Par François Collart Dutilleul, Professeur à l’Université de Nantes.
L’histoire montre, positivement et négativement, en Afrique et ailleurs, qu’il n’y a pas de développement possible sans un droit foncier qui apporte à la fois la sécurité juridique et la paix sociale. On pourrait donner beaucoup d’exemples négatifs, de réformes ratées et de systèmes fonciers qui engendrent des litiges par milliers. La réforme foncière la plus catastrophique est sans doute celle de Madagascar, entre 2005 et 2008, qui a conduit début 2009 à l’éviction du Président de la République(1).
En 2005, une loi-cadre du 17 octobre a été adoptée qui abrogeait tout le droit foncier existant et fixait les nouveaux principes régissant le statut des terres et les procédures à suivre pour faire immatriculer des titres individuels de propriété.
En 2006, une loi du 24 novembre a fixé les nouvelles règles pour les propriétés coutumières collectives (pour lesquelles personne n’a de titre de propriété). En réalité, cette loi tendait à supprimer le système du droit coutumier et à faire basculer l’ensemble vers un droit « moderne ». Mais elle l’a fait de manière à ne pas permettre aux communautés existantes, qui exploitaient les terres, de s’en faire déclarer propriétaires. Cette loi a également créé un bureau spécial (Economic Development Board of Madagascar), rattaché à la Présidence de la République et chargé de gérer les demandes d’accès au foncier émanant des investisseurs, notamment étrangers.
Une loi du 14 janvier 2008 a libéralisé complètement la possibilité pour les étrangers d’investir dans la terre malgache (alors que ces investissements étaient interdits avant 2003, puis avaient été permis en 2003 avec une limite de 25000 ha, ce qui avait déjà provoqué une protestation populaire). La terre est ainsi devenue une marchandise comme une autre.
Dans le courant de l’année 2008, le gouvernement a alors négocié un contrat avec une grande entreprise coréenne, permettant à celle-ci de mettre la main pour 99 ans sur plus d’un million d’hectares (1 300 000 ha). Ce projet de contrat a provoqué, fin 2008 et début 2009, des troubles politiques et des révoltes populaires qui ont conduit au départ du Président de la République et à l’arrivée d’un nouveau pouvoir à Madagascar. Le nouveau pouvoir a annulé le projet de contrat et promis un nouveau projet de droit foncier qui peine à aboutir(2).
Il est essentiel d’avoir conscience des ingrédients de la révolte : la volonté de mettre fin au régime de terres coutumières et donc communautaires, des mécanismes d’appropriation de la terre hors de la portée des paysans, l’attribution de terres à des non exploitants et à des étrangers, l’absence de transparence. En tout cas, le droit a joué un rôle important dans la spirale vicieuse qui a conduit à la révolte.
Il peut être surtout d’autant plus intéressant de mieux connaître un exemple positif, tel celui du Bénin, susceptible de servir de modèle.
En 2013, le Bénin a adopté un nouveau Code foncier(3) qui présente d’importantes innovations et pourrait donner ainsi une direction très positive pour d’autres pays d’Afrique qui en sont encore loin. On se souvient des catastrophes
Ce nouveau Code foncier présente plusieurs caractéristiques importantes qui sont des acquis liés au travail du syndicat national des paysans du Bénin(4).
En premier lieu, l’Etat « détient » le territoire national, mais il n’en est pas « propriétaire », ce qui constitue une innovation majeure pour éviter des excès dans l’octroi de terres agricoles à des investisseurs, en particulier à des étrangers.
En deuxième lieu, le droit coutumier a la même force et la même portée que le droit moderne. Le Code reconnaît en effet officiellement la possession coutumière des populations locales. Cette reconnaissance, qui vide de l’essentiel de son contenu le domaine national qu’on trouve dans la plupart des pays africains, sécurise et garantit le maintien des populations locales sur leurs terres traditionnelles. Le Code précise que l’Etat garantit le « droit de propriété des personnes physiques, des collectivités morales de droit privé acquis suivant les règles coutumières » (article 5). Cette reconnaissance est très appuyée dans l’article suivant qui indique que l’Etat s’engage à « sécuriser les droits réels immobiliers établis ou acquis selon la coutume » et à « organiser la reconnaissance juridique effective des droits fonciers locaux ou coutumiers légitimes des populations ». Cette reconnaissance est certainement une autre des innovations majeures du Code du Bénin.
En troisième lieu, la propriété est reconnue par une procédure assez simple et qui laisse à chaque possesseur actuel d’une terre la possibilité d’obtenir le sésame d’un « certificat de propriété foncière ». Ce certificat, « définitif et inattaquable » (article 146), confère en effet à son titulaire « la pleine propriété » du bien (article 145). Le dossier est réduit à ce qui est nécessaire et le demandeur doit principalement fournir, outre un plan, tous éléments permettant de faire présumer sa propriété (article 116).
Le plus souvent, la confirmation de la propriété viendra de la réalisation d’un « plan foncier rural » couvrant chaque village (articles 192 et s.), les différents plans des villages étant ensuite regroupés à l’échelle de la commune. Ces plans présentent les différentes parcelles et leurs propriétaires présumés. Ils sont établis à la demande du chef de village après délibération du conseil de village. Ils ont pour but d’assurer la sécurité des droits de propriété individuels ou collectifs et tout spécialement ceux qui sont établis par la coutume. Cette sécurisation vise à inciter les paysans à réaliser des investissements à long terme et à mieux utiliser les terres. Les paysans du Bénin, par cette procédure simple et qui se déroule au plus près de leur village, peuvent ainsi faire reconnaître leur droit de propriété, qu’il soit moderne ou coutumier.
Le Code béninois prévoit en outre la possibilité de faire reconnaître une propriété collective, comme celle d’une communauté familiale (article 142), et permet à plusieurs propriétaires individuels de se regrouper pour faire reconnaître leurs propriétés sous la forme d’une collectivité (« « association d’intérêt foncier »). Rien n’empêche donc des communautés locales de se reconstituer en une propriété collective organisée. Cette possibilité de propriété collective peut être un moyen de freiner ou d’éviter la marchandisation de la terre ou le « mitage ». Quant à la possibilité de propriété familiale, elle est particulièrement importante en Afrique notamment pour sécuriser l’accès des femmes à la terre. L’Etat s’engage d’ailleurs à « veiller au respect de l’approche genre dans l’accès au foncier » (article 6). Dans certains pays d’Afrique, en effet, la propriété de la terre revient aux hommes, alors que ce sont les femmes qui la cultivent. Les femmes se retrouvent dans des situations critiques lorsque, perdant leur mari ou abandonnées par lui, elles ne peuvent plus accéder à la terre qu’elles cultivaient. La reconnaissance de droits de propriété aux femmes est donc d’une particulière importance. Mais la sécurisation des femmes sur la terre peut aussi indirectement se faire par la reconnaissance d’une propriété familiale ou collective.
En quatrième lieu, le Code accorde une attention toute particulière à la maîtrise du sol, du sous-sol et des richesses naturelles. Il précise, en forme de premier principe général, que « Le sol, le sous-sol et les richesses qui y sont contenues relèvent, en tant que ressources non renouvelables et/ou limitées, du domaine protégé´ de l’Etat. Ils sont gérés de manière rationnelle et durable (…) » (article 315). Le second principe général est que « Tous les Béninois ont une égale vocation à accéder aux ressources naturelles en général et aux terres agricoles en particulier, sans discrimination de sexe ou d’origine sociale » (article 316). On ne peut mieux exprimer la mise en œuvre d’un véritable « droit à la terre », qui est une condition de la sécurité alimentaire et prend appui en droit international(5). Le troisième principe général porte sur l’exploitation des ressources naturelles : « Les activités économiques, les projets de développement liés aux ressources naturelles doivent être conçus et exécutés de façon à garantir l’équilibre entre ces activités et lesdites ressources, et un partage équitable des bénéfices » (article 317). Le quatrième principe fort relatif aux ressources naturelles concerne les mines et les carrières. Les ressources du sous-sol appartiennent à l’Etat. Lorsque l’Etat octroie un droit d’exploitation, les produits de l’extraction appartiennent bien sûr à l’exploitant. Mais les gîtes naturels des mines et des carrières restent toujours la propriété de l’Etat et ne peuvent pas en principe faire l’objet d’une appropriation privée (articles 345 et 346).
En dernier lieu, une des grandes originalités du Code du Bénin est que l’achat de la terre dans les zones rurales est réservé aux béninois. Mais, même entre béninois, l’achat de terres rurales est encadré de manière à éviter la constitution de grands domaines, à promouvoir leur mise en valeur et à protéger les petits paysans.
C’est ainsi en particulier que tout achat de terres rurales doit être accompagné d’un « projet de mise en valeur à des fins agricoles, halieutiques, pastorales, forestières, sociales, industrielles, artisanales ou de préservation de l’environnement conformément aux dispositions des articles 368 et suivants du présent code ou d’une manière générale liée à un projet d’intérêt général » (article 361). En outre, « Tout projet de mise en valeur doit assurer une agriculture durable, respecter l’équilibre écologique, la préservation de l’environnement et contribuer à garantir la sécurité´ alimentaire dans l’intérêt des générations présentes et futures » (article 361).
Selon la surface, l’achat doit obtenir l’accord d’une autorité publique qui va du conseil communal ou municipal (entre 2 et 20 ha) jusqu’à un décret en conseil des ministres (entre 500 et 1000 haha). Cet encadrement juridique de l’achat de terres rurales faisait craindre aux organisations de paysans qu’on puisse vendre de grandes surfaces à des investisseurs ou à des spéculateurs. Mais cette crainte devrait pouvoir être surmontée dans la mesure où :
(5) V. Thomas Bréger, « Droit à la terre », in Dictionnaire juridique de la sécurité alimentaire dans le monde, éd. Larcier, 2013, p. 266 ; Roch Gnaoui David, Accès à la terre et à l’aliment au cœur de l’éthique des affaires : la situation de l’Afrique francophone, in De la terre aux aliments, des valeurs au droit, éd. Inida (http://www.inida.eu/), 2012, p. 83.
Source : http://farmlandgrab.org/post/view/25671#sthash.mLsaDryg.dpuf
Source originelle : Ohada