IV LE FORUM MONDIAL DES ALTERNATIVES
Naissance du FMA (1996-1999)

La première moitié de la décennie 1990 consacrait le triomphe du capitalisme/impérialisme auto qualifié de « néo libéral ». L’Union Soviétique avait disparu, l’Europe de l’Est reconquise, la phase célèbre prononcée par Deng Xiaoping (« peu importe que le chat soit noir ou blanc, s’il attrape les souris ») était interprétée comme synonyme de « pourquoi pas la voie capitaliste », les pays du Sud avaient été soumis l’un après l’autre à « l’ajustement structurel ». Peu nombreux étaient ceux (mais je m’honore – sans arrogance – d’en avoir été) qui disaient (je l’ai écrit) : nous sommes seulement dans le creux d’une longue vague comme il y en a toujours eu dans l’histoire. Je rappelais Gramsci : la nuit n’est pas encore terminée, le jour ne s’est pas encore levé, dans la pénombre se dessinent des monstres. L’histoire nous a rapidement donné raison. Le triomphe du capitalisme des monopoles impérialistes était celui d’un colosse aux pieds d’argile. Les horreurs qui ont accompagné son triomphe – la montée au galop de la misère, les guerres d’agression de l’Otan – provoquaient la montée rapide des résistances de toutes natures, spontanées, désordonnées (mais c’est toujours ainsi que les choses commencent). L’idée qu’il nous fallait donner une forme organisée à la réflexion critique, capable de faire avancer une analyse correcte du défi et par là même de contribuer à la définition de stratégies de lutte cohérentes et efficaces, s’imposait.

Réunis en 1996 à Louvain la Neuve, au CETRI, alors dirigé par François Houtart, un petit groupe d’intellectuels qui avaient été actifs au cours des décennies précédentes, et qui avaient été conscients de la dérive qui s’annonçait (critiques du soviétisme et des régimes nationaux populaires), décidait de créer un « Forum Mondial des Alternatives ». L’idée et le nom ont été suggérés, si je ne me trompe, par F. Houtart et Pablo Gonzalves Casanova. J’y adhérais spontanément.

Mais comment traduire l’intention en réalité

De retour au Caire je prenais contact avec « l’Organisation de solidarité des peuples africains et asiatiques ». Il s’agissait d’une institution qui avait été créée à la belle époque de Bandoung et du nassérisme, tombée en décrépitude, mais toujours là – un bâtiment et quelques employés à ne rien faire. Son Président était Mourad Ghaleb, ancien ambassadeur de Nasser à Moscou. En dépit de nos divergences politiques – qui apparaissaient minces avec le recul du temps – nous nourrissions un bon respect mutuel. Mourad, à qui je proposais l’idée, saute sur l’occasion. « Nous pouvons organiser au Caire une sorte de congrès de l’organisation et tu y invites qui tu veux en plus ».

C’est ainsi que le FMA a vu le jour au Caire en 1997. Le collectif de coordinateurs qui m’a désigné comme « Président du Forum Mondial des Alternatives » m’a fait un grand honneur, que seul justifie peut être le fait que mes activités au cours de quarante ans m’ont effectivement donné l’occasion de connaître un grand nombre d’organisations et de leurs personnalités dirigeantes, réparties sur l’ensemble de la planète. Un groupe de travail – auquel je me suis volontairement abstenu de participer – a rédigé le Manifeste du FMA. Nous devons ce texte magnifique à François Houtart.

Le Forum Mondial des Alternatives a fait son entrée sur la scène internationale en organisant à Davos même, en janvier 1999, un « anti-Davos ». Non certes dans l’enceinte sacrée qui nous était évidemment interdite, mais à cinquante mètres, de l’autre côté de la rue enneigée de cette belle station d’hiver. Nous étions un petit groupe, associant quelques intellectuels engagés et d’authentiques représentants de grands mouvements populaires des cinq continents, choisis pour leur forte représentativité : les organisations paysannes du Burkina Faso, du Brésil et de l’Inde, les syndicats ouvriers d’Afrique du Sud, de Corée et du Brésil, les Néo Zapatistes du Chiapas, les militants de la « marche mondiale des femmes », les « Sans » de France et le groupe d’ATTAC. Introduits à Davos grâce à la complicité du Monde diplomatique, nous étions là pour dire : le monde réel, c’est nous qui le représentons, pas vous le Club des milliardaires. Les organisateurs de Davos comme les autorités helvétiques étaient si furieuses qu’il devenait exclu de pouvoir reproduire deux fois la surprise. De là mûrissait l’idée d’un Forum Social Mondial, à une autre échelle, pour lequel le choix s’est porté sur Porto Alegre grâce aux moyens considérable que le PT brésilien pouvait mobiliser.

Construire la convergence dans la diversité

Le Forum Mondial des Alternatives opère dans un univers complexe. Il est donc un Forum au sens véritable du terme, c’est à dire un lieu de rencontre et de débat et non une « internationale » (communiste, socialiste, chrétienne, islamique ou libérale). Il rassemble des courants de pensée et d’action qui demeurent totalement indépendants (et c’est une bonne chose à mon avis), mais partagent des points de vue critiques, soit sur l’ensemble des politiques libérales mises en œuvre, soit sur des segments particuliers de la gestion sociale, qu’il s’agisse des relations entre les sexes (c’est le cas de nombreux réseaux de femmes), des problèmes d’environnement, des droits de l’être humain, des problèmes communautaires ou d’autres questions. Ils ont tous leur place dans le Forum Mondial des Alternatives, quelles que soient les sources idéologiques de leur inspiration ou leurs options en matière de formes d’action. Le programme d’action du Forum Mondial des Alternatives qui s’articule autour de projets organisant le débat sur les objectifs, moyens et bilans des actions des mouvements sociaux à travers le monde – qu’il s’agisse de bilans régionaux d’ensemble, d’alternatives à l’agri business, de réflexion systématique sur l’articulation des valeurs universelles concernant les droits individuels, sociaux et collectifs – témoigne de cette option d’ouverture de principe

Le doublet FMA/FTM est donc finalement un « réseau de réseaux »

Le rôle du Forum Mondial des Alternatives est de permettre qu’en son sein se constitue un centre de réflexions systématiques sur l’alternative. L’adversaire connaît l’importance de cette réflexion systématique sans laquelle aucune stratégie d’action efficace n’est possible. Je fais ici référence à la Société du Mont Pèlerin, fondée en 1947 (où l’on retrouve les noms de Milton Friedman, Lionel Robbins, Ludwig Von Mises, Von Hayek, Karl Popper, les apôtres du libéralisme d’aujourd’hui), à la Trilatérale, fondée en 1973 (où l’on retrouve les noms de David Rockfeller, Zbigniew Brzezinski, Cyrus Vance, Andrew Young, Paul Volcker, les fabricants de la stratégie de l’establishment nord-américain). L’adversaire sait qu’aujourd’hui le problème majeur auquel il est confronté est celui de la gestion du système criminel et impossible qu’il tente d’imposer aux peuples. Dans son jargon cette gestion s’appelle « bonne gouvernance », dont il a fait le thème dominant imposé prioritairement aux programmes des institutions internationales et que malheureusement un grand nombre « d’ONG » reprennent à leur compte, par manque de capacité critique de réflexion dans le meilleur des cas, et beaucoup d’opportunisme en général. On ne sait pas très bien comment s’organise dans le moment actuel l’orchestration de cette réflexion de l’adversaire, encore que Susan George l’ait imaginé – dans son Rapport Lugano – avec humour et sagacité.

Faisant suite à notre initiative (l’anti Davos) la première édition du Forum Social Mondial a donc été organisée par un Comité principalement brésilien, qui a bénéficié de soutiens financiers conséquents, en coopération avec ATAC-France et le Monde Diplomatique (Bernard Cassen). L’histoire du FSM a été écrite par d’autres.

Le succès de Porto Alegre I en janvier 2001 n’avait pas fait la une des journaux majeurs des pays occidentaux. La stratégie choisie par l’adversaire était encore de boycotter l’initiative. Néanmoins les Messieurs du Davos des riches s’en été déjà inquiété. Ceux-ci ont donc proposé d’ouvrir un « dialogue » avec nous, à l’occasion de Porto Alegre 2 en 2002. J’ai eu le bonheur d’y participer – 10 minutes de radio. Monsieur me dit mon interlocuteur de Davos, « comment se fait-il qu’un économiste comme vous ne soyez pas avec nous à Davos » ? Très simple : « trois raisons. Un je n’ai pas 20.000 dollars à donner pour accéder au paradis 3 jours. Deux on ne m’y a pas invité, ce qui ne surprend pas, mes opinions étant connues. Trois si on m’y avait invité – par une erreur certaine – j’aurai décliné l’invitation n’étant ni milliardaire, ni intéressé à être admis au Club de leurs serviteurs ». Mais « Monsieur, je ne suis pas milliardaire ». « Je le sais, vous être le directeur des relations publiques d’une firme dont les propriétaires, eux, sont milliardaires ». « Que reprochez-vous donc aux milliardaires ? » « Simple arithmétique, Monsieur : leurs profits ont doublé au cours des années 1990, les revenus de tous ceux qui ne sont pas milliardaires – et ils sont nombreux ! – n’ont évidemment pas augmenté dans cette proportion. Vous voulez donc l’inégalité. Moi l’égalité. Nous sommes donc des adversaires, et je ne vois pas ce sur quoi nous pourrions donc dialoguer ». Cela étant Davos ne manquera pas, à l’avenir de « faire un effort » et trouvera bien, au sein du très large éventail des organisations sociales, des « personnalités de gauche » qui, conscientes ou pas, iront à Canossa.

A Porto Alegre II (janvier 2002) un grand pas en avant a été franchi, que « l’appel » adopté dans le grand meeting de conclusion a bien traduit. Les « mouvements sociaux » comme on dit, se politisent – au bon sens du terme. Au-delà de l’organisation de la lutte contre les effets sociaux désastreux du néo-libéralisme, ils prennent la mesure des exigences du système qui implique déjà, et impliquera de plus en plus, le recours à la barbarie « militaire » sous prétexte de « guerre au terrorisme ». Il est vrai que les suites du 11 septembre étaient déjà là pour le démontrer. Le FTM et le FMA ont été fort actifs à Porto Alegre II, animant cinq séminaires majeurs où l’ensemble de la logique politique criminelle du néo-libéralisme mondialisé était l’objet d’analyses et de commentaires d’une centaine d’intellectuels parmi les plus lucides du monde contemporain.

Néanmoins il nous faut constater que la formule définie par le Forum Social Mondial n’a pas résisté à l’usure du temps. La ligne de la grande majorité des ONG qui donnent le ton aux FSM ne sort pas du cadre de ce que le système des pouvoirs en place peut tolérer. La critique du FSM, formulée dans une lettre collective rédigée à Porto Alegre en 2005 (document disponible sur de nombreux sites), n’a pas été écoutée et le FSM nous paraît de ce fait avoir épuisé ses capacités de mobilisations à la hauteur des exigences. La dernière édition du FSM (Montréal, 2016) a tourné à la farce !

La participation du FMA/FTM aux forums sociaux, mondiaux et autres, n’est pas notre objectif principal. Ce qui est prioritaire pour nous c’est d’abord la conduite des rencontres organisées par nous-mêmes pour nous-mêmes, c’est-à-dire de faire avancer notre propre réflexion concernant la construction théorique et pratique d’alternatives positives réelles, d’avancées populaires et démocratiques. Néanmoins nous ne négligions pas pour autant les forums sociaux et tenions à y être présents. C’est un moyen non négligeable – parmi d’autres – de diffuser les résultats de nos réflexions propres. En fait le FMA/FTM a été probablement présent dans tous les forums tenus à travers le monde – ou presque – même si cette présence a été plus marquée dans certains cas, peu visible dans d’autres. Et j’ai personnellement participé à beaucoup de ces activités de la société dite civile.

Un agenda complet des forums sociaux doit exister, que peut être le Secrétariat du FSM pourrait fournir. Pour ma part j’ai participé (dans les équipes FMA/FTM) aux Forums Mondiaux de Porto Alegre (2001, 2002, 2005), de Mumbai (2004), de Bamako et Caracas (2006), de Nairobi (2007), de Belem (2009), de Dakar (2011) et de Tunis (2013 et 2015). J’ai participé à quelques-uns des forums régionaux, souvent préparatoires des Forums Mondiaux, à Hayderabad (2003, Forum Indien et Asiatique), à Lusaka (2004, Forum Africain), à Zagreb (2011, Forum des Balkans), comme à certains forums thématiques : Amazonie à Belem (2003), Via Campesina à Valence, en Espagne (2004). J’ai suivi tous les Forums européens depuis Florence (2002), puis Paris, Londres, Athènes et enfin Malmo. J’ai participé personnellement à quelques Forums égyptiens, arabes et africains, mais malheureusement pas à ceux du réseau qui s’est donné le nom de « Forum Mashrek-Maghreb ».

Nous avons toujours conduit dans chacun des Forums Mondiaux mentionnés quatre à dix tables rondes, animés par six à dix de ceux qui parmi nous nous paraissaient les plus compétents dans les domaines considérés. Dans certains cas les conditions de travail misérables ont certainement réduit considérablement – pour nous comme pour tous les autres – la portée de nos messages. Par contre à Dakar en 2011 et à Tunis en 2013 et 2015 nous avons bénéficié de bien meilleures conditions. Beaucoup de participants et d’observateurs de ces forums ont alors remarqué la belle qualité de nos tables rondes. Le lecteur intéressé pourra trouver sur de nombreux sites l’écho de ces tables rondes.

Répliques à nos adversaires

Les membres actifs de nos réseaux FMA/FTM et moi-même personnellement avons été invités, ou nous sommes invités, pour porter la contradiction aux propos de nos adversaires, les ténors de la « mondialisation heureuse ». Faire une liste exhaustive de ces interventions exigerait un travail d’archives que je n’ai pas fait. Je me contenterai donc de signaler quelques-unes de ces interventions. Le rappel de celles de beaucoup d’autres acteurs majeurs du FMA – en particulier F. Houtart ferait certainement mieux connaître le FMA au lecteur. Un compte rendu plus exhaustif des activités du FMA que ne l’est ce que je rapporte dans ces mémoires serait fort utile.

Je signalerai donc, dans l’ordre du calendrier, celles de ces interventions dont je me souviens. L’ONU avait organisé en 1995 à Copenhague l’une des grandes conférences de son cycle, pompeusement qualifié de préparation du renouveau de la civilisation pour les années 2000 ; le thème était celui de la « réduction de la pauvreté » ! Cette conférence, comme les autres du cycle, était « intergouvernementale », c’est-à-dire que les délégués ayant droit de vote étaient choisis par les Etats membres. Mais la « société civile » y était invitée en observateurs ayant parfois le droit à la parole, mais sans plus. Notre chance fut que les Etats africains nous ont choisis – le FTM – pour rédiger et présenter un rapport central sur la pauvreté en Afrique. Je sautais sur cette occasion magnifique de répliquer à nos « partenaires » – en fait adversaires -, la Banque Mondiale, les Communautés européennes, l’US-AID etc. Notre rapport a été rédigé à partir de contributions d’une vingtaine de nos membres actifs en Afrique. Chacun d’entre eux a fourni un bon rapport qui, au lieu de s’en tenir à dresser « l’inventaire » des pauvres et de la pauvreté, centrait l’analyse sur la critique des politiques mises en œuvre, lesquelles avaient immanquablement engendré l’aggravation de la pauvreté dans les pays concernés. Le rapport de synthèse rassemblait ces contributions dans un document d’environ 200 pages. Ce rapport a fait du bruit. Un certain nombre de délégués africains officiels y ont fait une référence officielle élogieuse. Nos adversaires, furieux, m’ont simplement insulté, et tenté de m’interdire de franchir certaines barrières (au sens matériel du terme) séparant dans la Conférence des officiels des autres !

A Barcelone en 2001 la Banque Mondiale avait envisagé de commémorer son cinquantième anniversaire. La Banque s’était proposé de conduire un « dialogue » sur sa politique avec une panoplie d’ONG qu’elle avait elle-même choisie. Nous nous sommes invités pour y porter la contradiction. Et la Banque a annulé son projet au dernier moment, craignant les trouble-fêtes, nous et quelques autres. Une rencontre s’est néanmoins tenue, organisée par la « société civile » espagnole, en l’absence de la Banque. J’y ai présenté personnellement « l’acte d’accusation ». Le procès des politiques néolibérales à l’origine de la pauvreté que la Banque prétendait vouloir combattre. Un ensemble de documents ont été réunis à cet effet sous le titre cinglant « Cinquante ans, çà suffit ».

La dernière de ces grandes conférences des Nations Unies s’est tenue à Durban en 2001 sur le thème très général de la « lutte contre les discriminations ». L’establishment dominant et la bureaucratie des Nations Unies à son service s’employaient à contrôler l’expression de la « société civile » invitée à participer à la conférence par le moyen du financement et de la manipulation de certaines ONG suffisamment apolitiques pour souscrire à leurs propositions qui annulaient en fait la portée des protestations et des revendications des peuples. La protestation contre le « racisme et toutes les autres formes de discrimination » avait donc été pensée d’une manière telle qu’elle aurait dû en devenir une expression anodine : tous les participants, gouvernements et ONG étaient invités à se battre la coulpe, regrettant la persistance de ces « vestiges » de discriminations dont sont victimes « les peuples indigènes », les « races non caucasiennes » (pour employer le langage officiel des Etats Unis), les femmes, les « minorités sexuelles ». Des recommandations très générales avaient été préparées, conçues dans l’esprit du juridisme nord-américain fondé sur le principe qu’il suffit de prendre des mesures législatives pour résoudre les problèmes. Les causes essentielles des discriminations majeures, produites directement par les inégalités sociales et internationales générées par la logique du capitalisme libéral mondialisé, étaient évacuées du projet initial. Cette stratégie a été mise en échec par la participation massive d’organisations africaines et asiatiques décidées à poser les vraies questions. La question du racisme et des discriminations n’est pas synonyme de celle de la somme des comportements condamnables de ces êtres humains victimes de préjugés « dépassés », et qui sont hélas encore nombreux et répartis à travers toutes les sociétés de la planète. Le racisme contemporain et la discrimination sont générés, produits et reproduits par la logique et l’expansion du capitalisme réellement existant, particulièrement dans sa forme dite libérale. Les formes de la « mondialisation » imposées par le capital dominant ne peuvent produire que « l’apartheid à l’échelle mondiale ».

Sur deux thèmes – la question des « réparations » dues aux victimes de l’esclavage et celle de la colonisation israélienne – les deux camps adversaires déclarés l’un de l’autre se sont immédiatement constitués. Le premier conflit a porté sur la question dite des « réparations » dues au titre des ravages de la traite négrière. Sur ce thème un véritable travail de sape avait été conduit par les diplomates américains et européens, réduisant avec condescendance et une note de mépris évident, la question à celle du « montant » des réparations réclamées par les peuples anciennement colonisés, et considérés comme des « mendiants professionnels ». Les Africains ne l’entendaient pas ainsi. Il ne s’agit pas « d’argent », mais de la reconnaissance du fait que le colonialisme, l’impérialisme et l’esclavage qui leur a été associé, sont largement responsables du « sous-développement » du continent et du racisme. Ce sont ces propos qui ont provoqué l’ire des représentants des puissances occidentales. Le second conflit portait sur la colonisation de peuplement mise en œuvre dans l’Etat d’Israël. Africains et Asiatiques ont été sur ce point précis et clairs : la poursuite de la colonisation israélienne en territoires occupés, l’éviction des Palestiniens au profit des colons (relevant d’une véritable purification ethnique), le plan de « bantoustanisation » de la Palestine, stratégie directement inspirée des méthodes de l’apartheid défunt de l’Afrique du Sud, ne constituent que le dernier chapitre de cette longue histoire d’un impérialisme forcément « raciste ». Il est caractéristique qu’en Afrique et en Asie la question palestinienne unisse, ailleurs elle divise.

Le FMA/FTM est toujours invité à participer aux « contre G7 ou G8 ou G 20 ». Nous y sommes presque toujours présents et moi personnellement deux fois (à Lyon, à Saint Petersburg). Je regrette avoir manqué le contre G7 de Gênes, où la police de Berlusconi s’est illustrée comme on le sait par l’assassinat d’un jeune.

De Lyon je ne garde qu’un souvenir très flou. La conférence avait été préparée par une panoplie d’ONG françaises et européennes « gentilles » pour lesquelles il fallait éviter que les critiques adressées aux politiques des grandes puissances impérialistes ne tournent au procès de « l’Europe ». Il leur fallait écarter les responsabilités de l’Europe en tant que Communauté, qui, selon eux, n’était pas impérialiste par nature. Alors rien ne s’est dit à la conférence qui valait la peine d’être retenu. Un petit nombre de participants du tiers monde, dont moi-même, nous amusions de ce vide. Mais les Français avaient bien organisé les choses, culinairement parlant. A petits prix on pouvait goûter à ces très bons plats caractéristiques de la cuisine lyonnaise. Un marocain, un chinois et moi nous régalions ensemble.

A Saint Petersburg en 2013 Boris Kagarlitzy était parvenu à se faire financer l’invitation d’étrangers – dont moi – qui viendraient renforcer la délégation russe. Il s’agissait d’un G 20 et le thème retenu concernait la « réforme » du système financier international. Mais nous savions tous que les développements en Syrie (l’accusation d’usage d’armes chimiques) allaient occuper les esprits. Obama et Poutine n’ont d’ailleurs pas discuté d’autre chose entre eux. Les Chinois, les Brésiliens et quelques autres également. Les organisateurs de ce Contre G 20 avaient invité pour nos débats – pour ce qui était de la question financière tout au moins (nous avons quand même, comme le G 20, mis la Syrie à l’ordre du jour de nos discussions) – un adjoint du Ministre des Finances du Brésil. Pedro Paez l’a interpellé avec le talent qu’on lui connaît et exposé sa contre-proposition concernant la réforme du système monétaire et financier international. Très bien, mais notre Brésilien s’est abstenu de commenter. J’avais pour ma part choisi une autre méthode pour engager notre discussion. Je me suis contenté de dire : vous savez bien, vous Brésiliens et les autres représentants des pays émergents, que nous n’obtiendrons jamais une bonne réforme du système, dont le G 7 ne veut pas. On va donc nous faire lanterner, de G 20 en G 20, de Commission Stiglitz 1 en commission Stiglitz 2, avec des propositions anodines qui ne changeront rien. Alors pourquoi entrer dans ce jeu ? Ne devrions-nous pas déplacer le débat, le situer hors du G 20 et l’organiser entre nous, BRICS, pour faire avancer non une réforme internationale impossible mais la construction d’un espace à nous, aussi distant et autonome que possible des influences des puissances occidentales. L’adjoint au Ministre m’a chaleureusement approuvé.

Dans certaines circonstances j’ai, pour ma part personnelle, décliné l’invitation à participer à des entreprises auxquelles on m’avait invité à me joindre. J’ai refusé de participer à la « Commission Stiglitz » constituée en 2010 par le Secrétaire Général de l’ONU. Je savais qu’il s’agissait d’une manœuvre destinée à jeter de la poudre aux yeux et tromper l’opinion, en laissant croire possibles des réformes du système de la mondialisation. Stiglitz, qui n’est jamais sorti des ornières du néolibéralisme, devenu le spécialiste des réformes en trompe l’œil, a été choisi à cette fin. L’histoire m’a donné raison. Le « rapport Stiglitz », vide à souhait, n’a finalement fort heureusement été retenu par personne. En contrepoint, une commission de la CNUCED proposait l’amorce d’une réforme authentique. Son rapport a été évidemment rejeté par les puissances occidentales.

La solidarité entre les peuples, les nations et les Etats du Sud

Pour toutes les régions du tiers monde capitaliste la construction d’une économie autocentrée est le préalable à tout progrès ultérieur. Passage incontournable par cette étape : la construction autocentrée exige qu’on soumette les relations extérieures aux exigences prioritaires du développement interne et non comme le répète ad nauseam le discours économique conventionnel, l’inverse, c’est à dire qu’on « s’ajuste » aux contraintes extérieures dominantes. Et sur ce thème de la déconnexion je n’ai pas changé d’avis. Un demi-siècle d’histoire m’a au contraire renforcé davantage dans cette conviction fondamentale. Il reste – mais ce n’est là qu’une évidence plate – que les formes concrètes de la déconnexion ne sont pas définies une fois pour toutes. Aujourd’hui cette construction – toujours incontournable au niveau national – se heurterait à des obstacles sérieux si elle n’était pas renforcée par des formes de solidarité régionale capable d’en démultiplier les effets positifs. Mais il ne s’agit pas ici des formes de régionalisation comme en discutent les économistes conventionnels – marchés communs etc –, incapables d’imaginer autre chose que la logique de l’accumulation capitaliste. Il s’agit de régionalisations dont les dimensions politiques sont déterminantes, et peuvent de ce fait remettre en question les monopoles scientifiques, financiers et militaires par lesquels le premier monde impose son projet d’expansion capitaliste mondiale. Des régions comme celles que constituent le monde arabe, l’Amérique latine, l’Afrique, le sud-est asiatique, des pays continents comme l’Inde et le Brésil peuvent capitaliser, dans cette perspective, certains avantages que l’histoire leur a légués (la communauté linguistique ou culturelle par exemple), mais aussi et surtout le fait que l’adversaire réel est commun.

Les classes dirigeantes des pays du Sud ont toujours eu des positions ambigües sur cette question majeure. La tendance compradore, lorsqu’elle domine, ne favorise pas la solidarité Sud-Sud. Les bénéficiaires locaux de l’insertion dans la mondialisation impérialiste cherchent à renforcer leurs positions (c’est-à-dire pour eux s’enrichir davantage) au détriment des Etats du Sud plus faibles, et acceptent de ce fait de rentrer dans le jeu des stratégies de l’impérialisme qui tablent sur la concurrence inégale entre pays du Sud. Par contre les défenseurs de la tendance nationale dans ces classes dirigeantes sont à même de comprendre les avantages de leur solidarité face au Nord impérialiste. Ce fut le cas à l’époque de Bandoung.

C’est pourquoi, à l’époque, moi-même et le FTM avions poursuivi notre collaboration avec les institutions de Bandoung : le Mouvement des Non Alignés (NAM), l’Organisation de l’Unité Africaine de l’époque (OUA, transformée plus tard en « Union Africaine »), l’Organisation de Solidarité des Peuples Africains et Asiatiques, plus récemment l’Organisation des peuples d’Asie et du Pacifique (qui a démontré sa puissance réelle à l’occasion des différentes réunions officielles de l’APEC). Sans illusion, nous étions conscients des limites et contradictions du MNA. Nous savions que l’OUA exprimait la solidarité des peuples africains par son soutien aux mouvements de libération des colonies portugaises, de l’Afrique du Sud et de la Rhodésie d’alors (le futur Zimbabwe), mais rien de plus. Nous savions qu’au plan de la coopération économique les secrétariats de Bandoung et les Etats non alignés de l’époque n’imaginaient guère la promotion de l’intégration régionale (c’est-à-dire continentale) et sous régionale autrement que par le moyen de « marchés communs ». Nous faisions la critique de cette voie capitaliste qui, contrairement à son objectif proclamé, renforçait les inégalités entre partenaires du Sud et de ce fait affaiblissait les perspectives d’affirmation nécessaire de leur solidarité. Mais nous comprenions que Bandoung pouvait évoluer dans le bon sens ; il y avait des forces qui opéraient dans ce sens. Et que Bandoung, en dépit de ses limites, renforçait les pouvoirs des Etats du Sud face au Nord. Le Gabon de Léon Mba puis de Oumar Bongo par exemple n’aurait jamais été capable, sans l’OPEC, de récupérer une fraction de la rente pétrolière. La question de savoir ce qu’a été l’utilisation de cette rente par le gouvernement du Gabon est autre.

A l’époque le système des Nations Unies était lui-même sensible aux pressions que Bandoung exerçaient en son sein. Ce fut le cas en particulier de la CNUCED, créée par Raul Prebisch et dirigé par la suite par une série de directeurs que j’ai bien connu personnellement : Kenneth Dadzie, Gamani Corea, Rubens Ricupero. C’était le cas de l’UNU, à l’époque où Kinhide Mushakoji y occupait le poste de vice-président ; de l’UNESCO lorsque Maktar Mbow engageait la bataille pour un « nouvel ordre international de la communication », en avance sur son temps. L’ONU de l’époque a offert ses services à d’heureuses initiatives qui ont fait avancer le droit international et les droits des peuples (à l’autodétermination, au développement, aux droits sociaux et collectifs). J’ai personnellement participé à quelques-unes de ces initiatives progressistes, en particulier celles promues par mon ami italien Lelio Basso, avec le soutien de l’Algérie du FLN-Boumediene.

La situation a été retournée à partir de 1990 par l’offensive néo-impérialiste qui se proposait d’annihiler le rôle des Nations Unies et y est parvenu. Hélas le Secrétaire Général Koffi Annan (que j’avais connu différent lorsqu’il opérait au service de Nkrumah !) s’est associé à cette manœuvre. Son « Rapport général pour le millénaire » (2000) était sorti tout droit des bureaux du State Department. Désormais l’ONU ne représente plus la « Communauté internationale ». A ses instances se sont substituée celles d’une nouvelle « communauté internationale » auto-proclamée, constituée par le G 7 (les puissances impérialistes majeures) et les deux nouvelles Républiques démocratiques (l’Arabie Saoudite et le Qatar !) Le clergé médiatique, qui nous assomme chaque jour « d’informations » portant à notre connaissance les vues de la « communauté internationale », ne connaît que celle-ci. La Chine, la Russie, l’Egypte, la Tanzanie, l’Inde, le Venezuela et tous les autres pays du monde n’existent pas pour cette « communauté internationale ».

Alors que faire aujourd’hui ? Le FMA/FTM s’associe aujourd’hui au combat pour restaurer les droits de la seule communauté internationale possible, l’ONU. Dans mon intervention récente au congrès de l’Association Internationale des Juristes Démocrates (IEJD-Bruxelles 2014) j’ai fait quelques commentaires à cet endroit.

A l’autre extrémité de la Planète, à Hanoï, la Fondation Vietnamienne pour la Paix et le Développement, prenait l’initiative en 2009 de mettre en place un réseau chargé de formuler des propositions de coopération Sud-Sud renforcée. Mme Binh et son collaborateur de talent Tran Dac Loi m’ont invité à participer à cette initiative. Moi-même et beaucoup d’autres collègues du FMA/FTM y ont répondu avec enthousiasme bien entendu.

Je parle dans ces pages de solidarité entre les peuples, les nations et les Etats du Sud. Je sais fort bien que les Etats sont ce qu’ils sont et ne sont pas toujours les représentants authentiques de leurs peuples. Mais je ne suis pas de ceux qui pensent qu’on peut « changer le monde » sans toucher aux Etats en place. La solidarité entre les peuples, et la lutte des peuples chez eux, doit et peut se donner l’objectif de faire évoluer les Etats dans des directions susceptibles de soutenir leurs avancées populaires.

Les rapports de coopération entre les réseaux du FMA et ceux des pays du Nord

Le FTM est, comme son nom l’indique, un réseau du Sud. Lorsque le FMA fut créé, nous entendions bien qu’il en soit différemment, puisqu’il s’agit d’un Forum mondial, qui intègre donc le Nord dans ses réseaux de collaborateurs. La tâche était et est difficile : l’expérience de l’histoire dans les rapports Nord-Sud ne facilitait pas la tâche. Les rapports entre les Etats de la planète sont inégaux par définition, ils concernent les impérialistes dominants d’une part et les périphéries dominées de l’autre. Certes en dehors de ces rapports il y en avait d’autres, qui rapprochaient des personnes, des organisations, voire des partis politiques du Nord et du Sud. Pour faire vite je rappellerai que l’Internationale Communiste comme les Eglises constituaient de tels lieux de rencontre. Plus tard avec l’indépendance reconquise par les nations d’Asie et d’Afrique, les conditions ont été créées permettant l’émergence d’Internationales – socialistes ou libérales – et facilitant des convergences organisées entre organisations du Sud (de Bandoung) et certaines forces politiques du Nord (Europe et Japon, à moindre titre Etats Unis), qui se présentaient en amis des nations du Sud. Mais les organisations et partis du Sud de l’époque – de tendances nationales-populaires – donnaient la préférence à leurs relations avec l’Est de l’époque – les Soviétiques et les Chinois. On le comprend.

L’establishment impérialiste dominant avait de son côté, construit des institutions non gouvernementales (en apparence tout au moins) à vocation prétendue mondiale. La Society for International Development (SID – siège à Rome) en constitue un bel exemple. En fait ces « réseaux » avaient été constitués – impulsés par la Banque Mondiale – comme courroies de transmission Nord-Sud. Les pouvoirs de décision étaient réservés à des personnalités du Nord, ou à celles du Sud qui leur étaient dévouées ; les autres « représentants » du Sud n’occupaient que des strapontins. J’ai, pour cette raison, refusé d’adhérer à la SID, comme on me l’avait proposé.

Bien entendu nous n’avions pas l’intention de reproduire un rapport inégal Nord-Sud dans la construction du FMA. Nous avons même, pour éviter ce danger, tordu le bâton dans l’autre sens comme dit, c’est-à-dire donné à la représentation du Sud une place qui correspond davantage à la réalité (le Sud constitue la « minorité » qui rassemble 80% de la population de la Planète !). Il y a donc huit Vice-Présidents du FMA venant du Sud et deux du Nord, il y a un secrétaire exécutif du Sud et un du Nord.

Immédiatement après sa création le FMA entré en rapport avec un bon nombre d’organisations et de personnalités européennes que nous savions être des amis sincères des peuples du Sud. Le produit de nos rencontres demeure néanmoins maigre et il n’y a pas lieu de s’en faciliter. Les responsabilités sont partagées ; et je ne dis pas cela par courtoisie diplomatique. Je reste sévère à l’égard de la nouvelle gauche européenne ; mais je ne le suis pas moins à l’égard de nos gauches du Sud. Je suis personnellement internationaliste, avec d’autres bien-sûr dans nos réseaux FMA/FTM. Je suis de ceux qui pensent qu’un monde meilleur ne pourra être construit qu’ensemble, lorsque et si les gauches radicales du Nord et du Sud savent définir ensemble des objectifs stratégiques communs, et parviennent par les luttes qu’elles conduisent à produire des avancées dans cette direction, c’est-à-dire remportent des victoires (pas nécessairement la « victoire finale » !) chez eux.

Dans mon analyse de l’histoire du XXe siècle je suis parvenu à une conclusion que j’estime triste : les transformations progressistes majeures à l’échelle mondiale ont été amorcées à partir des luttes des peuples des périphéries du système mondial, par la voie des révolutions socialistes (Russie, Chine, Vietnam et Cuba) et des mouvements de libération nationaux populaires (de l’ère de Bandoung). Ce sont même ces avancées qui ont permis celles des travailleurs des centres : il n’y aurait pas eu de social-démocratie authentique (dont je ne dénigre pas les réalisations, au contraire) sans la « menace communiste ». Néanmoins les forces politiques au Nord authentiquement anti-impérialistes – je veux dire les P.C. de la IIIe Internationale – ne sont pas parvenus à sortir de leur isolement relatif dans leur société. Le drame du XXe siècle se situe là à mon avis : l’isolement de l’URSS, de la Chine, des pays du Sud de Bandoung. Ces pays ont terriblement souffert de l’hostilité systématique des Etats du Nord à leur encontre, et de l’incapacité des gauches radicales du Nord d’empêcher cette hostilité d’opérer avec toute sa puissance. Cette situation est largement à l’origine des limites de ce qui a pu être réalisé au XXe siècle dans le grand Est et le grand Sud, et même à l’origine des dérives, de l’essoufflement puis de l’effondrement de cette première vague de constructions « au-delà du capitalisme et de l’impérialisme ».

Voir se reproduire ce même échec d’une solidarité efficace dans le déploiement des luttes des peuples du Nord et du Sud aujourd’hui, au XXIe siècle, risquerait d’être encore plus dramatique. Voilà pourquoi je suis internationaliste ; ne pas l’être contribuerait à renforcer les risques d’échec dramatique des uns et des autres.

Si je suis sévère dans mon jugement à l’égard de nos camarades européens, c’est pour cette raison : le constat que leur conscience de l’importance de l’action anti-impérialiste demeure largement en deçà des exigences. Quelques explications de cet état des lieux, qui n’en justifient pas la raison d’être : (i) la dérive des pays du Sud (et de l’Est) qui n’encourage pas la solidarité avec leurs peuples ; (ii) la dérive de la gauche (issue du communisme historique) en Europe, s’alignant sur une vision « humaniste – social-démocrate » du monde ; (iii) la focalisation des Européens sur les problèmes de la construction/ réforme/ reconstruction de l’Union européenne. Si le lecteur européen trouve mes jugements trop sévères ; je lui dirai qu’ils ne paraissent pas injustes, et que je ne suis pas moins sévère dans mon appréciation des luttes dans le grand Sud.

Vers un bilan des interventions du FMA/FTM

La conjonction de facteurs la plus favorable à la sortie de l’impasse actuelle est celle qui associe une diffusion large d’une demande de démocratie et d’une demande de gestion sociale au bénéfice des classes populaires. L’ensemble des développements récents illustre ce que j’appelle « l’automne du capitalisme ». Mais celui-ci ne coïncide pas (ou pas encore) avec un authentique « printemps des peuples ». La distance dans le temps qui sépare l’un de l’autre définit la nature de la tragédie de notre époque.

Toutes les sociétés de notre planète, sans exception, sont engagées dans une impasse sans issue autre que l’autodestruction de la civilisation humaine. Une conclusion générale qui pourrait paraître pessimiste à l’extrême, ce qu’elle n’est pas dans mon esprit. J’entends par cette affirmation brutale que le système capitaliste mondial est parvenu au terme de son parcours historique et qu’il ne peut plus rien produire de positif, si les circonstances permettaient sa survie. La civilisation humaine est donc parvenue à un croisement dangereux : elle ne pourra éviter son auto destruction qu’en s’engageant dans une voie nouvelle, « alternative » comme on dit, mais qui, pour moi, est synonyme d’engagement dans la longue transition au socialisme mondial. L’opinion néo-libérale en apparence triomphante n’est pas viable, mais son effondrement – certain – n’est pas davantage la garantie que ce qui suivra engagera automatiquement sur la bonne voie. L’effondrement du capitalisme libéral pourrait ne produire qu’un chaos indescriptible dont les suites sont de ce fait imprévisibles. Mais cela n’est pas la seule sortie possible de l’impasse dans laquelle le capitalisme vieillissant enferme l’humanité. Des forces réelles existent un peu partout qui peuvent amorcer des transformations positives. Ces forces se manifestent aujourd’hui par les nombreuses luttes qu’elles mènent, dont l’ampleur a déjà ébranlé le triomphalisme néo-libéral.
Le capitalisme a construit un système mondial et ne peut donc être véritablement dépassé qu’à cette échelle. Si les luttes menées aux différents niveaux nationaux constituent certainement la base de départ incontournable sans laquelle aucun progrès ne peut être réalisé au niveau mondial, ces dernières ne suffisent pas, dans ce sens que la marge des transformations qu’elles peuvent permettre demeurera forcément limitée par les contraintes de la mondialisation. Il faut donc absolument que ces luttes convergent de manière à assurer simultanément le dépassement des logiques de l’accumulation capitaliste dans ses bases (nationales) et à ses niveaux régionaux et mondial.

Le Forum Mondial des Alternatives a une responsabilité intellectuelle majeure. Notre moment est celui d’une « trahison des clercs », au sens que l’écrasante majorité des « compétences » (universitaires entre autre) ne cherchent plus d’alternative au système actuel. Non sans cynisme, ils ferment leurs yeux sur les dimensions destructives de ce système. Les uns s’y inscrivent pour y faire fortune, dans la tradition de l’opportunisme pur et simple. Les autres s’emploient à stériliser leurs propres « critiques » en les réduisant au minimum compatible avec les exigences principales du pouvoir. Cette trahison ne me surprend pas. Il en est ainsi dans tous les grands moments de « fin d’époque », lorsque la société en place décline mais que la nouvelle ne s’est pas encore cristallisée à partir de ruptures qualitatives.

L’argument le plus fort qu’on avance souvent pour justifier une intuition pessimiste concernant un avenir meilleur se fonde sur l’absence de sujets visibles capables d’assumer la transformation historique nécessaire pour mettre un terme aux dimensions destructives gigantesques du capitalisme vieillissant. Dire que les « prolétaires » – ou même les salariés des classes populaires d’une manière plus large – constituent ce sujet fait sourire. L’optimiste, que je suis peut-être, répondra que les sujets actifs n’apparaissent que dans des moments relativement brefs de l’histoire, lorsqu’une conjoncture favorable (toujours difficile à prévoir) permet la convergence des logiques de différentes instances de la vie sociale (économiques, politiques, géostratégiques etc.). Alors la cristallisation de sujets qui n’étaient que potentiels et deviennent actifs décisifs se fait sans qu’on l’ait prévu, imaginé même. Qui a prévu à l’avance que les grandes religions (le Christianisme, l’Islam, le Bouddhisme) allaient devenir les sujets décisifs de l’histoire il y a 2000 ans ? Qui a prévu que la bourgeoisie naissante des villes italiennes et néerlandaises allait devenir le sujet décisif de l’histoire moderne, une classe pour soi qui a une conscience aigüe de ce qu’elle veut et peut, que son adversaire – le « prolétariat » – n’a eu qu’ici et là dans de brefs moments de ses luttes ? Qui a prévu que certains « peuples » de la périphérie – les peuples chinois et vietnamien – allaient prendre la relève et devenir les sujets les plus actifs des transformations de l’après deuxième guerre mondiale ? Il n’est donc pas dit que des mouvements sociaux actuels ne se constitueront pas ici et là en sujets actifs qu’on imagine peu. Il faut réfléchir constamment aux conjonctions concrètes qui le permettraient et aux stratégies qui en faciliteraient la réunion des éléments.

Je ne proposerai pas ici un bilan des activités du FMA/FTM construit en réponse aux défis tels que je les ai définis dans les lignes précédentes. Je crois que ce bilan serait fort utile ; et un groupe de travail de FMA serait capable de le faire. Je me contenterai donc de signaler deux étapes franchies à travers lesquelles nos progrès et nos faiblesses pourraient être recensés : (i) l’Assemblée du FMA tenu à Bamako en 2006 qui a produit l’Appel de Bamako ; (ii) le Congrès tenu à Caracas en 2008, dont les rapports de commissions sont disponibles sur de nombreux sites internet.

La raison de notre succès – si modeste soit-il – qui fait contraste avec l’échec du Forum Social Mondial, tient peut-être en quelques mots : nous faisons confiance à ceux qui ont compris que l’automne du capitalisme ne deviendra le printemps des peuples que si les gauches potentiellement radicales, au Nord et au Sud, s’engagent avec audace dans la formulation et la mise en œuvre de l’alternative socialiste.

Source : http://samiramin1931.blogspot.fr/2017/02/samir-amin-extraits-des-memoires-idep.html