son hégémonie directement au sein du Congrès et sur le gouvernement fédéral de sorte à faire porter tout le poids de la sortie de crise sur la classe des travailleurs. De ce point de vue, Globo est donc promoteur et gestionnaire du coup d’Etat.
Pour autant, installer Michel Temer au gouvernement après la destitution de Dilma Rousseff fut comme se tirer une balle dans le pied si l’on considère que les soutiens de ce dernier – d’après Eduardo Cunha lui-même [ancien président de la Chambre des députés, allié de Michel Temer et purgeant désormais une lourde peine de prison pour corruption] – constituent un groupe de « délinquants », opportunistes et corrompus, non préoccupés par la mise en place d’un projet bourgeois pour le pays, mais seulement par leurs intérêts personnels.
L’opération « Carne fraca » [Stedile fait référence au démantèlement, en mars 2017, d’un réseau de vente de viande avariée impliquant inspecteurs sanitaires, fonctionnaires du ministère de l’agriculture et groupes agroalimentaires] fut une seconde balle tirée dans le pied qui est venue ajouter au discrédit du Parti du mouvement démocratique brésilien (PMDB) – le parti de Temer –. En effet, plusieurs de ses membres y étaient impliqués. Ce faisant, ce beau monde s’est mis à dos un secteur de la bourgeoisie agro-exportatrice. Maintenant, la bourgeoisie a besoin de construire une alternative à Temer. La forme que prendra cette alternative va se décider dans les heures ou les jours à venir. Elle pourrait prendre la forme de la démission de Temer, d’un jugement du Tribunal suprême électoral ou bien d’une accélération des demandes de destitution déjà soumises au Congrès. Dans quelques semaines, on saura qui va le remplacer et plusieurs facteurs détermineront ce choix. Le résultat ne sera pas le fruit d’un plan machiavélique d’un secteur – Globo par exemple – mais la conséquence d’une réelle lutte de classes, et de la manière dont ces dernières agiront dans les heures, jours et semaines à venir.
BdF : Comment est organisé le camp des golpistes ?
Il est divisé depuis 2014. Et ceci est un atout. Lors des coups d’Etat antérieurs, celui de 1964, et pendant le gouvernement de Fernando Henrique Cardoso en 1994, la bourgeoisie était unie et dirigée par une seule direction. Elle portait un projet pour le pays et disposait d’une arrière garde importante au sein du capitalisme nord-américain.
Aujourd’hui, elle n’a pas de projet pour le pays. Elle a perdu le soutien des américains parce qu’elle s’est alignée derrière Hillary Clinton pendant la dernière campagne présidentielle. Elle cherche uniquement à préserver ses propres intérêts économiques. Comme le dit le sociologue José de Souza Martins (membre du Parti de la social-démocratie du Brésil – PSDB), « les réformes de la protection sociale et du travail sont des mesures capitalistes qui augmentent l’exploitation des travailleurs, mais qui sont aussi contradictoires avec le développement d’un projet capitaliste de pays ».
Les golpistes n’ont pas non plus une seule direction. Ils sont divisés entre le pouvoir économique (Henrique Meirelles – le ministre de finances –, JBS, etc.), le groupe des « délinquants » du PMDB (Romero Juca, chef de la coalition gouvernementale au Sénat, Eliseu Padilha, ministre de la Casa civil [équivalent de premier ministre], Temer, Moreira Franco (secrétaire général de la présidence) qui détiennent le pouvoir législatif mais qui commencent à se fissurer aussi (on l’a vu avec le cas de Renan Calheiros). Il existe, en plus, un groupe idéologique composé de Globo et du pouvoir judiciaire, qui doit aussi faire face à des nombreuses contradictions internes. Personne n’a une idée claire à propos du remplaçant de Temer.
La situation idéale pour eux serait de neutraliser Lula, d’instaurer un gouvernement de transition, accepté par la majorité de la population, dont la ministre Carmen Lucia [présidente de la Cour suprême] pourrait être à la tête jusqu’en 2018 – et se mettre en situation de gagner les prochaines élections.
Mais la division se manifeste aussi dans la désignation des candidats, puisqu’ils n’ont pas réussi encore à créer un nouveau Fernando Henrique Cardoso ou un Collor. Ils testent auprès de l’opinion publique des noms comme João Doria, l’actuel maire de Sao Paulo – ou Luciano Hulk. Mais ils savent, à partir des sondages, qu’ils ne sont pas viables et qu’ils ne feraient qu’aggraver la crise politique.
BdF : Dans ce contexte, que peuvent faire les travailleurs et les organisations populaires ?
JPS : Nous débattons depuis l’année dernière au sein des plus de 80 mouvements populaires et organisations politiques qui font partie du Front Brésil populaire et pensons que l’issue possible pour la classe des travailleurs se trouve dans un ensemble des mesures complémentaires. Premièrement, faire tomber les golpistes et suspendre toutes leurs mesures législatives prises contre le peuple. Ensuite, mettre en place un gouvernement de transition qui convoque l’élection présidentielle pour octobre 2017 et qui étudie une réforme politique immédiate pour garantir l’exercice réel de la volonté du peuple, et enfin qu’un nouveau Congrès soit élu.
Il faut aussi que le nouveau gouvernement s’engage, dès sa prise de fonction, à convoquer une Assemblée constituante exclusive destinée à bâtir un nouveau modèle démocratique qui définisse le régime électoral du pays.
En parallèle, nous proposons un « Plan populaire d’urgence » qui comporte plus de 70 mesures urgentes – qui, d’après nous, devraient sortir le pays de la crise économique, sociale et politique –. Le gouvernement de transition et le nouveau gouvernement devront le mettre en oeuvre.
Pendant la campagne électorale, il faut discuter d’un nouveau projet pour le pays, qui prenne en compte les réformes structurelles indispensables à court et moyen terme, telles que la réforme fiscale, la réforme des médias, la réforme agraire et même la réforme du pouvoir judiciaire. Mais pour que cela soit possible, il faut que les travailleurs, que les masses, occupent les rues de manière urgente. C’est là que le peuple peut exercer sa force, lors des mobilisations, lors des occupations de terrains et avec la pression populaire. Je crois que dans les prochaines heures et les prochains jours, il y aura des réunions d’assemblée pour fixer le calendrier précis des manifestations. Nous pensons de notre côté que la semaine prochaine sera décisive. Nous voulons camper devant le Tribunal électoral suprême pour nous assurer de la démission des golpistes et de la détention des corrompus dénoncés par Joesley Batista.
Nous voulons organiser de grandes mobilisations dans toutes les capitales et les grandes villes du pays le dimanche 21 mai. Nous voulons faire du 24 mai une grande journée de mobilisation nationale à Brasilia, mais également dans tout le pays en occupant les Parlements locaux, les routes. Le peuple veut rentrer dans la lutte et faire pression pour accélérer les changements attendus.
BdF : Les élections directes peuvent-elles apporter des avancées pour le pays ? De quelle manière ? Qui pourraient être les candidats ?
JPS : Bien sûr, les élections directes pour élire un président et un nouveau parlement sont une nécessité démocratique indispensable pour sortir le pays de la crise politique. Seul le résultat des urnes peut amener un gouvernement représentant les intérêts de la majorité et ayant la légitimité nécessaire pour réaliser les changements en faveur du peuple qui permettront la sortie de la crise économique. Parce que c’est la crise économique qui est à la base de toute la crise sociale et politique. Le candidat des travailleurs est Lula, parce qu’il est le représentant de la majorité du peuple brésilien, le seul capable de s’engager dans un processus de changement et d’appuyer notre plan d’urgence.
Il y a aura probablement d’autres candidats, tels que Bolsonaro, le représentant de l’extrême droite, Marina Silva, qui essaiera de capter l’électorat du centre mais dont la base réelle est seulement l’église de « l’Assemblée de Dieu ». Les « tucanos » [nom familier donné aux membres du PSDB] sont en crise à cause de l’implication de Alckin dans plusieurs dénonciations. Doria n’est qu’un playboy de cinquième catégorie. Et le réseau Globo n’a pas eu le temps de construire une alternative comme il l’avait fait avec Collor en 1989.
BdF : Comment empêcher les retours en arrière imposés par l’agenda des golpistes ?
JPS : Mobiliser, lutter et ne pas abandonner les rues. Dans les prochains jours, nous allons travailler dans la perspective de la grève générale indéfinie. La bataille des prochains jours sera décisive afin de fixer un cap pour le pays dans les années à venir. La force de la classe des travailleurs ne peut s’exprimer que dans les rues.