Par Renaud Vivien, Alexandre Penasse, Kairos
Si le FMI parle de créanciers procéduriers, les banquiers de créanciers irréductibles, nous préférons les termes des Nations unies de fonds rapace, ou celui du CADTM (Comité pour l’abolition des dettes illégitimes), de fonds vautour. Car ils expriment parfaitement ce qu’ils sont : des entreprises financières qui se nourrissent d’États en déliquescence, tuant progressivement leur population, sauf ceux qui en profitent. Mais comment agit un fonds vautour, qui est derrière et, plus largement, à qui profite le système dette ?
Rencontre avec Renaud Vivien, co-secrétaire général du CADTM Belgique.
Cette interview est extraite du journal Kairos, numéro 28, composé d’un dossier spécial intitulé « Du nord au sud, les peuples enchaînés par la dette » qui a été coordonné par le CADTM.
KAIROS : « fonds vautour » est un terme courant dans certains milieux : milieu de la finance, des ONG actives dans le domaine…, mais qui est peut-être peu connu de la population. Pourtant, les pratiques des Fonds vautours ont un impact direct sur les finances publiques, donc sur la répartition des richesses et la vie en société ? Peux-tu nous expliquer simplement ce que sont les fonds vautours (FV).
Renaud Vivien : Un FV est une entreprise financière, le plus souvent basée dans les paradis fiscaux, dont la stratégie, immorale, consiste à racheter des créances sur des États en difficulté financière, très endettés, et qui sont au bord du défaut de paiement ou déjà en défaut de paiement. Du coup, la stratégie des FV est ciblée vers ces États-là, puisque leur cote sur le marché d’occasion des dettes – le marché secondaire, où les prix sont fixés –, là où les fonds vautours agissent, baisse. Le FV rachète donc la créance pour une bouchée de pain, mais il va attendre que le pays qui est en détresse financière aille mieux, entre guillemets, soit solvable, pour l’attaquer, en lui réclamant le montant de départ plus les intérêts de retard, les frais de justice et autres pénalités. Un rapport de l’ONU, sorti l’année dernière, le rapport « Ziegler » |1|, a étudié toutes les activités des FV et les profits qu’ils ont engrangés en moyenne : cela allait de 300% à 2 000% de plus value. En Argentine, ça a été plus : le fonds vautour NML, qui fait partie d’un « super fonds vautour » possédé par la même personne, le milliardaire étasunien Paul Singer, a fait un profit multiplié par 25 ! Il a racheté des dettes à 80 millions de dollars et a obtenu de la justice étasunienne 2 milliards de dollars.
Pour faire cela, les FV utilisent les tribunaux, sans limite, c’est-à-dire qu’ils utilisent n’importe quel tribunal du moment qu’il y a un lien de rattachement avec le pays qui est attaqué. Par exemple, en Belgique, les tribunaux belges, bruxellois, ont été saisis de requêtes, d’actions de FV. La procédure en justice est donc une stratégie, mais souvent les FV font de l’intimidation directe : ils font pression sur l’État (lobbying, campagnes d’intimidation, etc…) en disant : « Si vous ne nous payez pas maintenant, on va directement en justice et là ça va faire mal ».
Quand tu évoques le fait que les fonds vautours attendent que les pays aillent mieux, tu veux dire par là qu’ils « vont mieux » en empruntant sur le marché, en engageant une politique plus libérale ?
Par exemple avec l’Argentine, NML a applaudi tout de suite la victoire de Macri [président actuel de l’Argentine], les marchés financiers aussi, mais le juge new-yorkais Griesa, qui a condamné l’Argentine, a également applaudi, en disant : « Ah, bien là on va pouvoir s’entendre », ça c’est fou ! La situation de l’Argentine s’est réglée par une négociation largement en faveur des FV. Bien qu’on ne soit pas au CADTM pour la croissance économique, celle de l’Argentine a augmenté ces dernières années sous Kirchner, justement parce qu’il y avait une politique de suspension du paiement de la dette qui a abouti à une négociation avec 93% des créanciers de l’Argentine. Donc Macri arrive au pouvoir, permet à l’Argentine d’emprunter à nouveau sur les marchés financiers, mais à du 10%, et dans le but expresse de payer les fonds vautours, donc les 7% de créanciers qui avaient refusé la négociation de la restructuration de la dette argentine.
Autre exemple : la Zambie. Quelques semaines avant l’allègement officiel de la dette zambienne en 2006, classé comme pays pauvre très endetté par le FMI (PPTE), le FV Donegal International, créancier de la Zambie, basé dans les îles vierges britanniques, un autre paradis fiscal, attaque le pays en justice devant la Haute Cour de Londres |2|.
Donc l’allègement de la dette ne leur est pas profitable, c’est un subterfuge ?
Pas du tout. Alors que le gouvernement zambien avait décidé que les bénéfices de l’allègement de la dette seraient alloués aux dépenses de santé, ces fonds lui ont été soutirés une fois que le jugement est survenu. Autre exemple, le Congo-Brazaville, avec des chiffres hallucinants : le FV Kensington International, qui fait partie d’Elliott, rachète une dette pour 1,8 millions de dollars et obtient un jugement pour 118 millions de dollars, et sur base de ce jugement a pu soutirer directement une partie de la somme du trésor belge, affectée dans ce cas à la coopération au développement.
Est-ce que les fonds vautours sont particuliers, ou une simple extension de certaines pratiques de spéculation financière ?
Leur business est très ciblé, c’est de la spéculation sur la dette. Ça fait 20 ans qu’ils existent. Ils ont fait leurs armes sur les entreprises : ils rachetaient leurs dettes pour en prendre le contrôle et la liquider, avec les plans de licenciement. C’est ce qu’il se passe en ce moment en France avec Vivarte, premier groupe d’habillement français : ce sont les fonds vautours qui sont entrés dans l’actionnariat. Cette technique a été étendue à l’État, avec comme première attaque le Panama, par le FV de Paul Singer, en 1996.
Ils comptent sur le non-paiement aussi ?
Oui, ils se nourrissent de cela. Si les pays ne sont pas au bord du gouffre, on ne sait pas acheter des titres de la dette si bas. Une spécificité c’est aussi qu’ils se mettent dans une position à risque de manière consciente : ils savent qu’ils font un placement risqué, sachant aussi que d’autres créanciers collaboreront et feront des allègements de dette qui, rappelons-le, sont conditionnés ; l’Argentine l’a payé cher, ce n’était pas une victoire. Le FV se met dans une position à risque mais refuse toutefois d’assumer ce risque, c’est-à-dire il refuse de respecter les règles du marché puisqu’ il fait appel aux tribunaux étatiques pour demander le remboursement.
Mais les FV sont à part et en même temps identiques : le fonds vautour FG Hemisphère par exemple, a été créé par deux anciens consultants de Lehman Brothers. Et avec la loi belge, on se rend compte qu’ils ont le lobby des banques derrière.
On ne sait pas qui sont les actionnaires des FV ?
Non, on n’arrive pas à avoir cette information. Mais il y a de fortes chances qu’il y ait des banques d’ici qui ont des actions dans ces fonds vautours, car ce sont des rendements de fou.
Suite à l’affaire du Congo et à la saisie par le FV de l’argent de la coopération au développement, que fait la Belgique ?
Le début, ça a été la Zambie en 2005, de la droite à la gauche, tout le monde était d’accord pour dire que c’était dégueulasse. Le processus législatif a été très rapide et a abouti à une loi très courte, deux articles dont l’essentiel qui énonce que les fonds de la coopération au développement sont incessibles et insaisissables ; personne ne pourra à l’avenir, y compris les FV, saisir l’argent de la coopération au développement. Mais il n’y a pas que les pays du Sud qui sont victimes. La Grèce en 2012, déjà matraquée par ses créanciers (la Troïka), se retrouve face à un vieux FV, Dart Management, qui rachète une partie de sa dette sur le marché secondaire et exige du pays le paiement à 100%, près de 500 millions d’euros.
Que se passe-t-il donc suite à l’adoption de la loi belge, il y a des réactions ?
L’Institut International de la Finance (IIF) et Febelfin réagissent et disent que cela fera fuir les investisseurs. Ils ont même envoyé des courriers aux parlementaires pour les dissuader de voter la loi en l’état. La banque nationale de Belgique, fait la même chose : « Cette loi-là n’est pas bonne, il faut une initiative internationale… ». On voit donc tout de suite une levée de boucliers.
Un vautour est un rapace qui se nourrit de charogne et de détritus. Les fonds du même nom se nourrissent d’États en déliquescence. La loi n’est-elle pas révélatrice des derniers spasmes d’un État qui a délaissé le pouvoir aux mains de la finance et qui en dernier recours tente de se protéger de ce qu’il a créé, ou en tous cas laissé faire ?
Oui, mais c’est justement un moyen de reprendre la main est de légiférer. Mais effectivement, c’est révélateur que l’économie n’est pas du tout régulée, et encore moins la finance internationale.
Beaucoup de gens ne s’en rendent peut-être pas compte ? Quand tu parles de la Banque Nationale Belge, des banques privées comme BNP, les fonds d’investissement, les paradis fiscaux…, c’est une véritable mafia ?
Oui, bien sûr, et les fonds vautours font le « sale boulot », tout en étant très soucieux de leur image, comme quand les avocats du FV Elliott ont demandé un droit de réponse après ma carte blanche dans Le Soir. Il consacre également énormément d’argent à placer des encarts dans les journaux, pour discréditer l’État en question.
Donc ils ont certains médias avec eux ?
Elliott a peut-être des actions dans les grands médias. Paul Singer [propriétaire du fonds Elliott], est le principal donateur du parti républicain aux États-Unis, ce qui explique aussi qu’il n’y ait aucune loi qui sorte par rapport aux fonds vautours dans ce pays.
Avec l’attaque contre les fonds vautours, une certaine unanimité parlementaire pour la loi de 2015, ne risque-t-on pas de tomber dans le phénomène de l’arbre qui cache la forêt ? C’est-à-dire que ces dettes elles-mêmes sont souvent odieuses, n’ont aucune raison d’être et sont remboursées par les classes moyenne et populaire, qu’elles font naître des politiques d’austérité et la recherche d’impôts ailleurs, comme la TVA ou l’impôt sur les revenus.
Ce risque existe, mais pour nous au CADTM, les FV sont une porte d’entrée pour se plonger dans les méandres de la finance, du système de la dette, pour ensuite s’apercevoir que les FV sont de vrais parasites, mais que de l’autre côté on a le Club de Paris qui réunit les grands États créanciers, le FMI, la Banque mondiale, la Banque centrale européenne, également créanciers et qui causent énormément de dégâts à la population. Le but pour nous est d’en finir avec la domination de la dette.
Il faut rappeler à ce niveau que les États empruntent à des taux exorbitants aux banques privées, notamment à la Banque centrale européenne, qui elle, prête à ces banques privées à des taux…
…Rien du tout ! C’est du 0%.
Qu’y a-t-il moyen de faire à ce niveau-là ? C’est important de dire qu’un État peut s’endetter pour le bien-être de la population.
La dette publique, c’est quelque chose de bien particulier : cela doit servir à l’intérêt public. Or, c’est rarement dit, car on envisage l’État comme une entreprise ou un particulier. L’État a des obligations vis-à-vis des créanciers lorsque la dette est légitime, mais il a des obligations à l’égard de sa population pour laquelle il doit assurer la continuité des services publics. Et ces dernières sont supérieures aux obligations financières, aux obligations de remboursement de la dette, il faut le rappeler.
Pour revenir sur la Banque centrale européenne, c’est un scandale, car elle vient vraiment en soutien au secteur privé, elle ne prête pas aux États, elle prête aux banques privées qui empruntent à du 0% et qui vont ensuite prêter aux États à des taux qui peuvent aller jusqu’à 7%. Il faut aussi souligner que la BCE, qui participe à la thérapie de choc en Grèce, a racheté à plusieurs banques privées des titres grecs pour une valeur de 40 milliards d’euros et, maintenant, exige de la Grèce le remboursement intégral de la valeur nominale, soit 55 milliards d’euros plus les intérêts !
Rappelons qui est à la tête de la BCE…
Draghi…
Qui vient de Goldman Sachs.
Oui, la BCE est clairement liée aux intérêts privés, ça ne fait pas de doute.
L’ancien président de la Commission, Barroso, la quitte et va chez Goldman Sachs ; Juncker, l’actuel, est l’architecte principal de l’ultra-libéralisation du Luxembourg et des paradis fiscaux… Comment on fait ?
Ce n’est pas avec eux qu’on va changer les traités, c’est inimaginable. Donc, ce que nous disons c’est qu’il faut désobéir aux traités européens.
En septembre 2015, la Belgique n’a pas voté en faveur de la résolution de l’ONU visant à mettre en place un cadre juridique international pour les restructurations de dettes publiques, qui aurait pourtant permis d’entraver l’action des fonds vautours ? C’est quand même paradoxal cette loi nationale de 2015 et ce refus à l’ONU.
Là tu touches un truc… en mars 2016, il y a une résolution qui porte sur la dette des pays du Sud : la Belgique vote contre. Quant à la résolution de l’ONU ils se sont abstenus. La Belgique, au niveau européen et international, ne fait rien de progressiste sur la dette et les FV, alors qu’on a une loi pionnière au niveau mondial. Ils ne le font pas car le gouvernement belge ne veut pas.
Est-ce que la Belgique a mis en place les résolutions parlementaires qui demandent la mise en place d’un audit de ses créances pour identifier et annuler toutes celles qui sont odieuses ?
Oui, mais le gouvernement s’assied consciemment sur les textes du Parlement, notamment la résolution du Parlement du 29 mars 2007. C’est voté !, mais ce n’est jamais mis en place. On interpelle le gouvernement, ils répondent « Oui, oui, c’est en cours ».
En France, le remboursement des intérêts de la dette représente 10% du budget de l’État. En Belgique, c’est combien ?
C’est le premier poste budgétaire. C’est 40 milliards d’euros tous les ans qui sont payés aux créanciers (dont 13 milliards pour les seuls intérêts) alors que dans le même temps les dépenses du fédéral dans la sécurité sociale s’élèvent 10 milliards, soit 4 fois moins que le service de la dette.
Il faut aussi dire aux gens les effets énormes du remboursement de la dette sur la structure sociale, et que ce sont surtout la classe moyenne et les plus pauvres qui la payent, les riches trouvant toujours les moyens de s’en détourner. Les gens ne se rendent pas toujours bien compte de cela ?
Oui, et c’est pour cela qu’on essaye d’en parler à travers l’audit citoyen, comme l’a fait l’Équateur avec la participation des mouvements sociaux. Au niveau gouvernemental, parlementaire, institutionnel, il n’y a rien qui bouge. Pour revenir à la dette belge, il y a clairement un problème : c’est la dette qui gouverne nos politiques. C’est au nom de la dette, au nom des déficits qu’on va dire : « Franchement, on n’a pas le choix, on doit être plus compétitif, on doit réduire nos budgets sociaux pour les rendre plus efficaces, il faut des partenariats public-privé parce que ça coûte trop cher, il faut geler les salaires… ». Bref, toute la politique d’austérité se fait au nom du remboursement de la dette qu’il faut questionner, se dire : « Est-ce que cette dette est vraiment légitime ? ». Á partir de là, on questionne les sauvetages bancaires, les politiques fiscales où ce sont les classes populaires et les classes moyennes qui paient le prix de la dette, puisque les riches en Belgique en profitent, et ce de deux façons : en terme de politique fiscale, ils paient très peu d’impôts, ensuite ce sont ces gens-là qui détiennent la dette belge, à travers leur actionnariat dans les grandes banques, et vont dire : « Vous vivez au dessus de vos moyens, il faut arrêter ce rythme de vie. » Le remboursement de la dette belge représente 20% du budget du pays, sans aucun débat, sur le taux d’intérêt notamment. On vient pourtant de calculer que si l’État belge n’avait pas d’intérêt à payer, juste le capital à rembourser – alors qu’on a vu que les intérêts, ça enrichit les banques qui profitent des taux à 0% de la BCE -, l’État belge serait en surplus budgétaire ; on peut donc déjà questionner les paiements des intérêts. Il n’y a pas de débat là-dessus, et c’est la première dépense de l’État !
Évidemment, s’il n’y a pas de débat, c’est parce qu’on sait à qui appartiennent les médias. Donc, ils te laissent faire une carte blanche, c’est amusant, c’est bien, mais s’ils en parlaient souvent, s’ils en faisaient des dossiers, s’ils faisaient des émissions, l’opinion publique entre guillemets, serait très vite au courant, et il y aurait une mobilisation populaire beaucoup plus forte.
Voilà, comme tu dis, on a quelques tribunes mais ce n’est pas à la hauteur de l’enjeu. La Belgique est aujourd’hui attaquée par Paul Singer, qui représente le 1% : milliardaire états-unien, lobbyiste aux États-Unis du parti républicain, tout son business est proprement scandaleux et aujourd’hui, il veut faire la loi en Belgique, tu imagines ! : « Cette loi-là, elle n’est pas bonne, vous me l’annulez ! ». Et il n’y a eu aucun débat télévisé en Belgique, rien du tout !
Interview de Renaud Vivien, co-secrétaire général du CADTM Belgique, 26 janvier 2017.
Propos recueillis par Alexandre Penasse.
Pour permettre aux États de faire face aux fonds vautours, n’hésitez pas à signer notre Pétition pour défendre et internationaliser la loi belge sur les fonds vautours
Notes
|1| Appelé ainsi car le vice-président de la commission est Jean Ziegler, ancien rapporteur de l’ONU pour le droit à l’alimentation.
|2| Qui donne son accord, même si des actes de corruption ont été notés. Mais cela n’influe pas sur le jugement… La Zambie est débitrice et doit payer au fonds vautour 17 fois la créance d’origine
Auteur Renaud Vivien
Co-secrétaire général du CADTM Belgique, juriste en droit international. Il est membre de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015.