par Robert Charvin
Chaque mutation ainsi que les silences opportunément aménagés et succédant à des campagnes intensives, assurent à un système, pourtant délabré et largement corrompu, des renouveaux devant une opinion publique qui souvent préfère croire à savoir !
En France, par exemple, « l’invention » du « ni droite ni gauche » de E. Macron, copie gauloise de la vieille compromission CDU-SPD allemande, permet de ravaler la façade gouvernementale face à la colère citoyenne.
Dans l’ordre international, les mêmes phénomènes se produisent pour conforter le camp auto-proclamé du « Bien ». Ils sont facilités par la méconnaissance de masse de la situation réelle des pays étrangers et des relations internationales, y compris chez les adhérents des partis pour qui la politique internationale reste secondaire, malgré la mondialisation.
C’est donc souvent l’amnésie qui est organisée.
C’est le cas pour la Charte des Nations Unies dont le but originel était de « préserver les générations futures du fléau de la guerre … ». Il s’agit de « maintenir la paix et la sécurité internationale… et de réaliser, par des moyens pacifiques, … le règlement des différends de caractère international susceptibles de mener à une rupture de la paix » (art. 1-1).
Pour consolider la paix, il convient de respecter « le principe de l’égalité de droits des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes » (art. 1-2). L’article 2 de la Charte précise que l’ONU est fondée sur « le principe de l’égalité souveraine de tous ses membres ».
Plus déterminant encore, selon la Charte, les États renoncent à leur traditionnelle compétence de guerre : le recours à la force est désormais interdit, sauf cas extrême de légitime défense. L’ONU a seule compétence, si le Conseil de Sécurité le décide, pour agir en faveur du maintien ou du rétablissement de la paix, avec la garantie (droit de veto) que l’ONU ne devienne pas un outil instrumentalisé par une simple majorité.
Essentielle aussi est la disposition prévoyant que les États ayant un contentieux entre eux ont pour obligation (art. 33) de rechercher une solution « avant tout par voie de négociation » ou par tous moyens pacifiques de leur choix. Le Chapitre VI (art. 33-38) de la Charte est entièrement consacré au « règlement pacifique des différends ».
Les articles 92 et s. de la Charte prévoient aussi l’existence d’une Cour Internationale de Justice, organe judiciaire chargé de contribuer aux règlements des différends entre États avec obligation de se conformer aux arrêts rendus.
La raison d’être majeure des Nations Unies est donc, avec le développement, l’affirmation solennelle du droit à la paix pour tous les peuples, condition nécessaire à l’existence des droits de l’homme.
Tous les États de la planète sont aujourd’hui membres des Nations Unies et pleinement engagés (juridiquement) à respecter la Charte.
Le droit de la paix en déshérence
Cet édifice juridique onusien a été rapidement balayé par les États-Unis, dès la guerre de Corée en 1949 : Washington n’a jamais supporté le système basé sur la sécurité collective et lui imposant des contraintes.
L’essentiel pour les États-Unis est le maintien de leur hégémonie impériale contre le communisme, mais aussi contre tous les États « déviants » petits et moyens (du Guatemala en 1954 à la Libye en 2011) et contre les puissances concurrentes, y compris alliées.
Le processus de concentration économique et financier à l’échelle mondiale et la logique que s’en est suivie dans les relations internationales ont dès l’origine cassé les mécanismes onusiens : l’esprit et la lettre des fondamentaux de la Charte ont été « oubliés ».
Seul a été médiatisé avec la complaisance des grands journaux et chaînes radio-télé occidentaux le Conseil de Sécurité, du moins lorsqu’il pouvait être instrumentalisé et « rendre service » aux politiques occidentales : depuis l’intervention militaire en Corée (1949-1953) jusqu’en Libye ou en Côte d’Ivoire, par exemple dans les années 2000 !
Les puissances occidentales comme tous les États membres étaient les principaux sujets responsables pleinement engagés par leur adhésion aux Nations Unies : à défaut de respecter leurs engagements, ils devaient rendre des comptes à l’ensemble de la société internationale.
Le chapitre VII de la Charte prévoit des sanctions contre l’État reconnu coupable d’une « rupture de la paix » ou d’une « agression », y compris par le recours à une force armée internationale dirigée par un « Comité d’état major » spécialisé (art. 45).
Les grands médias occidentaux au service de la diplomatie de leurs États respectifs, par contre, n’ont cessé avec une parfaite mauvaise foi de dénoncer les « carences » de l’ONU lorsque celle-ci ne pouvait couvrir de son autorité la politique occidentale d’ingérence !
Si la « menace soviétique », grossièrement majorée, l’a jusqu’en 1991 emporté sur toute autre considération, particulièrement sur les principes de la Charte. Les « menaces » contemporaines ont pris le relais, celles notamment des États exigeant le respect de leur souveraineté et constituant autant de « manque à gagner » pour les grandes firmes occidentales et leurs protecteurs étatiques : la guerre internationale de classe est toujours prioritaire.
Les Islamistes de Daech et leurs alliés saoudiens, de même, ont été longtemps privilégiés par les États-Unis afin de se débarrasser de tous les nationalismes et les socialismes perturbateurs dans le monde arabe !
L’entrée en scène de la Russie dans le conflit syrien a totalement modifié la donne et les batailles de Mossoul et de Rakka devaient pour les États-Unis rivaliser avec celle d’Alep !
Malgré les prétentions affichées des États s’autoproclamant champions du Droit et de l’Humanisme, le droit de la paix des Nations Unies, noyau central du droit international général, n’est ainsi pas devenu effectif.
Ignoré de l’opinion, négligé par les forces politiques, y compris celles de nature contestataire de l’ordre établi, exceptionnellement invoqué par les États craignant, même lorsqu’il paraît immédiatement utile, un « retour de bâton » ultérieur, le droit de la paix ne correspond plus aux intérêts des puissances dominantes.
La notion d’ « État de droit » est d’usage interne, le droit international n’est opposé qu’aux « Autres », lorsqu’il n’est pas seulement une discipline quasi-culturelle offerte aux étudiants des Facultés de droit !
Le progrès instrumentalisé du droit humanitaire
A défaut de vouloir s’interdire d’user des conflits armés et d’accepter « la paix par le droit », les États occidentaux et leurs juristes se sont attachés au développement d’un droit visant seulement à réguler les modalités de la guerre.
Il s’agit de rendre les conflits armés moins inhumains. La tache semble généreuse, mais dès lors la prévention cédait devant un aménagement incertain de ce qui était « tolérable » ou pas durant les affrontements guerriers.
Nombre de juristes occidentaux se sont ralliés à ce palliatif à la portée concrète très limitée mais idéologiquement compensateur. Le droit humanitaire international s’accouplait d’ailleurs parfaitement avec le discours sur les droits de l’homme à l’interne.
Les politiciens conservateurs et la pseudo gauche « social-démocrate » se sont accordés pour le valoriser en dénonçant, du haut de leur grandeur humaniste, les « barbares » du Sud et d’ailleurs usant d’une violence, au niveau de leurs moyens1 et contestant un universalisme standard et impératif !
Cette promotion du droit humanitaire, né à la fin du XIX° siècle, mais inappliqué lors des deux conflits mondiaux, a convenu aux politiques occidentales beaucoup mieux que le droit de la paix. Celles-ci n’ont jamais apprécié les droits des peuples (comme les droits à la santé, à l’éducation, au logement, etc.) trop coûteux pour les économies capitalistes ; bien au contraire, les trop fortes revendications de cette nature devaient être réduites par la force, si le soft power n’était pas suffisant !
Afin de ne pas trop se déconsidérer en Occident même, l’instrumentalisation du droit humanitaire, comme a su si bien le faire, par exemple, le dénommé Kouchner (qui a parcouru durant sa carrière de professionnel de l’humanitaire tout l’éventail politique français, comme nombre de ses congénères), était concevable.
Non seulement il ne perturbait en rien l’hégémonisme occidental, mais au contraire, il lui permettait de se renforcer : les puissances occidentales conjuguaient leur politique d’exploitation avec un politique moralisatrice, donnant des leçons au monde entier au nom d’un Humanisme dont elles avaient le monopole !
En effet, l’ « individu » et sa « sécurité » pouvaient être pris en compte à bas prix. L’ « individuation » du droit, en rupture avec tout droit collectif, notamment économique et social nécessairement budgétisable, est source de toutes les interprétations et de tous les « ajustements » d’opportunité : les Islamistes peuvent devenir, comme à Alep, des « rebelles » contre un État honni qu’il faut abattre prioritairement.
Assister « humainement » ces « rebelles » dont l’étiquette a été effacée, était œuvre humanitaire et solidaire, même si jamais la question n’avait été posée lors des bombardements occidentaux contre l’Allemagne, puis la Corée, le Vietnam, la Yougoslavie, l’Irak, la Libye, le Yémen, etc. ni des multiples interventions armées étasuniennes en Amérique du Sud !
Proudhon avait portant, il y a longtemps, noté que « quiconque veut parler de l’Humanité est un tricheur », tandis que les « invocateurs de l’universel » ont souvent quelque chose à cacher.
L’apparition d’une prétendue « justice » pénale internationale, qui ne sanctionne ni un système ni une pratique collective, mais des individus, est l’expression de cette manipulation compensatrice.
Bien évidemment, les juristes académiques et nombre d’ONG occidentales ont vigoureusement applaudi : il s’agissait d’un « formidable effort pour développer une véritable justice internationale », écrit un éminent professeur de droit parisien.
Le retrait de l’Afrique du Sud et l’appel de l’Union Africaine contre la CPI sont le signal de la fin d’une illusion, soigneusement entretenue par les Occidentaux.
Le pseudo procès de L. Gbagbo en est le dernier avatar : l’objectif est de réprimer les gêneurs, accusés sans le moindre respect du principe, si souvent invoqué ailleurs, de la présomption d’innocence et de légitimer par la voie judiciaire l’interventionnisme occidental en fermant les yeux sur les bourreaux, lorsqu’ils sont des « amis » (comme l’Arabie Saoudite) !
Note:
1 Durant la guerre d’Algérie, des militants du mouvement de libération national ont dû répondre de leurs attentats « barbares » en répliquant qu’il n’y aurait pas eu recours à ces pratiques s’ils avaient possédé une aviation comme l’armée française qui ne se privait pas de bombarder les villages « rebelles » !
2. L’hégémonie contrariée. Éditions Luc Pire. 2011