Pour comprendre la situation du Proche-Orient d’aujourd’hui, il est nécessaire de revenir sur un siècle d’histoire. Il faut en effet remonter aux lendemains de la première guerre mondiale pour voir se mettre en place une grande partie des données géopolitiques qui expliquent la multiplicité et l’enchevêtrement des conflits actuels. Une chose est sûre, si les grandes puissances ont longtemps influé de façon décisive sur le cours des événements, les acteurs régionaux et locaux sont allés en s’affirmant de façon grandissante tout au long du siècle. Après la domination de la Grande-Bretagne et de la France durant l’entre-deux-guerres, les deux superpuissances de la guerre froide prennent le relais. Après la chute du Mur de Berlin s’ouvre la phase de l’omnipotence étatsunienne remise en cause après le 11 septembre 2001. L’ère de la globalisation voit les puissances régionales élargir de façon croissante leur autonomie voire leur indépendance d’action, leur influence, et s’exacerber les rivalités entre elles. Tentons d’y voir un peu plus clair.
Liens aux 3 parties :
D’une guerre mondiale à l’autre (1/3)
De 1945 à 1990, un enjeu de la Guerre froide (2/3)
De la fin de la Guerre Froide aux lendemains des « Printemps arabes » (3/3)
La fin de la Guerre Froide et l’éphémère domination américaine
L’effondrement de l’empire soviétique en 1991 ouvre une période particulière de l’histoire du monde et de la région. L’ « hyperpuissance américaine » va se déployer sans rencontrer de grandes résistances. L’invasion du Koweït par l’Irak de Saddam Hussein ouvre la séquence. Endetté auprès des monarchies du Golfe suite aux dépenses de sa guerre menée contre l’Iran, le dictateur irakien pense trouver des fonds en s’emparant des puits de pétrole koweïtiens. L’occupation du Koweït est condamnée par le Conseil de sécurité des Nations unies. Elle déclenche en effet en retour l’intervention militaire étatsunienne, baptisée « Tempête du désert », sous couvert des Nations Unies. C’est la guerre du Golfe de janvier 1991 qui se termine par l’écrasante défaite et l’expulsion de l’armée irakienne du Koweït. La plupart des pays de la région soutiennent à titre divers l’opération voulue par Georges Bush. Nombreux en effet sont les acteurs proche-orientaux satisfaits de voir affaibli le régime baathiste de Bagdad. L’Irak est alors mis sous embargo onusien. La population civile en souffre terriblement tandis que les cadres du régime renforcent leur pouvoir grâce aux violations de l’embargo.
Concernant le conflit israélo-palestinien, l’échec de la première Intifada, la situation d’Israël en position de force suite à la fin du bloc boviétique, poussent à une négociation directe entre les deux protagonistes. En 1993 sont signés les accords d’Oslo. Aux termes de ceux-ci, les Territoires Occupés sont divisés en trois zones : une zone A contrôlée par les Palestiniens, une zone B sous contrôle mixte, une zone C sous contrôle israélien. L’Autorité palestinienne administre la zone A. De fait, les terres les plus fertiles ainsi que l’accès aux ressources en eau restent sous contrôle israélien. Dans la zone C, l’état hébreu consolide son implantation en multipliant la création de colonies, véritables enclaves juives en territoire palestinien. La partie palestinienne, représentée par l’OLP, a dû accepter de vastes concessions.
Mais les « faucons » des deux camps se sont employés à faire échouer les accords d’Oslo. Un extrémiste nationaliste-religieux juif assassine Yitzhak Rabin, premier ministre israélien signataire du traité. Les organisations palestiniennes Hamas et Jihad islamique, qui rejettent l’accord, multiplient les attentats contre les civils israéliens. La droite israélienne, derrière ses leaders Sharon et Netanyahou, ne songe qu’à vider les accords de leur contenu et poursuit activement la colonisation de la Cisjordanie et de Gaza. Une seconde Intifada, celle-ci armée, entre 2000 et 2005, est marquée une fois encore par une défaite de Palestiniens et se termine par l’érection d’un mur séparant physiquement Israël et ses colonies des territoires palestiniens. En 2006, les islamistes du mouvement Hamas remportent les élections à Gaza. L’année suivante ils prennent le contrôle du territoire, expulsant leurs rivaux de l’Autorité palestinienne. Il y a dorénavant deux entités palestiniennes rivales. L’une en Cisjordanie, dirigée par l’Autorité palestinienne, conduite par Mahmoud Abbas, successeur d’Arafat depuis 2004, et l’autre à Gaza, dirigée par le Hamas. En 2009, 2012 et 2014, l’armée israélienne bombarde intensément la bande de Gaza suite à des tirs de roquettes en provenance de ce territoire et visant Israël. Les gouvernements israéliens successifs refusent toute concession à la partie palestinienne, multipliant les implantations de colonies dans les territoires occupés. Alors même que ces terres devraient servir de base à la création d’un état palestinien, de plus en plus hypothétique, elles sont de fait annexées par Israël, en toute illégalité au regard du droit international. Le blocage persiste donc.
Depuis la fin de la guerre d’Afghanistan contre les Soviétiques, les djihadistes ont commencé à retourner leurs attaques contre l’allié américain mais aussi les régimes politiques arabes alors en place. Il s’ensuit une longue série d’attentats. Le 11 septembre Al-Qaïda frappe les Etats-Unis sur leur propre sol. Des avions de lignes détournés sont lancés sur les Tours Jumelles de NY ainsi que sur le Pentagone. Les attentats font près de 3000 victimes. Le monde entier est stupéfait. Le nouveau président américain, G.W.Bush déclare alors la « guerre au terrorisme » et classe Irak et Iran sur une liste d’états qualifiés d’ « Axe du Mal ». Pour l’administration américaine, c’est une tentative de remodeler la carte du Moyen-Orient à son avantage. Dans un premier temps, c’est l’invasion de l’Afghanistan et le renversement du régime Taliban abritant Ben Laden et Al-Qaïda en décembre 2002.
Faussement accusé de détenir des armes nucléaires (en dépit des rapports des inspecteurs de l’ONU), l’Irak est envahi en mars 2003 et le régime de Saddam Hussein renversé. Les structures de l’administration, de l’armée et du parti Baath sont démantelées. Le pouvoir à Bagdad passe à la majorité chiite tenue à l’écart depuis la fondation du pays en 1920. Les Kurdes irakiens quant à eux renforcent l’autonomie de leur région au point de devenir quasi-indépendants. Une partie des cadres du régime abattu déclenche alors une guérilla contre l’occupant. Des djihadistes étrangers arrivent à leur tour : la guerre d’Irak constitue un véritable appel d’air pour ces derniers. Al-Qaïda s’implante ainsi dans le pays, dans la région où vit la minorité arabe sunnite. L’insurrection sunnite est toutefois presque vaincue quand les troupes étatsuniennes sont retirées par Obama en 2011.
Partout dans le monde arabe et au-delà dans une bonne partie du monde musulman, on assiste tout au long des années 90 et 2000 à la montée en puissance des mouvements islamistes et des groupes djihadistes. Rejetant ce qu’ils perçoivent comme une nouvelle « croisade » contre l’Islam, c’est-à-dire pêle-mêle l’influence américaine sur la région, la très relative occidentalisation des mœurs, l’existence d’Israël, les djihadistes s’attaquent aussi bien aux régimes en place (Egypte), qu’aux intérêts occidentaux ou aux minorités chiites. Ces mouvements se financent grâce à l’argent des pays du Golfe : soit venant des états eux-mêmes, soit provenant de riches donateurs, soit de généreuses fondations privées. L’idéologie est empruntée à celle des Frères Musulmans dans sa version radicalisée par Sayyid Qutb aussi bien qu’à celle des wahhabites saoudiens.
Les « Printemps arabes » et leurs suites
Les « Printemps arabes » sont venus bouleverser l’ordre régional. Ils affectent à partir du début 2011 une grande partie des pays arabes. Chute de Ben Ali en Tunisie et de Moubarak en Egypte, puis de Saleh au Yémen, guerres civiles en Lybie puis en Syrie, manifestations à Bahreïn, au Maroc. Algérie, Arabie Saoudite, Irak, Liban, Bande de Gaza ont été aussi touchés même si ce fut de manière plus brève et moins spectaculaire. Dans le cas des deux premiers pays, l’argent de la manne pétrolière, couplé à une répression sélective, a acheté la « paix sociale ».
La rivalité entre Saoudiens et Qataris s’est illustré dans le soutien qu’apportaient les uns aux salafistes, les autres aux Frères Musulmans. Le cas égyptien illustre parfaitement cette situation : le gouvernement démocratiquement élu des Frères Musulmans est finalement renversé par l’armée soutenue aussi bien par les salafistes que par les laïcs, bien que leurs idéologies n’aient rien à voir. Les maladresses des Frères Musulmans, qui n’ont pas su créer de ponts avec l’opposition démocratique laïque, les ont en partie coupés d’une grande partie de la population. Dans tous les cas, pour les militaires comme pour les islamistes, il s’agissait de récupérer les soulèvements et d’empêcher l’émergence d’une société civile autonome.
Dans le cas du Bahreïn la répression l’a emporté. Le cas syrien est le plus terrible. Le pouvoir, appuyé de plus en plus massivement par ses alliés iraniens et russes, a choisi l’écrasement sans pitié de la contestation tandis que les gouvernements de Ryad, de Doha et d’Ankara parrainaient de leur côté le passage à la lutte armée d’une partie de l’opposition sous l’égide des djihadistes. Les partisans du changement par la voie pacifique furent persécutés par les uns comme par les autres. C’est ainsi qu’Al-Qaïda puis son avatar Daech se sont implantés en Syrie. Les organisations djihadistes sont également présentes au Yémen. Elles ont là aussi profité du chaos provoqué par la guerre civile entre Houthistes plus ou moins soutenus par la République Islamique d’Iran et gouvernementaux soutenus par les monarchies du Golfe. Il faut rappeler que Daech est une dissidence d’Al-Qaïda. Daech s’est d’abord développé en Irak, profitant du désarroi des populations arabes sunnites minoritaires et discriminées par le pouvoir en place à Bagdad. Celui-ci est dominé par les chiites, majoritaires dans le pays, qui prennent en quelque sorte une revanche historique sur les sunnites qui avaient gouverné l’Irak depuis 1920.
La guerre froide entre l’Iran et les monarchies du Golfe touche ainsi de plein fouet le Yémen et la Syrie. Elle est à la fois une rivalité classique entre deux états, puissances régionales, et une réminiscence du vieil antagonisme séculaire entre pouvoir sunnite et pouvoir chiite pour le leadership sur le monde musulman, antagonisme qui remonte aux premiers temps de l’Islam. La rivalité sunnites/chiites se retrouve aussi dans la politique de Daech qui vise par ses attentats les chiites, qu’ils soient liés à l’Iran ou non, chaque fois qu’elle peut et partout où elle peut (Pakistan, Afghanistan, Irak, Syrie, Liban, Yémen).
L’Iran montre un divorce croissant entre sa population et son régime. Les jeunes générations ne se reconnaissent plus dans les idéaux de la révolution islamique de 1979. La violente répression qui a suivi la contestation de la réélection du président conservateur Ahmadinejad en 2009 en est la preuve. En Turquie, le président islamo-conservateur Erdogan, au pouvoir depuis 2002, tente de présidentialiser de plus en plus le pouvoir. Une dictature rampante se met en place. Une partie de la société civile s’est pourtant exprimée massivement lors des évènements de la place Gezi en 2013. L’Iran comme la Turquie, toutes deux héritières d’empires prestigieux, puissances traditionnelles du monde musulman et du Moyen-Orient, s’impliquent par ailleurs dans les conflits déchirant les pays voisins et développent des politiques étrangères dynamiques faisant prévaloir tout ou partie de leurs intérêts en dépit des pressions extérieures.
Le récent et relatif désengagement américain du Proche-Orient sous la présidence Obama peut s’expliquer ainsi par plusieurs raisons:
D’abord, il y a les raisons liées à la globalisation. On note ici l’importance grandissante de l’Asie-Pacifique dans l’économie et la géopolitique planétaire, mais aussi le moindre intérêt pour le pétrole moyen-oriental du fait de la découverte et de l’exploitation des vastes réserves de gaz de schiste nord-américains et bien sûr le coût croissant des engagements militaires qui vient alourdir l’endettement extérieur des Etats-Unis. Ensuite il faut ajouter des facteurs propres à la région. On assiste ici à la difficulté pour Washington à faire prévaloir ses propres choix sur ceux, divergents, de ses principaux alliés (ex. Arabie Saoudite, Turquie, Israël, Egypte), mais aussi à sa méfiance à l’égard de l’activisme sunnite voire salafiste de ses alliés du Golfe ainsi que du Pakistan. Tout à la fois cause et conséquence de cette posture américaine se manifeste de façon grandissante l’implication des Turcs, des Saoudiens, des Iraniens, des Qatariens dans les conflits de la région.
A partir de là, peuvent se comprendre une série de décisions étatsuniennes :
– L’accord avec l’Iran sur le nucléaire,
– L’appui très mou à l’opposition armée en Syrie, opposition jugée peu fiable par Washington,
– Le choix se portant plutôt sur les Kurdes pour combattre l’expansion de Daech.
Ces choix, en retour, creusent le fossé avec les alliés israéliens, saoudiens et turcs. Ils donnent ainsi une opportunité à la Russie pour faire avancer ses propres intérêts et retrouver au moins partiellement une influence perdue depuis la chute de l’URSS. Ils encouragent également les puissances régionales, l’Iran d’un côté, les alliés des États-Unis de l’autre, même quand ils entrent en contradiction avec Washington, à pousser plus avant encore leurs propres choix géopolitiques.
Au terme de ce bref survol d’un siècle d’histoire, on peut dire que les acteurs politiques moyen-orientaux tendent globalement à se réapproprier leurs destinées. Les états classiques, les acteurs non-étatiques tels que les organisations djihadistes, mais aussi les sociétés civiles, quant elles ne sont pas brutalement réprimées, élargissent leurs marges de manœuvre par rapport aux choix des grandes puissances extérieures à la région, Etats-Unis et Russie. A côté de la traditionnelle lutte pour le pouvoir entre les mouvements politiques ou à la non moins traditionnelle rivalité entre les états, peine en apparence à s’affirmer la voix des sociétés civiles et des jeunes générations. Pourtant celle-ci existe bel et bien comme l’ont montré les évènements iraniens de 2009, les « printemps arabes » de 2011, la contestation turque en 2013. Les jeunes, les femmes, les artistes, les intellectuels, les minorités ethnico-religieuses et tous ceux qui luttent pour les droits humains, la démocratie et la paix méritent toute notre attention et notre soutien car ils sont l’avenir de cette région si souvent associée à l’image de la violence.