Le réchauffement climatique provoque un recul de la banquise arctique qui ouvre déjà une voie commerciale pour certains navires le long de la côte sibérienne durant une partie de l’année. Ce recul de la banquise va, suivant tous les modèles de simulation climatique, s’accélérer et, dans quelques dizaines d’années, on pourrait peut-être même constater une disparition totale de la calotte polaire en été.
Cet itinéraire raccourcit les liaisons maritimes entre les grands ports européens et asiatiques de Chine, du Japon et de Corée du Sud d’environ 7000 km. La distance passera à environ 14000 km au lieu de 21000 km par le canal de Suez. La durée du voyage passera de 30 à 20 jours.
Pour être complet, il faut aussi mentionner qu’un passage par le Nord-Ouest, le long des côtes canadiennes, va peut-être aussi s’ouvrir mais les perspectives y sont moins prometteuses.
Les États-Unis et le Canada se disputent déjà sur les droits de ce passage. S’agira-t-il d’un passage libre où la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer s’appliquera ou s’agira-t-il d’un passage dans les eaux territoriales canadiennes ? Voila un beau litige que les tribunaux devront trancher dans les prochaines années.
Les premiers passages.
Après beaucoup de tentatives avortées depuis le XVIe siècle et nombre de bateaux écrasés par les glaces, le Suédois Adolf Erik Nordenskiöld a été le premier navigateur à passer de l’Atlantique au Pacifique en longeant les côtes de la Sibérie en 1879. Il dut hiverner dix mois avant de sortir par le détroit de Béring.
Le deuxième passage fut réalisé par le Norvégien Roald Amudsen, quarante ans plus tard. Il avait déjà réussi le passage du Nord-Ouest et avait aussi été le premier homme à atteindre le pôle Sud. Il hiverna 22 mois et faillit être tué par un ours.
La période soviétique.
En 1932, l’Union Soviétique procéda au premier passage sans hivernage. Il fut répété les années suivantes . Après la Seconde Guerre Mondiale, le passage du Nord-Est permettait la navigation des bateaux entre les océans Atlantique et Pacifique en restant hors du contrôle des États-Unis. Cela ne concernait que quelques dizaines de bateaux par an mais cela fut considéré comme stratégique par l’URSS.
La nouvelle ville de Severodvinsk, en mer Blanche, fut construite sur ordre de Joseph Staline par des milliers de prisonniers en 1936. C’est ici que furent construits la plupart des sous-marins nucléaires soviétiques ainsi que les russes actuels.
L’URSS fit construire (toujours par des prisonniers) une dizaine de ports dans des baies abritées ou dans les estuaires des fleuves qui se jettent dans l’océan Arctique. Tiksi sur la Lena, Nordvik sur le golfe de Khatanga, etc. Ces ports n’étaient accessibles que quelques mois par an (deux ou trois).
La Nouvelle Zemble, un archipel formé par deux îles principales qui mesure 950 km du nord au sud et qui a une moyenne de 100 km de large, est dans le prolongement de l’Oural.
C’est ici qu’eurent lieu la plupart des essais nucléaires soviétiques jusque dans les années 1960.
Le 30 octobre 1961, un bombardier Tu 95 largua un bombe nucléaire de 50 mégatonnes (plus de 3000 fois celle Hiroshima) qui explosa à 4000 mètres d’altitude au dessus de la Nouvelle Zemble.
Tsar Bomba, le nom de cette bombe, provoqua la plus forte explosion nucléaire jamais réalisée.
La mer de Kara, du côté Est de l’archipel, servit longtemps de lieu d’immersion des déchets nucléaires soviétiques dans des conditions peu sécurisées.
La période contemporaine.
Par manque de moyens et n’ayant plus d’objectif géostratégique, la Russie des années 1990 a pratiquement abandonné les villes entre Doudinka et Pevek. Les passages de bateaux se firent alors rares.
Le démantèlement des sous-marins nucléaires déclassés qui rouillaient, abandonnés sur les côtes de la péninsule de Kola, est principalement effectué depuis les année 2000 par les deux chantiers navals de Severodvinsk avec l’aide financière des Occidentaux et du Japon et il arrive à son terme.
La propriété du plateau continental.
Cinq pays sont riverains de l’océan Arctique. Il s’agit du Canada, du Danemark (Groenland), des États-Unis (Alaska), de la Norvège et de la Russie. Quatre de ces pays sont membres de l’OTAN et cela a une grande importance dont je parlerai plus loin.
Ils revendiquent tous des extensions de leur zone économique exclusive (ZEE) et ils sont souvent en litige entre eux pour la fixation des frontières maritimes ou pour la souveraineté sur certaines îles qui apparaissent suite à la fonte de la banquise.
Le Conseil arctique est composé des cinq pays circumpolaire plus la Suède, la Finlande, l’Islande et de six communautés arctiques indigènes. L’Allemagne, le Royaume-Uni, la France, la Pologne, l’Espagne et les Pays-Bas y ont le statut d’observateur permanent. La Chine, le Japon, la Corée du Sud et l’Italie ont le statut d’observateur. L’Inde s’interroge pour savoir si le statut d’observateur est utile pour elle. L’Union européenne a aussi le statut d’observateur. Il est à noter que ce statut lui a été longtemps refusé.
Le Conseil arctique s’occupe des questions liées au développement durable et à la protection de l’environnement.
Les États-Unis en voulant amener l’OTAN dans les négociations et la Chine qui y voit un enjeu geoéconomique cherchent l’internationalisation des accords liés à l’Arctique. Le Canada et la Russie insistent pour que les problèmes soient réglés par des accords entre les pays riverains.
La Russie avait déposé une demande de fixation des limites de son plateau continental devant l’ONU en 2001. Il s’agit d’une revendication d’une surface de 1,2 millions de km² (deux fois la superficie de la France) très riche en hydrocarbures et en gaz. La demande n’a pas été retenue pour manque de preuves scientifiques. Elle n’avait été contestée sur le fond que par les États-Unis. Les trois autres pays riverains ne se prononçant pas. C’est assez cocasse dans le sens où les États-Unis n’ont pas ratifié la Convention de Montego Bay qui traite du droit de la mer. Ils ne devraient logiquement pas intervenir dans un dossier concernant un droit qu’ils ne reconnaissent pas.
Des données complémentaires demandées par la commission de l’ONU à la Russie seront déposées en 2015. Le traité sur la délimitation de la frontière maritime commune avec la Norvège est entré en vigueur en 2011. Il a été ratifié par les deux pays. Il reste un litige entre la Russie et la Norvège concernant la ZEE autour de l’archipel du Svalbard (Spitzberg).
Un segment du passage libre de glaces toute l’année.
Grâce à un courant atlantique chaud, le Gulf Stream, qui passe à proximité de la mer de Barents, une partie du sud de cette mer ne gèle jamais. La Russie a donc un port, Mourmansk, libre de glaces et relié à l’Atlantique toute l’année.
Les projets russes.
La Russie, sous l’impulsion de Vladimir Poutine, a fait du développement de la Sibérie du Nord un projet prioritaire avec l’objectif 2020. Il s’agira d’exploiter les ressources du sous-sol sibérien et du plateau continental. Il faudra pour cela réhabiliter et de moderniser les ports actuellement à l’abandon le long de la côte sibérienne. La Russie construit des centrales nucléaires flottantes de 70 mégawatts qui serviront à fournir de l’électricité à ces villes. La première unité devrait être mise en service en 2016. Elle alimentera la ville militaire de Vilioutchinsk (Kamtchatka).
Une nouvelle flotte de brise-glaces devra être construite. La flotte actuelle est vieillissante, elle date en grande partie de l’époque soviétique. Elle sera à propulsion nucléaire comme les plus gros brise-glaces actuels. Les carburants fossiles ont l’inconvénient de geler par très basse température. Ils présentent donc des problèmes de stockage dans ces régions où les températures peuvent descendre sous les -50 degrés. Je rappelle que la côte sibérienne est située au nord du cercle polaire arctique. Durant l’hiver, la nuit dure plus d’un mois et les vents polaires rendent le froid encore plus vif. L’activité économique tournera à ce moment au ralenti et les villes se videront d’une grande partie de leurs habitants qui en profiteront sans doute pour prendre des vacances. A l’inverse, au solstice d’été, il fait jour 24 h sur 24.
Le projet prévoit aussi la construction de routes et d’aéroports civils et militaires adaptés aux régions polaires. Un programme de nettoyage des anciens sites militaires soviétiques a été décidé. Les milliers de fûts de combustibles qui encombrent la Terre François-Joseph et la Terre Alexandra seront ramenés sur le continent et sécurisés. Le développement de cette région devra tenir compte de la protection de l’environnement en coordination avec les autres pays concernés.
Les ports militaires russes.
A Severomorsk, près de Mourmansk, est situé la principale base de la Flotte du Nord. C’est ici que s’est déroulé le drame du sous-marin Koursk, en août 2000. Il a coulé par 100 mètres de fond dans le mer de Barents. Cette catastrophe a au moins autant de zones d’ombre que la tragédie du 9/11. Pour ceux qui ne le connaissent pas, je vous invite à voir le passionnant film de Jean-Michel Carré : « Koursk, un Sous-marin en Eaux troubles ».
Un tas de bateaux espions et de sous-marins de l’OTAN scrutent les allées et venues des submersibles russes. Leurs signatures acoustiques sont enregistrées et transmises aux services de renseignements des États-Unis. Ils sont stockés et ensuite comparés aux signaux reçus par les balises que les États-Unis ont dispersés dans tous les océans du monde. Les États-Unis peuvent ainsi déterminer où se trouvent les sous-marins russes.
Le navire de ce type le plus connu est le Marjata norvégien qui opère dans les eaux internationales, près des côtes russes..
A l’extrémité sud-est de la Russie se trouve Vladivostok, le QG de la flotte du Pacifique. Les autres bases navales russes sont étalées tout au long de cette côte.
Vilioutchinsk (Kamtchatka) est la principale base sous-marine russe du Pacifique et elle est en phase de modernisation. La ville abrite aussi des navires de guerre de surface. Le premier des deux BPC construits par la France sera normalement affecté à la flotte du Pacifique. Des garde-côtes du Service fédéral de sécurité (FSB) seront déployés dans les ports de la côte sibérienne nord.
Les États-Unis et l’OTAN.
Les États-Unis ont compris l’importance stratégique des passages par la mer Arctique. Ils tenteront d’utiliser les moyens de l’OTAN, leur bras armé, pour renforcer leur présence militaire dans la région. Les trois autres pays de l’OTAN, riverains de l’Arctique, seront sollicités pour augmenter leur présence militaire et pour mettre des bases à la disposition des États-Unis.
Sera-ce uniquement une présence aérienne ou s’agira-t-il aussi d’une présence navale renforcée ?
L’US Air Force possède une base à Thulé (Groenland) et une autre à Anchorage (Alaska) où les États-Unis ont l’intention de déployer 36 avions F22 Raptor. L’Arctique est aussi une pièce maîtresse du bouclier antimissile des États-Unis. La base de Thulé joue un rôle majeur dans ce dispositif. Le recul de la banquise rend aussi le déploiement de destroyers AEGIS possible. Les États-Unis ont commencé la construction d’un nouveau brise-glace conventionnel. Cela semble indiquer qu’ils ont l’intention d’augmenter leur présence navale dans le Grand Nord. Le gouvernement Stephen Harper s’est aussi lancé dans la réoccupation des régions septentrionales du Canada. Il faut reconnaître que c’est aussi pour se protéger des appétits de l’ogre étasunien.
Gageons que les experts du Pentagone ont commencé à plancher sur les plans de contrôle militaire de l’Arctique. Pour eux, il n’est pas admissible que non seulement ils ne contrôlent pas une voie maritime stratégique mais qu’en plus elle soit entièrement dans les eaux territoriales de la Russie. Il est à noter que les États-Unis contestent la souveraineté russe sur les détroits du nord de la Sibérie, notamment sur les détroits de Kara, de Vilkitski et de Laptev. Ces détroits sont sur le passage du Nord-Est.
La machinerie habituelle est déjà lancée.
Des ONG et des associations de protection de la nature émettent des réserves sur l’impact environnemental des projets russes. Les média occidentaux ne tarderont pas à prendre le relais. Cela n’aura évidemment aucune influence sur l’imperturbable administration de Vladimir Poutine. Cela fait partie d’un travail de sape en attendant des mesures stratégiques plus concrètes. Je ne conteste pas le bien-fondé des critiques des associations de protection de la nature. C’est leur synchronisation avec les réserves émises par les États-Unis qui est suspecte, d’autant plus que leur financement vient généralement de ce pays.
L’Europe.
Une fois de plus, l’Union européenne manque de vision géostratégique à moyen et à long terme. Tout occupée qu’elle est à chicaner avec la Russie pour les gazoducs , les visas ou pour imposer sa conception morale à la société russe (homosexualité, Pussy Riot), elle passe à coté d’une opportunité de coopérer avec la Russie sur un projet qui la concerne au premier chef.
Un document assez général et sans mesures volontaristes a été adopté en 2008. Avec quelques autres déclarations, c’est à peu près tout ce que l’Union européenne a exprimé.
L’UE semble plutôt attendre, pour ensuite s’aligner sur la position des États-Unis.
Un exemple concret : les bateaux qui emprunteront le passage du Nord-Est devront être construits avec une coque renforcée pouvant résister au chocs répétés avec les blocs de glace ainsi qu’à l’écrasement par la banquise s’ils devaient être pris par les glaces. Une nouvelle flotte de navires devra être construite. Des brise-glaces géants seront aussi nécessaires pour ouvrir les routes.
Est-ce que quelqu’un a entendu parlé d’un projet européen d’aide aux chantiers navals pour concevoir ces nouveaux bateaux ? On laisse à nouveau la Corée du Sud, la Chine et le Japon prendre une avance qu’on ne comblera jamais.
Les perspectives économiques pour la Russie.
La première raison du nouvel intérêt de la Russie pour l’Arctique est de nature économique. Le potentiel d’extraction d’hydrocarbures et de gaz naturel est énorme et représente des sommes d’argent colossales. On connaît le gisement de Chtokman, une des plus grandes réserves de gaz du monde mais il y a aussi tous les autres gisements qui sont estimés pour l’ensemble de l’Arctique à 12 % du pétrole et à 30 % du gaz non encore découverts de la planète.
Les minerais comme le nickel sont déjà extraits depuis l’ère soviétique. Les usines de traitement du minerai de Norilsk sont d’ailleurs parmi les plus polluantes du monde. D’autres matières premières comme le cuivre, l’aluminium ou l’uranium sont aussi présentes dans le sous-sol sibérien.
Le commerce du bois est une des principales activités économiques de la Sibérie. Les grumes descendront les fleuves par flottage pour atteindre les nouvelles installations portuaires. Le transport se fait actuellement par chemin de fer vers le sud.
En cas d’extension de la ZEE au delà des 200 miles, l’industrie de la pêche russe y trouvera aussi son compte. Les ressources halieutiques de l’océan Arctique sont immenses.
Un réchauffement climatique de quelques degrés supplémentaires libérerait les terre du permafrost et permettrait aussi d’étendre les zones agricoles à partir du sud de la Sibérie. Ces terres sont parmi les plus fertiles du monde. D’autres études indiquent que la disparition du permafrost créera des problèmes de stabilité du sol, surtout gênants pour les habitations, les routes, les lignes de chemin de fer, les oléoducs et les gazoducs.
L’exploitation de la nouvelle voie maritime du Nord-Est sera facilitée par la présence des installations portuaires liées à l’exploitation industrielle de la région : en cas de panne, d’évacuation d’un navire, de surveillance ou de sécurité par exemple.
Les droits de passage et le coût des facilités logistiques (brise-glaces, assurances, secours en mer, sécurisation du passage) devraient être équivalent au péage perçu par l’Égypte pour le canal de Suez. Les navires passeront en convois. Les gains en distance à parcourir et en temps gagné seront donc appréciables pour les compagnies maritimes et ce sera une source de revenus non négligeable pour la Russie.
Conclusion.
Si le recul de la banquise se confirmait, les passages du Nord-Est et du Nord-Ouest seraient d’une importance commerciale majeure pour l’Europe ainsi que pour la côte Est des États-Unis et du Canada.
Il n’y a pas que les cinq pays riverains qui sont concernés par l’Arctique. La Chine a construit son brise-glace et il est déjà opérationnel dans les eaux arctiques. Un autre est en chantier. D’autres pays non riverains ne tarderont pas à suivre l’exemple de la Chine.
Le revers de la médaille risque d’être une militarisation à outrance de la région polaire arctique et un plus grand risque de pollution. Imaginons des dégazages ou des déballastages sauvages dans l’écosystème fragile de l’Arctique ! Ce serait une catastrophe mortelle pour la faune qui doit déjà s’adapter au recul, voire à la disparition, de la banquise.
Est-ce que une coopération entre tous les acteurs concernés par ce nouvel eldorado est totalement exclue ? Il faut espérer que le bon sens finira par l’emporter et que, en coopérant, tous seront gagnants.
Nous savons à l’avance que le grain de sable viendra des États-Unis qui ne sont pas encore disposés à partager leur leadership mais les choses peuvent changer en 10 ou 20 ans.
Pour finir avec une projection dans l’avenir, il s’agit de 50 à 100 ans, une conséquence possible du réchauffement de la planète ferait des pays du Nord les plus puissants du monde. (Laurence C. Smith. The World in 2050.) Ils succéderaient aux pays du Pacifique qui ont actuellement le vent en poupe. On ne prend pas de risques en l’affirmant ; qui sera encore là pour en témoigner ?
Pierre Van Grunderbeek
Sources.
Conclusion du 7e congrès Arctic Frontiers. http://www.la-croix.com/Ethique/Environnement/L-Arctique-de-nouvelles-chances-de-nouveaux-risques-_NP_-2013-02-18-912382
Conseil de l’Arctique et droit de la mer. http://www.lygeros.org/articles?n=9778&l=fr
Dépollution de la terre de François-Joseph. http://www.courrierinternational.com/article/2012/10/18/en-arctique-les-russes-font-le-grand-menage
La Russie et l’Arctique. http://french.ruvr.ru/2012_09_07/87494659/
Investissement et passage d’un supertanker. http://www.huffingtonpost.fr/mika-mered/ocean-artique-petrole_b_2258733.html
The World in 2050. http://bigthink.com/hybrid-reality/adapt-to-what-laurence-smiths-world-in-2050
hyperlien vers l’article original : http://www.mondialisation.ca/le-passage-du-nord-est-un-espace-strategique-dans-larctique/5325348