Par : Luis Hernández Navarro pour La Jornada
- Comment expliquez-vous la victoire de Donald Trump aux Etats-Unis ? Voyez-vous la possibilité d’un nouveau type de relations entre votre pays et Washington?
Evo : La victoire de Donald Trump a été le produit du mécontentement contre la mondialisation qui a échouée, de la colère contre le marché libre fou, de la barbarie de la guerre. Un mécontentement dirigé par la droite.
Les Etats-Unis n’ont pas nommé de nouvel ambassadeur. Pas encore. J’aimerais qu’ils le fassent. J’aimerais qu’ils nomment un diplomate, pas un homme politique. Quelqu’un qui respecte, pas qui se consacre à conspirer, qui se consacre à nous enlever notre souveraineté. Avec n’importe quel président, s’il veut nous respecter, nous sommes prêts à échanger des ambassadeurs.
Nous travaillons contre le racisme, contre le machisme, contre l’anti-immigration, pour la souveraineté de nos peuples. Ils doivent penser à ça. Mais regardez, dans mon expérience vécue, c’est mieux de ne pas avoir d’ambassadeur des Etats-Unis, bien qu’ils aient toujours en mains des agents pour faire le travail. Par exemple, certaines organisations non gouvernementales qui utilisent l’environnement pour nous attaquer.
J’ai toujours un souvenir à l’esprit. Quand je suis arrivé à la présidence, des mineurs qui, sous la dictature militaire, avaient été expulsés du pays ou avaient dû s’exiler, sont venus me voir et m’ont dit : « Président, gardez-vous de l’ambassade des Etats-Unis. Savez-vous pourquoi il n’y a pas de coups d’Etat aux Etats-Unis ? Parce que là, il n’y a pas d’ambassade des Etats-Unis. »
- Que pensez-vous qu’il s’est passé en Amérique Latine avec la défaite du kirchnérisme en Argentine, le coup d’Etat au Brésil, le triomphe de la droite aux élections législatives au Venezuela? Ces avancées de la droite affectent-elles la Bolivie ?
Evo : Elles nous affectent politiquement mais aussi économiquement. Elles affectent la stabilité politique. La stabilité politique est-elle si importante ? Il est très important de pouvoir penser à long terme. Quand on ne pense qu’à quand on quittera le gouvernement, on ne peut rien planifier. Les programmes de développement s’arrêtent.
Ce qui s’est passé en Argentine et au Brésil nous conduit à un débat important. Les mouvements sociaux ont vu ce qui s’est passé là et disent : il faut être unis, il ne faut pas laisser la droite arriver. Il ne faut pas permettre que la privatisation arrive. Cette expérience nous a amenés à voir les erreurs qui ont été commises.
- Quand vous êtes arrivé à la Présidence de la Bolivie, vous avez trouvé un pays dévasté. Qu’avez-vous fait pour reconstruire le pays en 11 ans ?
Evo : Quand nous sommes arrivés au gouvernement, la Bolivie était pratiquement divisée entre la ville et les champs, l’occident et l’orient. Économiquement, elle était écartelée. Certains mega-champs (de pétrole) étaient à des Espagnols (REPSOL), d’autres étaient au Brésil (PETROBRAS) et d’autres à des Français (Total). Les gazoducs étaient aux Etats-uniens. Nous avions, politiquement et économiquement, un Etat mendiant, un Etat assisté.
Pourquoi nous ont-ils laissés ainsi ? Parce que nous, les Boliviens, ne décidions ni des politiques ni des programmes et encore moins des projets sociaux. Dans le domaine de l’économie, tout était impulsé par le Fonds Monétaire International. Le Fonds avait son bureau à la Banque Centrale de Bolivie. La CIA était un parasite qui avait ses bureaux au Palais National. Le Groupe Militaire des Etats-Unis avait les siens au siège des forces armées au Grand Quartier Général de Miraflores.
Quand il y avait un conflit politique et que les partis de droite se battaient, l’ambassadeur des Etats-Unis était le parrain. On peut trouver des images, des photos de leurs réunions. L’ambassadeur rejoignait des partis comme le MIR et le MNR. Aucun parti ne gagnait avec plus de 30%. Nous avions une démocratie réglée1. Tout était réglé. C’était légal mais cela n’avait aucune légitimité.
J’ai changé cela grâce à notre lutte. Pour nous, il a été très important de passer de la lutte syndicale, de la lutte sociale, de la lutte communale, à la lutte électorale. Nous l’avons fait en conservant les valeurs que nous ont transmises nos ancêtres. Nous avons gardée vivante la lutte de l’époque de la Colonie, la lutte de l’époque de la dictature militaire, la lutte pour la démocratie, la lutte contre la gouvernement réglé, contre le modèle néolibéral.
Nous avons aussi gardée vivante la lutte paysanne, en particulier dans ma région (Chapare) qui nous a fait dire adieu à la présence états-unienne en uniforme et armée avec ses bases militaires sous le prétexte du trafic de drogues. Il s’agissait d’un prétexte pour exercer un contrôle géopolitique. En ce temps-là, nous, les dirigeants, on ne nous accusait pas d’être communistes, rouges, mais d’être des trafiquants de drogues, des terroristes.
Ce passage de la lutte sociale à la lutte électorale avec un programme fait par le peuple qui nous a permis de gagner les élections a été un événement historique.
- En quoi consistait ce programme ?
Evo : En 3 choses. D’abord, la refondation politique du pays. Dans le domaine de l’économie, la nationalisation des ressources et des entreprises stratégiques. Et, dans le domaine social, la redistribution des richesses.
Avec ce programme, nous avons gagné. En 2005, nous avons obtenu la Présidence avec 54% des voix. Tout le monde a été surpris.
Le plus difficile a été la refondation : l’Assemblée constituante et le processus de la nouvelle Constitution. Nous avons mis presque 4 ans. Et dans ce processus, la droite s’est repliée vers ses départements et, en aiguisant le séparatisme, elle a essayé de diviser le pays. Il sont échoué. La droite a essayé de révoquer la Constituante. Ils ont tenté un coup d’Etat et là aussi, ils ont échoué. A nouveau, le peuple est sorti dans la rue. Il y a eu de grandes concentrations pour un autre révocatoire. En septembre 2008, j’ai dû expulser l’ambassadeur des Etats-Unis pour garantir la stabilité publique.
C’est que, quand les gouvernements démocratiques ne sont pas au service de l’empire, ils subissent des coups d’Etat militaires. Et quand il y a eu des informations dignes de foi disant que l’ambassadeur des Etats-Unis finançait mes opposants, conspirait, j’ai dit : « ambassadeur, dehors ! » Maintenant, sans ambassadeur des Etats-Unis, nous avons plus de stabilité politique.
- Quel impact a eu sur le pays la nationalisation de l’économie ?
Evo : Le modèle économique de la Bolivie a changé. La rente pétrolière en 2005 était de 300 millions de dollars. Nous sommes arrivés à 5 000 millions de dollars. L’investissement public en 2005 était de 600 millions de dollars. Nous sommes arrivés maintenant à plus de 8 000 millions de dollars d’investissement public. Le PIB en 2005 était de 9 000 millions de dollars. L’année dernière, il a atteint 34 000 millions de dollars.
- Et la chute du prix du pétrole vous affecte ?
Evo : Oui, cette année, nous allons avoir moins de croissance. Mais il y a un moment où nous avons tiré. Les réserves internationales en 2005 étaient de 1 700 millions de dollars, en 2014, elles éteint de plus de 15 000 millions de dollars. Sans prendre en compte les dépôts ADP. En les prenant en compte, nous arrivons à 40 000 millions de dollars. C’est la stabilité économique de la Bolivie.
Cela a été possible grâce à la nationalisation des ressources naturelles mais aussi grâce à la nationalisation des entreprises stratégiques. Ce fut le cas d’Etel, l’entreprise de télécommunications aux mains des Italiens. Auparavant, elle faisait des bénéfices de 700 millions de dollars qui ne restaient pas là. De plus, elle n’était présente que dans 90 municipalités des 339 qui existent. Nous l’avons nationalisée et maintenant, nous avons 140 millions de dollars de bénéfice qui restent là et nous avons Internet et les télécommunications dans presque toute la Bolivie.
- Comment s’est faite la redistribution ?
Evo : Nous nous sommes engagés à redistribuer les bénéfices des entreprises publiques non seulement à des mairies mais aussi à ceux qui en ont le plus besoin. Nous avons mis en place des programmes destinés à stimuler la production comme le Programme de Soutien à la Sécurité Alimentaire ou le Programme d’Alliances Rurales. Mais aussi, avec des politiques sociales comme le paiement des bons qui permettent aux gens d’avoir plus de ressources économiques et de cette façon, il peuvent subvenir à leurs besoins. Nous avons le Bon Juancito Pinto pour les enfants et le soutien aux vieillards qui n’ont pas de retraite.
Cela nous a permis de réduire la pauvreté rapidement et de façon drastique. Maintenant, nous avons une nouvelle Bolivie. Ses politiques sont connues et reconnues dans tous les pays.
- Qu’est-ce qui a changé en ces 11 ans pour les peuples indiens ?
Evo : La seule façon de garantir la paix sociale est la participation citoyenne. Il n’y a pas de paix sans justice sociale. Mais cela vaut non seulement pour le mouvement indigène mais pour tous les secteurs sociaux. Tous sont des acteurs. Nous ne sommes pas une démocratie représentative ni même participative mais décisive. Ceux qui ont le plus gagné aux changements en Bolivie sont les femmes et les indigènes.
Il y a de petits groupes indigènes. Nous créons des circonscriptions spéciales. Les frères ont leurs assemblées nationales et départementales. Les groupes indigènes moins nombreux peuvent avoir un représentant à l’Assemblée avec les mêmes droits et les mêmes devoirs que les autres mais pour le choisir, il faut beaucoup moins de voix que pour les autres.
Et ensuite, c’est la hardiesse. Auparavant, une sœur avec une jupe traditionnelle était mal vue et mal traitée. Maintenant, on la porte avec fierté. Auparavant, la musique originaire était mal vue. Maintenant, dans les villes, on marche en la jouant. Auparavant, la nourriture de l’Indien, le quinoa, était méprisé. Maintenant, c’est la nourriture la plus riche du monde. Nous, nous ne le mangeons plus parce qu’il a beaucoup augmenté. Auparavant, il était interdit de vendre la viande de lama. Maintenant, c’est la viande qui contient le moins de cholestérol. Tout ce qui est indigène prend de la valeur.
- Ces mouvements sociaux qui auparavant étaient si vitaux ont-ils continué à l’être après 11 ans de gouvernement et le fait que certains de ses dirigeants sont devenus des fonctionnaires publics ?
Evo : Entre 85% et 90% de ceux qui sont élus par notre parti politique (le MAS) pour être maires, conseillers ou membres de l’Assemblée départementale sont des dirigeants sociaux. Les mouvements sociaux nous dirigent.
- Ce n’est pas un problème pour le Mouvement ?
Evo : Oui mais c’est une belle expérience. Tous les 5 ans, il faut préparer une nouvelle quantité de dirigeants. Les élections arrivent et la majorité des candidats vient des mouvements sociaux. Toute élection nous prive de la tête de notre mouvement social. Avant notre parti politique, les dirigeants nous écartaient. Mais maintenant, il y a ce problème. Le dirigeant pense : quelle charge me revient ensuite ? C’est vrai. C’est une belle expérience.
- Vous avez sorti beaucoup de Boliviens de la pauvreté. Dans des endroits comme le Brésil où ça a été fait aussi, cela ne s’est pas accompagné d’un travail idéologique et culturel. Ceux qui ont cessé d’être pauvres se sont assumés en tant que classe moyenne et ont oublié leur vieille identité et leurs liens associatifs. Ils ont mis l’augmentation de leur pouvoir d’achat au centre de leur nouvelle vie. Est-ce que ça s’est passé ainsi en Bolivie ?
Evo : Ici, il y a un problème. Une partie de ceux qui sont sortis de la pauvreté s’est intégrée à la classe moyenne. Ces 2 000 000 personnes ont déjà d’autres attentes. Ce sont de nouveaux membres de la classe moyenne. Ils oublient de quelle classe moyenne est la classe… Malheureusement, certains cessent de valoriser leur passé paysan et indigène ou d’autre secteurs de la société. Ils en arrivent même à le mépriser. C’est le peuple qui défend le pays. Et les nouveaux membres de la classe moyenne, défendre le pays ne les intéresse déjà plus. Leur demande est de pouvoir consommer plus. Il sont des aspirations très exagérées. Cette expérience est très importante.
- Votre mandat arrive à son terme fin 2019. Le référendum pour vous permettre de vous présenter à une nouvelle élection a été gagné de justesse par vos opposants. Que se passe-t-il ensuite ?
Evo : Je ne suis pas prêt à rentrer chez moi. Ce que nous avons fait dans le domaine du développement et de la politique est un record.
Le mouvement social a envisagé ce référendum. Et la droite l’a affronté sur la base du mensonge, de la cupidité. Elle a inventé une femme et un enfant et a dit que c’était le fils d’Evo. Bien plus, elle a dit que l’enfant était mort. Tout était mensonge. Et maintenant qu’on a fait une enquête, il en ressort qu’il n’y a jamais eu d’enfant. Mais la calomnie est restée. Le presse s’est comportée comme un cartel de mensonges. Ce sujet était bien au point. Ils l’ont planifié par anticipation.
Quand ils ne peuvent pas renverser quelqu’un par l’idéologie ou par la démocratie, ils utilisent la famille et même un enfant qui n’existe pas. Moi, ça m’a réellement surpris. Cependant, maintenant, les gens se rendent compte.
Et je suis très satisfait. Bien que nous ayons perdu, les gens disent : « Evo, tu dois continuer jusqu’en 2025. Et moi, je dis : « Je ne vais pas y aller. » Et ils me disent : « La vie d’Evo n’appartient pas à Evo. Evo est au peuple. Evo doit se soumettre au peuple. »
Mon rêve est qu’une fois fini mon mandat, je vais dans ma ferme, dans mon cabanon, partager avec les dirigeants les bons et les mauvais moments. C’est ce que je souhaite. Mais j’ai toujours respecté la décision du peuple. Une partie de la droite elle-même dit : « Sans Evo, que va être la Bolivie ? »
NOTE de la traductrice:
1 Democracia pactada : je n’ai trouvé en français aucune traduction alors que c’est, apparemment, une expression connue et consacrée. Je traduis donc par ce qui me semble le plus proche…
Traduction Françoise Lopez pour Bolivar Infos
Source en espagnol : http://www.jornada.unam.mx/2016/11/14/politica/002n1pol