Marie-Louise Duboin, auteure du livre Mais où-va l’argent ? et directrice de la revue La Grande Relève, nous présente l’économie distributive dans une interview.
N — Et pourquoi cette restriction ? Est-ce qu’il n’est pas plus simple d’instituer des taxes (taxe Tobin, TTF sur les transactions financières…) pour réduire la spéculation ? Et pourquoi ne pas l’interdire ? Ce serait plus radical !
M-L—Parce que le milieu financier est devenu plus puissant que les gouvernements. Il dispose aujourd’hui des moyens de contourner toute loi qui empêcherait, ou interdirait, telle ou telle spéculation, tel ou tel paradis fiscal, le “shadow banking” est bien au point, les transactions “sous la table” sont, si j’ose dire, monnaie courante. Aujourd’hui, “l’argent va à l’argent”, hors de toute raison. Pour que la monnaie ne puisse plus «faire des petits» il faut qu’elle ne puisse pas être “placée”, donc qu’elle ne circule pas. J’insiste sur ce point parce qu’il est passé sous silence. Il est ignoré alors qu’il est essentiel : c’est la possibilité de placer de l’argent pour qu’il rapporte qui creuse de plus en plus les inégalités, injustifiées, entre les fortunes. Et c’est facile à comprendre : tout vient du fait que les intérêts sont proportionnels au capital placé. Pour tous ceux qui ont à peine de quoi vivre (et ils sont majoritaires dans le monde) c’est une source de revenu inaccessible. Si le taux d’intérêt est de quelques pour cent, quand vous pouvez placer cent euros, vous en tirez quelques euros, et ceux qui peuvent placer un million ramassent quelques dizaines de milliers… Et à ceux qui placent un milliard, c’est plusieurs dizaines de millions qui leur tombent du ciel. … ou plutôt du capitalisme, puisque c’est sur cette croissance exponentielle que ce système est fondé. À ce taux, la différence est déjà énorme. Mais les investisseurs exigent maintenant des “retours à deux chiffres”, ce qui veut dire des taux de plus de 10 % ! Par exemple, le “rendement” annuel des actions des multinationales de l’industrie pharmaceutique a atteint 27 % en 2005. Faites le calcul ! Voilà comment plus vous possédez, plus vous gagnez, sans rien faire. C’est automatiquement, mathématiquement, que l’écart se creuse, donc que les inégalités entre les êtres humains augmentent de plus en plus vite et hors de toute raison. Faut-il que cette démesure puisse continuer ?
N — Non, bien sûr. Mais comment une telle monnaie peut-elle être créée et annulée ?
M-L — Comme l’est aujourd’hui la monnaie bancaire, c’est-à-dire comme l’essentiel (de l’ordre de 90%) de la monnaie utilisée pour les paiements. Cette monnaie était scripturale à l’origine : des écritures dans les comptes des banques. Sa forme actuelle est informatique, numérique : les banques la créent par addition, l’annulent par soustraction sur les comptes informatisés de leurs ordinateurs, entre lesquels elle est transférée, au sein du réseau informatique qui leur est réservé. Cette forme est adaptée aux moyens performants qui existent, elle est bien rodée, elle est donc à conserver. Elle permet l’usage, très commode, des cartes bancaires comme moyens de paiement (et pour les détaillants comme moyen de gestion de leurs inventaires).
N —Si la forme de la monnaie est la même, qu’est-ce qui change ?
M-L — Sa raison d’être, l’organisme qui a le droit de la créer, et avec quel objectif. Aujourd’hui, ce sont des organismes privés, les banques, qui la créent, et dans leur propre intérêt, quand elles ouvrent des crédits pour leurs clients. Elles la gèrent en tenant les comptes. Elles l’annulent et encaissent les intérêts quand ces crédits leur sont remboursés. Pour que l’économie ait enfin l’intérêt général pour objectif, un tel privilège doit être remis en question. On devrait même se demander comment il a pu être maintenu dans ce qu’on appelle pourtant les démocraties : il s’agissait d’un droit régalien, est-ce qu’avec la république, ce droit ne devait-il pas revenir au peuple ? La forme informatique de la monnaie bancaire est donc adaptée à la monnaie distributive, mais c’est une institution publique, transparente et contrôlée, qui la crée et la gère en se conformant aux décisions de politique économique prises démocratiquement dans les CES, comme on vient de le voir. Les pièces et les billets, qui sont faits pour circuler, sont donc exclus. Ne le regrettons pas : ils servent surtout au blanchiment d’argent sale et aux paiements “au noir“ ! Et pour les petits achats, cette “menue monnaie” est déjà en train d’être remplacée par le porte-monnaie “électronique”.
N — C’est donc la banque publique qui crée la monnaie, dans l’intérêt général. Comment ?
M-L — Par inscriptions sur deux types de comptes : les comptes des entreprises, pour acheter ce dont elles ont besoin pour produire et les comptes individuels, destinés à la consommation. Les entreprises dont les projets chiffrés ont été acceptés par les CES s’engagent par contrat à les exécuter comme prévu. La banque inscrit donc sur leurs comptes les sommes qu’elles ont demandées.
N —Donc la banque publique assure l’avance nécessaire aux entreprises comme le font aujourd’hui les investisseurs privés ?
M-L — Oui, sauf que ces entreprises n’ont rien à rembourser. Non seulement elles n’ont plus d’intérêts à payer à qui que ce soit, mais pas non plus d’impôts, ni de taxes quelconques, ni de cotisations sociales, puisque le fonctionnement de tous les services publics est financé de la même façon. Alors ça change tout ! Le travail n’a plus pour but d’augmenter le bénéfice d’un patron ou les dividendes des actionnaires, ni d’être compétitifs pour gagner des marchés. Le personnel de l’entreprise est le groupe des personnes qui ont soumis un projet commun au CES. En signant le contrat correspondant quand le CES l’a accepté, elles se sont engagées à le réaliser ensemble, avec le financement prévu. Il ne s’agit plus d’un “patron” et de “ses” employés, mais d’une coopérative, dont tous les membres, chacun dans sa fonction, ont le même objectif : remplir le mieux possible leur contrat et d’en fournir la preuve au moment d’en demander soit ensemble le prolongement, si tout s’est bien passé, soit pour en faire état dans d’autres projets si des changements sont souhaités.
N —Plus de patrons, plus d’employés, que des coopérateurs. Bon. Mais comment leur travail est-il rémunéré ?
M-L — Oui, que des coopérateurs, mais la hiérarchie de leurs fonctions n’implique pas celle de leurs revenus. Le travail n’est plus une marchandise. Au XXIe siècle, on ne peut plus condamner quiconque, sous peine de n’avoir pas de quoi vivre, à chercher sur le marché quelqu’un qui ne lui achète son travail que s’il peut en tirer profit. La condamnation à ne manger qu’à la sueur de son front se justifiait dans les siècles passés parce que la menace, quasi permanente, de pénurie alimentaire rendait vitale la nécessité de produire, ce qui se faisait alors surtout de façon artisanale. Notre système économique a été conçu en ces temps où il fallait bien obliger tout le monde à travailler, et le plus possible. Le progrès des connaissances dans tous les domaines, au siècle dernier, a si complètement changé nos moyens de production que nous sommes sortis de cette ère de rareté. Nous sommes entrés dans une ère d’abondance potentielle, en ce sens qu’il est devenu possible de remplacer du travail humain par celui de robots pour produire ce dont l’humanité a besoin pour vivre : se nourrir, s’abriter, se soigner, etc. Cette “grande relève” est du temps humain libéré qui se transforme aujourd’hui en chômage. Elle peut au contraire permettre de réduire le temps de travail en le partageant mieux, et de développer des activités choisies : loisirs, culture, art, sport… et politique, mais à condition d’adapter notre système économique à cette évolution. D’abord en reconnaissant que si nous disposons aujourd’hui de telles possibilités c’est grâce aux connaissances que les générations précédentes ont acquises et nous ont léguées. Les richesses produites aujourd’hui en sont l’usufruit, il faut donc les partager puisque nous en sommes tous, au même titre, cohéritiers. Le revenu inconditionnel, assuré de la naissance à la mort, versé à chacun par la société dont il fait partie et que pour cette raison est désigné par revenu social, est cette part d’héritage.
N —Est-ce que cela signifie qu’en économie distributive la totalité des revenus de chacun est la même pour tous ?
M-L —Recevoir une part de revenu, au titre de cet héritage commun, est un droit fondamental qui est reconnu à tous en économie distributive. Mais la richesse à partager n’est pas la même d’une région à l’autre puisqu’elle dépend d’un grand nombre de facteurs et des décisions du CES qui fixent, comme on l’a vu, les masses totales de monnaie. La part de monnaie réservée, en priorité, pour la production assure aussi l’entretien de tous les services publics, dont la plupart, comme la santé et la formation, sont d’accès gratuit. Reste la masse destinée à la consommation, dont la répartition doit être débattue. Si la production et les services publics ne laissent qu’un minimum, juste de quoi assurer la survie de tous les habitants, l’égalité économique au niveau de base paraît la seule possibilité humainement défendable. Dès qu’on entreprend de produire plus, on peut soit tout partager également, soit en réserver une petite fraction pour introduire de la souplesse : susciter, encourager certaines activités par des suppléments de revenus, mais en se gardant bien d’oublier qu’il n’y a pas d’égalité des droits politiques, donc de véritable démocratie, s’il n’y a pas égalité des droits économiques.
N —C’est l’abolition du salariat ?
M-L — Oui, bien sûr. Elle semble aussi difficile à défendre que le furent l’abolition de l’esclavage au 18e siècle, du travail des enfants au 19e, puis du repos hebdomadaire et des congés payés ! Mais elle est inévitable. La preuve, c’est qu’elle a déjà commencé, mais dans le mauvais sens ! Le salariat, tel qu’on le rêve encore, est moribond. Il se transforme, à toute allure, en précariat : c’est Uber et autres en France, les “jobs de merde” en Allemagne et les “jobs à zéro heure” au Royaume-Uni, tous ces “petits boulots” mal payés, de durée souvent très courte, sans aucune garantie et sans protection sociale. Et il est complètement irréaliste de nier que les technologies du numérique vont se développer parce qu’elles ”permettent” de réduire encore plus la masse salariale. En outre, on ne peut plus mesurer le salaire par le temps passé comme on le comptait à l’époque du travail à la chaîne. Les techniques modernes rendent impossible de faire la part dans la richesse produite de ce qui résulte du travail effectué par tel employé, celle de la formation qu’il a reçue et de ses capacités innées, celle du milieu dans lequel il a été élevé, celle de l’état des connaissances à son époque, celle des choix de l’organisation, des méthodes, etc. Nous proposons d’appliquer le principe mutualiste : toute la production actuelle est faite par l’ensemble des actifs, selon leurs capacités, et elle est partagée entre tous, actifs et inactifs, en fonction de leurs besoins. On n’a pas trouvé plus équitable ! Le revenu de chacun devient l’avance que lui fait la société humaine pour qu’il puisse devenir, être, et rester le plus longtemps possible, un citoyen heureux d’être actif et utile aux autres. Ce n’est plus le prix d’achat du travail qu’il a fourni.
N —S’il est payé d’avance, il ne fera rien.
M-L — Mais si ! Il reçoit une avance pour être ce citoyen heureux d’être actif et reconnu comme tel. N’est-ce pas ce à quoi chacun aspire ? Et pourquoi trouve-t-on normal que les employés fassent aujourd’hui l’avance de leur travail, alors que c’est l’ordre inverse pour les entreprises ? Pour pouvoir vendre son travail il faut pourtant avoir d’abord acquit la force de l’effectuer. En économie des besoins, la société commence par fournir à chacun, dès la naissance, tout ce dont il a besoin pour devenir… “un citoyen”, plus précisément pour qu’il puisse, de la façon la plus autonome possible, épanouir sa personnalité en s’adonnant à une ou plusieurs activités par lesquelles il participe à la satisfaction des besoins de la société dont il est membre. À cette fin, la société commence par donner, et l’individu commence par recevoir. L’éducation reçue fait prendre conscience à chacun(e) de son appartenance à la société humaine, comprendre que celle-ci a besoin de sa coopération et que c’est par ses activités d’adulte qu’il (ou elle) va pouvoir être reconnu(e) et estimé(e) pour ses compétences et son altruisme. Le but de l’enseignement, accessible à tous aussi longtemps que nécessaire, est de préparer à cette réciprocité entre individu et société. Ainsi, les activités correspondent aux capacités et aux aspirations de ceux qui les ont choisies, elles sont donc beaucoup mieux exercées que sous la menace de n’avoir pas de quoi vivre. La population est moins stressée, a donc le temps de s’informer et de réfléchir pour participer à la démocratie.
N —Comment s’exerce pratiquement, au niveau individuel, ce choix des activités ?
M-L —Comme évoqué précédemment, tout résident, homme ou femme bien sûr, fait au CES, une proposition pour s’engager par contrat dans une activité, en précisant dans quelles conditions et pour quelle durée. Un tel projet peut être individuel (artisanal, artistique, familial, …) ou proposé par un groupe de personnes qui se sont entendues pour former une coopérative. Le contrat signé ensuite avec le CES est, pour chaque participant, son contrat “civique”. Et le bilan de ce qui a été ainsi réalisé s’ajoute, à échéance, à son “curriculum vitae”, ce qui lui permet d’en faire état quand il ou elle en demande le renouvellement ou fait une autre proposition.
N — Alors tout le monde devient “intermittent” ?
M-L — Oui. Avec un revenu garanti et une sécurité sociale assurée, chacun peut ainsi organiser sa vie, travailler plusieurs années sans relâche, mener de front plusieurs activités, prendre des années sabbatiques entre deux contrats…
N — Et si personne ne propose de participer à une activité jugée indispensable ? Et quels contrôles pour veiller à qu’aucun tire au flan n’en profite pour ne rien faire … ?
M-L —Rassurez-vous, ces questions font partie des détails auxquels plusieurs solutions peuvent être apportées. J’en ai imaginé quelques unes, il y a plus de trente ans, en écrivant mon livre Les Affranchis. Instaurer un service civil obligatoire pour assurer certaines urgences et aussi pour apprendre à être solidaire et à sortir de ses habitudes, sa durée peut être de quelques mois, voire plus selon les besoins, entre 18 et 25 ans. Un service de coopération, échangé avec d’autres pays. Et rien n’empêche les CES de faire des propositions pour assurer des activités indispensables pour lesquelles aucun volontaire ne s’est présenté. Et rassurez-vous, la loi peut fixer un minimum d’engagement actif dû par chacun, entre 25 et 45 ans par exemple selon l’évolution de la productivité… et condamner les tire au flan que vous évoquez, si ce ne sont pas des malades et si c’est vraiment nécessaire, à quelque peine d’activité publique.
N — Beaucoup d’activités vont changer.
M-L —De toute façon, car beaucoup vont devoir changer pour s’adapter aux nouvelles technologies et aux impératifs du climat et de l’énergie. Mais ce qu’il est important de souligner c’est combien sont humainement souhaitables et inédites celles qui sont ouvertes quand on se libère de l’orientation imposée par la quête d’un profit financier. Je n’ai fait qu’en évoquer quelques unes, au passage. À propos de l’éducation et de la formation, ce qui mérite pourtant un plus long développement. Dans le domaine de la santé, l’ouverture de la médecine à la prévention. J’ai montré que la démocratie économique fait de la politique une activité ouverte à tous… Je vous laisse imaginer l’intérêt des activités de recherche quand elles ne sont plus orientées a priori vers des applications immédiatement rentables. Et celui des activités artistiques quand elles échappent à toute avidité commerciale. Le changement dans l’activité des détaillants… n’est pas un détail. Ils ont toujours la responsabilité de la gestion de leur magasin, simplifiée par les paiements informatisés. Mais leur rôle d’intermédiaire ne consiste plus à pousser à la vente, et de préférence celle qui leur “rapporte”. Il devient celui d’informateur, et doublement : faire part aux fournisseurs des critiques, des souhaits et des compliments des clients, et informer la clientèle en transmettant leurs réponses, qui ne peuvent être qu’objectives, sur la fabrication de leurs produits.
N —Vous rêvez : vous croyez que “tout le monde, il est bon” ! Alors que les hommes sont naturellement méchants.
M-L — On ne peut plus affirmer que tout le monde est, “naturellement”, soit méchant, soit bon. On sait maintenant que le comportement d’un être humain dépend très peu de l’inné, beaucoup plus de son milieu, et surtout de la façon dont il a été entouré pendant ses premiers mois, puis “éduqué” au cours de ses premières années. Or le “chacun pour soi” capitaliste incite à la guerre permanente de tous contre tous pour “arriver”. Comment voulez-vous que la société soit conviviale quand les enfants sont entraînés à la compétition dès l’école ? Quand ce qui ”paie” c’est jouer des coudes pour “gagner”, mépriser les autres pour passer devant eux, on aboutit forcément à ce que la “réussite” fasse d’un milliardaire comme D. Trump le modèle à suivre ! Le cancer qui ronge notre société, c’est cette idéologie du profit. La thérapie de choc nécessaire, c’est se débarrasser de la finance capitaliste qui a mené l’être humain à devenir l’adversaire de ses semblables !
N — On est en pleine utopie…
M-L — Effectivement, puisque la démocratie économique n’existe nulle part. Mais il s’agit d’une utopie réaliste, les moyens de la réaliser existent déjà et ils vont se développer. Alors que l’illusion, c’est croire, sans raison, que nous ne traversons qu’une “crise”, les difficultés actuelles étant forcément passagères… L’humanité est en pleine mutation, notre organisation économique est dépassée, elle n’est pas adaptée aux moyens actuels, encore moins à ceux qui se préparent… il faut donc faire preuve d’imagination pour que l’utopie d’aujourd’hui fasse la réalité demain. Il est bien évident que le chemin peut être long. Mais comme rien n’assure qu’on dispose encore de beaucoup de temps, il est urgent de prendre la bonne direction.