Par Jean-Claude Zerbib pour Opinion Internationale

La catastrophe de Tchernobyl, c’était il y a 30 ans. Dans la nuit du vendredi 26 avril 1986, un coup de téléphone réveille Igor Kostine. Il reconnaît la voix de son ami, un pilote d’hélicoptère : « Igor, il y a un incendie à la centrale de Tchernobyl. On y va en hélico, tu nous accompagnes ? »

Reporter-photographe pour l’Agence de presse Novosti, Igor n’est pas surpris par cet appel. Il a connu des dizaines de matins comme celui-là. Il regagne l’héliport de Kiev, alors que l’aube se lève. Il est persuadé qu’en arrivant le feu aura été vaincu. Après 45 minutes de vol, pour parcourir les 150 kilomètres qui séparent les villes de Kiev et Tchernobyl, il aperçoit la silhouette de la centrale avec ses quatre blocs distincts, les quatre réacteurs. À part une petite fumée blanche qui monte du quatrième bloc, pas de flammes visibles. Arrivée à hauteur de ce qui reste du réacteur numéro 4, il découvre un toit soufflé et une énorme dalle de béton soulevée et enfoncée de biais comme un coin dans un tas de débris. C’est ce qui reste du cœur du réacteur numéro 4. Igor prend vingt photos depuis le hublot de l’hélicoptère qui décrit une trajectoire autour du réacteur en ruine.

Tchernobyl

Au développement, les clichés sont intégralement noirs, sauf un[1]. C’est le seul cliché au monde, datant de moins d’un jour après l’accident.

Pris au travers du hublot, ce cliché pointilliste, a échappé par miracle au noircissement total provoqué par le rayonnement très intense émis par le cœur du réacteur en fusion. Là où l’hélicoptère a approché le réacteur décapité, en le contournant, malgré la distance de 300 mètres environ, le rayonnement était si intense qu’en moins d’une heure d’exposition, la dose mortelle de rayonnement pouvait être atteinte.

Que s’est-il passé ?

De manière paradoxale, il s’agissait d’améliorer la sécurité du réacteur numéro 4 de la centrale de Tchernobyl, lors d’un arrêt normal ou d’un arrêt d’urgence. Un réacteur de 1 000 mégawatts, de type RBMK, conçu et installé uniquement en URSS. RBMK, sont les initiales des mots russes « Réacteur de grande puissance à tubes de force ». Une filière de réacteurs à neutrons thermiques, modérés par du graphite, utilisant un combustible en oxyde d’uranium enrichi à 1,8 % et refroidis par de l’eau ordinaire.

Lorsqu’un réacteur nucléaire s’arrête, contrairement à tous les autres systèmes de production d’électricité au moyen d’une source de chaleur (charbon, gaz ou fuel), il continue à produire de la chaleur. Cette puissance thermique résiduelle n’est pas négligeable, car elle représente 17 % de la puissance initiale une seconde après l’arrêt, 5 % après une minute, 1,5 % après une heure, 0,5 % après un jour, 0,3 % au bout d’une semaine, etc. Pour évacuer ces calories produites par les matières radioactives formées dans le cœur du réacteur, il faut de l’électricité, de l’eau et des pompes. Si l’arrêt du réacteur s’accompagne d’une perte de l’alimentation électrique, il faut alors mettre en route rapidement des diésels de secours.

L’idée des responsables de la centrale consistait à profiter de l’inertie du turbo-alternateur, qui va ralentir progressivement, pour produire l’électricité nécessaire pour alimenter tous les dispositifs électriques du réacteur à l’arrêt et aux pompes du circuit de refroidissement, en cas d’accès défaillant au réseau électrique (l’îlotage).

Cet essai a été conduit par une équipe d’électrotechniciens sans aucune formation sur la conduite d’un réacteur, dans la nuit du 25 avril 1986, avec un programme qui n’avait pas encore reçu l’approbation notamment du physicien habilité à valider les procédures.

Une série d’erreurs et de manquements aux règles fondamentales de la sécurité nucléaire, propres à ce type de réacteur, ont entraîné, lors de la tentative d’arrêter le réacteur, un double apport massif d’énergie (voisin de 100 fois la puissance nominale) de nature nucléaire et physico-chimique. L’explosion a littéralement pulvérisé le combustible.

Le samedi 26 avril 1986 à 1 heure 23 minutes et 44 secondes (heure locale), vraisemblablement provoquée par la production d’hydrogène[2], une deuxième explosion, 5 à 10 fois plus puissante que la première, a détruit le cœur du réacteur. Une explosion équivalente à 75 tonnes d’explosif de TNT. La structure métallique du bâtiment réacteur n’a pas résisté, mais, comme le précise un spécialiste de sûreté nucléaire[3], aucune enceinte de confinement de conception normale n’aurait résisté à de telles explosions. Cela répond clairement à ceux qui soutiennent encore aujourd’hui que la situation aurait été différente si le réacteur avait disposé, comme en France, d’une enceinte de confinement.

La destruction du réacteur numéro 4 de Tchernobyl

Des fragments importants de l’empilement de graphite irradié et des structures du combustible ont alors été projetés par l’explosion aux alentours immédiats du réacteur accidenté et sur le toit du réacteur numéro 3 qui n’a pas été arrêté. Les matières du combustible irradié (une centaine de radionucléides différents), finement divisées par l’augmentation brutale d’énergie (100 fois la puissance nominale en une fraction de seconde), ont été transportées par l’énorme colonne d’air chaud qui filait à plus d’un kilomètre d’altitude.

À ces hauteurs, les vents ont pris en charge cette masse d’aérosols et de gaz radioactifs et formé ce qui a été appelé « le nuage de Tchernobyl ».

Pendant dix jours, cette colonne d’air chaud radioactif a alimenté continument les vents d’altitude, qui ont pris plusieurs directions principales. Ces rejets se sont effectués sous forme de gaz et de fines particules de combustible irradié (0,5 à 1 micron). Les rejets de la journée du 26 avril 1986, les plus importants (avec ceux du dixième jour), se sont dirigés vers l’Europe de l’Ouest (Suède, Norvège puis la Pologne), avant de former trois panaches dont l’un d’eux a survolé l’Allemagne, toute la France, le nord de l’Italie et la Grèce, avant de gagner la Grande Bretagne.

Comme, les jours suivants, la direction des vents changeait, d’autres nuages se sont formés. Il y a eu, durant les dix jours d’émissions radioactives, six directions principales, en forme d’étoile, ce qui explique le grand nombre de pays survolés.

La gestion des suites de l’accident

L’évacuation de la ville de Prypiat, à 3 kilomètres de la centrale de Tchernobyl, dans laquelle vivaient les personnels de la centrale et leurs familles, a été organisée le 27 avril, deuxième jour après l’explosion.

Le débit de dose de rayonnement avait atteint 30 millisieverts par heure, soit 300 000 fois plus qu’avant la catastrophe. 1 217 autobus, réquisitionnés à Kiev par l’armée, formant une colonne de 20 kilomètres ont évacué plus de 45 000 habitants n’emportant que peu d’effets, car on leur avait dit qu’ils partaient pour deux à trois jours. Trente ans après, la zone est toujours interdite, dans un rayon de 30 kilomètres autour de la centrale sinistrée (soit 2 800 km²). En 1995, la zone d’exclusion a été étendue à 4 300 km².

Comment mettre fin au feu nucléaire ?

Si les pompiers ont, en 6 heures, réussi à éteindre les feux provoqués par les débris enflammés projetés lors de l’explosion, maîtriser l’incendie de graphite, empilé sur 11,8 mètres de diamètre et 7 mètres de haut, était un autre challenge.

La cellule de crise décida donc d’observer depuis le ciel le réacteur numéro 4. Le physicien Nesterenko, l’académicien Legassov, un pompier et un pilote survolèrent en hélicoptère le réacteur pour réfléchir au moyen d’éteindre le feu du cœur. Si Nesterenko et Legassov[4] survécurent, les deux autres moururent peu après leur exposition[5] le temps de ce survol.

Il a été décidé d’étouffer le feu en lançant, à l’aplomb du cœur béant, depuis une altitude de 300 mètres, plusieurs types de matériaux. Le feu de graphite a été pratiquement vaincu au bout de dix jours, après avoir été recouvert par 6 000 tonnes de matériaux divers : du carbure de bore pour étouffer les réactions nucléaires, de la dolomite pour absorber l’énergie thermique, de l’argile et du sable pour bloquer la diffusion des gaz et aérosols radioactifs et enfin du plomb pour finir d’obturer les cavités. Une part importante du plomb, déversé sur des matériaux encore très chauds, s’est sublimée, ajoutant à la contamination radioactive environnementale celle du plomb. Les intervenants racontèrent qu’ils avaient un gout de métal dans la bouche…

Photos : Igor Kostine, Habillage à la feuille de plomb avant de monter sur le toit, Juillet 1986 – Photos du livre d’Igor Kostine : Tchernobyl, confessions d’un reporter

[1] Kostine Igor, Tchernobyl, Confessions d’un reporter, éditions des Arènes, Paris, février 2006. Dans son ouvrage, Igor Kostine présente cette photo et de nombreuses autres : des « liquidateurs » s’équipant de protections improvisées pour intervenir, des vues d’hélicoptères, de l’exode des habitants de Pripiat, des zones et immeubles abandonnés, etc. Ses photos, agrandies ont été utilisées par l’état-major pour préparer de nombreuses missions.

[2] Au contact du zirconium des gaines de combustible en fusion, l’eau se décompose en donnant de l’hydrogène et de l’oxygène. Dès que la teneur en hydrogène dans l’air atteint 4%, des explosions et des feux peuvent se produire spontanément.

[3] Jacques Libmann Éléments de sûreté nucléaire, Les éditions de physique, 1996, page 314.

[4] Legassov, incapable de supporter la censure, mit fin à ses jours le 27 avril 1987 (1er anniversaire de la catastrophe), en laissant un “testament“ public intitulé « Mon devoir est d’en parler » paru le 20 mai 1988 dans la Pravda, malgré ses critiques acerbes du pouvoir.

[5] Le débit de dose mesuré par les deux physiciens, à 300m au-dessus du réacteur, variait de 1 à 4 sieverts par heure. Dans ces conditions, la dose mortelle est atteinte après un peu plus de deux heures de survol.

L’article original est accessible ici