Par William Burr

D’après un plan de 1956, des bombes H devaient être utilisées en priorité contre des bases aériennes en Union Soviétique, en Chine et en Europe de l’Est.

Les principales villes du Bloc soviétique, dont Berlin Est, étaient des cibles hautement prioritaires pour une « destruction systématique » par bombardement atomique.

Les plans prenant pour cibles la population violaient les normes internationales.

Le Strategic Air Command voulait une bombe de 60 mégatonnes équivalant à plus de 4000 bombes d’Hiroshima.


Traduction française Copyright : ACDN

Washington D.C., 22 décembre 2015.

Le SAC (Strategic Air Command) a produit en juin 1956 une Etude prospective des besoins en armes atomiques pour 1959, rendue publique aujourd’hui pour la première fois par les Archives de la Sécurité Nationale www.nsarchive.org. Elle fournit la liste la plus complète et la plus détaillée des cibles nucléaires et des systèmes de ciblage qui ait jamais été déclassifiée.

L’étude du SAC contient des précisions qui font froid dans le dos. D’après ses auteurs, leurs priorités de ciblage et leur tactique de bombardement nucléaire auraient exposé les civils du voisinage et les « forces et populations amies » à des retombées radioactives mortelles. En outre, les auteurs développaient un plan de « destruction systématique » de cibles urbaines et industrielles du bloc soviétique qui visaient explicitement « la population » dans toutes les cités, y compris Pékin, Moscou, Leningrad, Berlin-Est et Varsovie. Viser délibérément des populations civiles en tant que telles entrait en conflit direct avec les normes internationales de l’époque, qui interdisaient les attaques menées contre la population en tant que telle (par opposition aux installations militaires entraînant des « dommages collatéraux » sur les populations voisines).

Les Archives de la Sécurité Nationale, basées à l’Université George Washington, se sont procuré l’étude, qui fait plus de 800 pages, via la procédure d’Examen Obligatoire de la Déclassification (Mandatory Declassification Review, MDR).
Le document du SAC contient des listes de plus de 1100 aérodromes du bloc soviétique, affectés chacun d’un numéro d’ordre prioritaire. La priorité absolue étant donnée au bombardement atomique de la flotte de bombardiers soviétiques (c’était avant l’époque des missiles intercontinentaux), le SAC attribuait la priorité n° 1 et n°2 aux aérodromes de Bykhov et Orsha, tous deux situés en Biélorussie. Sur ces deux bases, l’armée de l’air soviétique disposait de bombardiers « Badger » (TU-16) à rayon d’action intermédiaire, qui auraient présenté une menace pour les alliés de l’OTAN et les forces US stationnées en Europe de l’Ouest.

Une deuxième liste portait sur les zones urbaines industrielles désignées pour une « destruction systématique ». Le SAC listait plus de 1200 cités dans le bloc soviétique, de l’Allemagne de l’Est à la Chine, avec également un ordre de priorité. Moscou en n°1, Leningrad en n° 2. Moscou comptait 179 cibles désignées « Point Zéro », Léningrad en comptait 145, y compris des cibles « populeuses » ; Dans les deux cités, le SAC identifiait des installations militaires aériennes, telles que des centres de commandement de l’Armée de l’Air soviétique, qu’il aurait anéanties avec des armes thermonucléaires dès le début de la guerre.

D’après cette étude, le SAC aurait visé les cibles de l’Armée de l’Air avec des bombes d’une puissance allant de 1,7 à 9 mégatonnes. Les faire exploser au niveau du sol, comme c’était planifié, aurait entraîné des risques majeurs de retombées pour les civils du voisinage. Le SAC réclamait aussi une arme de 60 mégatonnes, nécessaire d’après lui pour la dissuasion mais aussi parce qu’elle aurait produit « des résultats significatifs » en cas d’attaque-surprise soviétique. Une mégatonne ferait 70 fois la puissance explosive de la bombe qui détruisit Hiroshima.

Le général Curtis LeMay était le commandant en chef du Strategic Air Command quand l’Etude du SAC sur les Besoins en Armes Atomiques pour 1959 a été préparée.

Addendum d’ACDN :
En 1945, il était en charge de tous les bombardements sur le Japon, dont celui du 9 au 10 mars conduit par plusieurs centaines de « forteresses volantes » B29 et des bombes au napalm qui incendièrent Tokyo et firent quelque 100 000 morts, et ceux d’Hiroshima et de Nagasaki, qui en firent au moins 250 000. Cf. Hiroshima, Nagasaki : une histoire méconnue et des leçons plus que jamais d’actualité.

En octobre 1962, au moment de la crise des missiles de Cuba, il poussait le président Kennedy et « l’ExCom » à bombarder massivement et à envahir Cuba.

En 1968, il se présentait à la vice-présidence des Etats-Unis comme colistier du dissident démocrate et ségrégationniste George Wallace.

Il a reçu de nombreuses distinctions américaines et étrangères, dont une russe, une japonaise, une belge et deux françaises.

Il est mort à 83 ans le 1er octobre 1990.

[Photo : U.S. National Archives, Still Pictures Division, RG 342B, Box 507 B&W]


Le Plan Nucléaire du SAC pour 1959

Par William Burr

La priorité du SAC allait à la destruction de la « force aérienne » soviétique, en raison de la menace apparemment immédiate que les bombardiers faisaient peser sur le continent américain et sur les forces US stationnées en Europe et en Asie orientale. L’introduction détaillée de l’étude expliquait que la priorité donnée aux cibles de la Force aérienne (BRAVO) exigeait de faire exploser au sol des armes thermonucléaires de grande puissance pour détruire en priorité des cibles comprenant les bases aériennes en Europe de l’Est. Cette tactique produirait de grandes quantités de retombées radioactives, par comparaison avec des armes explosant en altitude. Selon l’étude, « l’impératif de gagner la bataille de l’air éclipse toute autre considération ».

C’est le « facteur temps extrêmement réduit » – le danger d’une attaque et d’une contre-attaque soviétiques très rapides – qui incitait les cibleurs à rechercher l’explosion au sol d’armes de grande puissance. D’après le SAC, faire exploser l’arme dans les airs aurait eu « pour conséquence de réduire l’effet de souffle ». La faire exploser au sol ou tout près du sol aurait maximisé les effets de souffle, détruit la cible et dispersé des particules radioactives qui auraient été transportées par les vents et seraient retombées au loin comme à proximité.

Dans cette étude, les planificateurs du SAC accordaient leur « plus grande confiance » à l’effet de souffle, estimant que les effets thermique et radioactif étaient « relativement inefficaces ». Comme Lynn Eden l’a montré dans son essai intitulé « Le monde entier en feu », l’expérience de l’US Air Force pendant la 2e guerre mondiale poussait les planificateurs de cibles à souligner les effets de souffle quand ils cherchaient à évaluer les dommages que les armes nucléaires pourraient causer. Il en résultait un état d’esprit « tout pour l’explosion » qui négligeait l’importance de la dévastation causée par d’autres effets des armes nucléaires comme les radiations et les gigantesques incendies.

Croyant qu’un « avantage décisif peut être gagné aux stades initiaux » (de la guerre), le SAC estimait essentiel d’obtenir un haut niveau de dommages. En conséquence, les planificateurs voulaient être sûrs que la puissance de feu utilisée garantirait 90 % de chances de détruire les cibles de la force aérienne : en provoquant l’effondrement des structures au sol ou en creusant des cratères dans les pistes d’envol et les installations souterraines.

Le SAC exposait le nombre et les types d’armes nucléaires requis pour détruire chaque « Point Zéro ». Mais l’information sur les armes nucléaires a été complètement expurgée du rapport, ce qui rend impossible de savoir combien d’armes le SAC estimait nécessaires pour détruire les différentes cibles. En tout état de cause, le SAC a pu prévoir de disposer d’un très grand stock d’armes nucléaires en 1959 pour atteindre ses objectifs prioritaires. C’était un période où les stocks d’armes nucléaires ne cessaient d’enfler, passant de plus de 2400 en 1955 à plus de 12 000 en 1959 et atteignant 22 229 en 1961.

Les listes de cibles aériennes et de destruction systématique n’étaient pas des listes définitives pour un plan militaire. La planification de la guerre nucléaire était en perpétuel changement, du fait que de nouvelles sources d’information devaient apparaître et changer la perception qu’on pouvait avoir des cibles à prioriser. Il est clair que le SAC prévoyait de remanier ses listes de cibles. L’étude des cibles évoquait la « désignation » des objectifs dans toutes les zones, Union Soviétique, Chine et satellites de l’Europe de l’Est, selon leur « sensibilité » par rapport au but qui était de détruire la force aérienne et la capacité de « faire la guerre ».

Le système de ciblage de la Force aérienne

La priorité donnée par le SAC à la destruction de la froce aérienne du bloc soviétique était unsystème complexe. Avant que l’Union soviétique n’acquière la bombe atomique et une capacité significative de la délivrer à longue distance, la priorité du SAC avait été de dtruire ses complexes urbains industriels, mais au milieu des années 50, le « facteur temps extrêmement réduit » provoqua une inversion. Dans son étude pour 1959, le SAC donne de la « Force aérienne » une définition large : bases d’aviation et de missiles pour forces stratégiques et tactiques, défensives et offensives, mais aussi gouvernemetn et centres de contrôle militaire qui dirigeraient la bataille de l’air et les sites de stockage des armes nucléaires, industrie aéronautique, industrie atomique, zones de stockage de carburants. Dans cette mesure, la catégorie de Force aérienne recoupait les principales catégories de cibles que les planificateurs du Pentagone avaient développées au début des années 50 : le nucléaire stratégique (catégorie BRAVO), les forces conventionnelles (ROMEO) et les zones urbaines-industrielles (DELTA).

Etant donné la définition très large donnée à la Force aérienne, il en résultait que les cibles dans les cités majeures comme Moscou et Léningrad pouvaient être soumises à une attaque de bombes H puisque toutes deux étaient riches en cibles de la Force aérienne. Par exemple, d’après l’étude du SAC, Moscou avait 12 bases aériennes. Aucune d’entre elles ne figurant parmi les 400 bases aériennes ciblées en priorité, elles auraient pu ne pas être attaquées immédiatement. Mais Moscou avait d’autres cibles potentiellement de plus haute priorité : 7 zones d’approvisionnement de la Force aérienne, un centre de contrôle militaire de la Force aérienne, un centre de contrôle gouvernemental (probablement le Kremlin et son voisinage), 4 entités de missiles guidés (R&D, production), 5 centres de recherches atomiques, 11 entités de formation aérienne, 6 entités de moteurs d’avions, 2 usines de carburant liquide et 16 zones de réservoirs de carburant, y compris des raffineries. En outre, Moscou avait une variété d’autres objectifs militaires non aériens, tels qu’un quartier général de l’Armée de terre, des arsenaux de l’armée et de la marine, et des centres de recherches pour la guerre biologique, qui pourraient avoir été jugés dignes d’une attaque dès le début de la guerre.

Léningrad était aussi une candidate de choix pour des armes nucléaires de grande puissance visant des cibles liées à la Force aérienne. Elle avait 12 bases aériennes dans son voisinage, ainsi que des installations comme : 1 école de l’Air, 1 usine de moteurs d’avions, 2 centres de recherches atomiques, 2 de missiles guidés, 1 centre de contrôle militaire de la Force aérienne, 3 installations de carburant, et 4 arsenaux de la Force aérienne.

Au coeur du système de cibles de la Force aérienne, il y avait les bases de bombardiers, de missiles et de défense aérienne. L’étude du SAC sur les Besoins en armes atomiques listait par ordre alphabétique plus de 1100 terrains d’aviation, chacun avec son ordre de priorité. Outre Bykhov (n°1) et Orsha (n°2) déjà cités, quatre autres cibles biélorusses faisaient partie du Top20 : Baranovichi, Bobruysk (ou Babruysk), Minsk/Machulische, et Gomel/Prybytki. 7 cibles du Top 20 étaient en Ukraine : Priluki (Pryluky), Poltava, Zhitomir/Skomorokhi, Stryy, Melitpol, Melitpol, et Khorol. Six en Russie : Pochinok (Shatalovo), Seshcha, Ostrov (Gorokhov), Soltsy, Spassk Dalniy, et Vozdenzhenka. Un aérodrome, Tartu (n° 13), était en Estonie.
Les documents déclassifiés de la CIA suggèrent pourquoi une telle prééminence était attribuée à Bykhov et Orsha. Plusieurs mois avant que la liste ne soit dressée, la CIA avait publié dans son Current Intelligence Bulletin un article indiquant que des attachés militaires « occidentaux » avaient vu des bombardiers à réaction « Bison » (M-4) à Bykhov et peut-être aussi à Orsha, bien qu’on ne soit pas sûr que les bombardiers espionnés aient été des Badger (TU-16) ou des Bison. En fait, Orsha était en train de devenir une base de Badger, destinés à des missions de frappe sur des théâtres rapprochés comme l’Europe de l’Ouest où elles auraient menacés les alliés de l’OTAN et les forces US. En dépit des craintes de Washington, le M-4 ne pouvait pas atteindre les Etats-Unis en mission aller-retour (il lui manquait la technologie du ravitaillement en vol), mais les nombreux survols de l’Escadrille Rouge lors d’une parade militaire en 1954 avaient créé à Washington une peur du « déficit en bombardiers ». Bykhov était une base de bombardiers Badger mais devint par la suite une base de missiles balistiques à portée intermédiaire (MRBM) de sorte qu’elle était sûre de rester une cible de haute priorité.

Le 3M (Bison-B), successeur du M-4 et le TU-95M (Bear), ont donné aux Soviétiques leur « première véritable capacité intercontinentale ». Le Bear devenait opérationnel, bien qu’il ait eu d’importants problèmes techniques. L’armée de l’air soviétique déploya les Bears sur une poignée seulement de bases, mais elles étaient parmi les 100 premiers terrains d’aviation ciblés par le SAC – par exemple Mozdok (n°34) et Semipalatinsk (n°69).

D’après l’étude du SAC, chaque terrain d’aviation était un Point Zero. Certaines cibles, cependant, apparaissaient plusieurs fois dans les plans de guerre. Pour le SAC en effet, un certain nombre de duplications était « souhaitable et nécessaire », pour s’assurer la destruction de cibles urgentes, au cas où tel ou tel ordre n’aurait pas entraîné leur destruction. C’est pourquoi les duplications étaient « réservées aux terrains d’aviation hautement prioritaires ».

Les « frappes finales »

Si le combat avait dû continuer après la « bataille de l’air », la seconde phase de la guerre aurait consisté dans la « destruction systématique » du potentiel de guerre du bloc soviétique. Les « frappes finales » de la campagne de bombardement auraient touché les « industries de base » – les industries et les activités économiques contribuant le plus aux capacités de guerre. C’était conforme aux idées de l’US Air Force remontant à la 2e guerre mondiale et plus tôt encore, idées d’après lesquelles la destruction de l’infrastructure industrielle d’un pays pouvait amener son effondrement. A cette fin, le SAC aurait largué des bombes A, et non pas des bombes H, sur un grand nombre d’installations spécifiques situées dans des zones urbaines industrielles présélectionnées. Comme l’indique son étude, des bombes atomiques Mark 6 (B et C) d’une puissance allant jusqu’à 160 kilotonnes – environ 8 fois celle de « Fat Man » qui détruisit Nagasaki – avaient pour mission une « destruction systématique ». La puissance explosive de ces bombes aurait probablement dépassé de très loin les besoins pour détruire des cibles telles que des centrales électriques ou des nœuds ferroviaires ?

Moscou, ville-cible n°1, avait près de 180 installations destinées à être détruites ; certaines appartenaient à la catégorie « force aérienne », mais la plupart relevaient d’activités industrielles diverses, dont des usines produisant des machines-outils, des outils de coupe, des biens d’équipement pétrolier, et un médicament vital par excellence : la pénicilline. D’autres cibles remplissaient des fonctions d’infrastructure importantes : écluses et barrages, réseaux électriques, gares de triage et ateliers de réparation ferroviaire. Le SAC aurait pu ne pas frapper chaque installation avec une bombe mais appliquer le concept d’« ilôts-cibles », permettant de cibler des installations voisines en leur point central. Cependant le Sac aurait pu assigner plusieurs bombes à de grands complexes industriels, qui étaient considérés comme constituant plusieurs installations.

Ce qui est particulièrement frappant dans l’étude du SAC, c’est le rôle attribué au ciblage de la population. Moscou et ses faubourgs, tout comme l’agglomération de Léningrad, comprenait des cibles distinctes de « population » (catégorie 275), sans autre précision. C’était aussi le cas pour toutes les autres villes mentionnées dans les deux listes. En d’autres termes, les gens en tant que tels, et non des activités industrielles spécifiques, devaient être détruits. A quoi correspondaient précisément ces populations cibles, on ne peut le déterminer pour le moment. L’étude du SAC emploie pour désigner ces cibles des nombres empruntés à l’Encyclopédie du Bombardement, mais l’Enclyclopédie elle-même reste classifiée (quoique sa classification fasse l’objet d’un appel).

L’étude du SAC n’avance aucune explication pour justifier le fait de prendre pour cibles des populations, mais il est probable que c’est un héritage de la pensée de l’Air Force et de l’Army Air Force concernant l’impact des bombardements en tapis sur le moral des civils. Par exemple, dans un cours donné en 1940 à l’Ecole de Tactique de l’Armée de l’Air par le major Muir Fairchild, celui-ci faisait valoir que’une attaque sur la structure économique d’un pays « doit être telle qu’elle réduise le moral des civils ennemis – par la peur d’être tués ou blessés eux-mêmes ou ceux qu’ils aiment – au point de préférer les termes que nous mettons à la paix plutôt que de continuer la lutte, et de forcer leur gouvernement à capituler ». Cette ligne de pensée s’est prolongée après la guerre, lorsque les chercheurs en sciences sociales ont étudié l’impact d’un bombardement nucléaire sur le moral des civils.

Quel que soit ce que les planificateurs avaient à l’esprit, des attaques dirigées contre la population civile en tant que telle étaient en contradiction avec les normes suivies par les dirigeants de l’Air Force. Tandis qu’ils étaient prêts à accepter des pertes civiles de masse résultant d’une attaque sur des cibles militaires, comme cela avait été le cas durant la guerre de Corée, ils excluaient des attaques « intentionnelles » contre des civils. En outre, des attaques sur la population violaient les normes internationales de l’époque, qui avaient été récapitulées dans le règlement de La Haye de 1923 sur la guerre aérienne, pas encore ratifié à l’époque. Il est vrai que ces règles de ciblage n’entrèrent pas en vigueur avant l’accord de 1977 sur les protocoles additionnels à la Convention de Genève (1949). Les Etats Unis, cependant, ont logiquement refusé d’admettre que les normes de ciblage des protocoles additionnels doivent s’applique à l’emploi d’armes nucléaires.

La catégorie de « destruction systématique » n’aurait été mise en oeuvre que par des armes atomiques (bombes A). A vrai dire, cela n’aurait pas fait grande différence pour des villes telles que Moscou ou Léningrad, qui présentaient de nombreuses cibles de la « force aérienne » entourées de population, qui auraient aussi bien pu avoir été déjà détruites par des bombes H. Ce plan a été dressé des années avant que les officiels de la défense américaine aient convenu qu’il devait y avoir une option de « retenue » pour épargner Moscou en vue de garder encore quelqu’un avec qui négocier.

Jusqu’à quand et jusqu’à quel point les planificateurs du SAC ont conservé ce plan de guerre avec ses principales phases de destruction, d’abord centrée sur la « force aérienne » puis « systématique », on ne saurait le dire. La priorité donnée à la force aérienne postulait une destruction thermonucléaire de cibles militaires significatives à Moscou et Léningrad, mais cela impliquait la dévastation simultanée de toutes les installations adjacentes qui avaient été désignées pour une « destruction systématique » à un stade ultérieur du conflit. Que les officiers du SAC aient vu cela comme un problème ou pas, à la fin des années 50 les planificateurs du Pentagone pensaient en termes de « mix optimum » un plan de destruction qu’ils voulaient à la fois rapide et simultané, visant des cibles importantes, tant urbaines et industrielles que militaires, même s’ils donnaient la priorité en termes de nombre de cibles au système lié à la force aérienne.

Cibles en Europe de l’Est

L’étude du SAC Atomic Weapons Requirements Study for 1959 prescrivait (avec des exceptions) que sur les cibles en Europe de l’Est on utiliserait des bombes atomiques moins puissantes. Les raisons avancées étaient d’ordre “politique” et “psychologique” : il s’agissait de faire une distinction entre l’Union Soviétique et ces pays, qui recevraient donc des bombes un peu moins destructrices. Les exceptions étaient des cibles du “potentiel aérien” : cette catégorie voulait qu’on détruise de telles cibles en Europe de l’Est avec des armes thermonucléaires à rendement élevé. Par exemple, les terrains d’aviation de Brieg et de Modlin, près de Varsovie, avaient selon la liste de cibles les priorités 31 et 80. L’aéroport de Tokol près de Budapest avait la priorité 125, ce qui en faisait une cible probable. Ainsi, les populations urbaines de l’Europe de l’Est seraient, elles aussi, exposées aux retombées et aux conséquences des armes thermonucléaires, ce qui minerait en grande partie la distinction faite entre les cibles de cette région et celles situées en Union Soviétique.

En Allemagne de l’est, les Soviétiques avaient des bases aériennes majeures, et Berlin-Est lui-même était ciblé pour une “destruction systématique.” En parcourant la liste des aérodromes, on trouve parmi les 200 premiers ciblés un nombre important d’installations contrôlées par les Soviétiques, dont quelques-uns non loin de Berlin. Citons par exemple Briesen (n° 140), Gross Dolln (Templin) (n° 70), Oranienberg (n° 95), Welzow (n° 96), Werneuchen (Verneuchen) (n° 82). Oranienberg, par exemple, qui servait de base à cette époque pour des bombardiers Ilyouchine-28 (Beagles), se trouve à 34 km au nord de Berlin. Gross Dolln (Templin), d’abord une base de bombardiers Il-28 et plus tard une base de chasseurs soviétiques, est à environ 66 km au nord de Berlin. Werneuchen (n° 82), base d’intercepteurs et de chasseurs-bombardiers, se trouve à environ 33 km au nord-est. On peut présumer que le SAC les aurait ciblés avec des armes thermonucléaires, ce qui aurait soumis l’agglomération de Berlin à un danger énorme, y compris des risques de radiation.

Berlin-Est avait une priorité de 61 dans la liste de sites urbains-industriels voués à la “destruction systématique.” L’étude du SAC identifiait 91 « points zéro » dans Berlin-Est et sa banlieue : un large éventail d’industries et d’activités infrastructurelles dont l’électricité, les gares de triage, les dépôts de combustible liquide, les outils mécaniques, les stations de radio et de télévision. De plus, Berlin-Est et sa banlieue comprenaient des “cibles de population”, comme Varsovie d’ailleurs (priorité 62). Le bombardement atomique de Berlin-Est et de sa banlieue aurait produit très probablement, entre autres effets, des tempêtes de feu ayant des conséquences désastreuses pour Berlin-Ouest. On ignore si le SAC a étudié les effets collatéraux sur Berlin-Ouest d’attaques nucléaires contre Berlin-Est ou d’autres cibles en Allemagne de l’Est.

La Chine

Que la Chine ait été ou non en guerre aux côtés des Soviétiques, le SAC la regardait comme faisant partie du bloc soviétique. Il listait parmi ses cibles des aérodromes et des villes chinoises, dont Beijing (Pékin). Sur la liste des cibles vouées à la “destruction systématique,” Beijing [écrit alors Peiping] se trouvait dans la première vingtaine (au numéro 13), avec 23 “points zéro”. Dans la liste on voit plusieurs cibles de la puissance aérienne, dont deux centres de contrôle militaires de l’armée de l’air et deux de ses dépots. L’emplacement de ces installations-là suggère que Beijing aurait été une cible d’armes thermonucléaires au début de la guerre. Pour Beijing et son faubourg Fengtai, le SAC identifiait plusieurs “points zéros” à caractère infrastructurel et militaire, dont des cibles de “population”.

Les listes de cibles.

L’étude du SAC sur les Besoins en armes nucléaires pour 1959 comprend deux listes de cibles. Le Ministère de l’Energie a effacé le nombre et le type d’armes assignées aux différents Points Zéro sur chacune des deux listes, mais certaines informations générales les concernant ont été déclassifiées. La première liste, Première Partie, comprenait 3400 Points Zéro – « le Système de Ciblage du SAC » – ce qui laisse supposer que cela représentait la totalité des cibles alors considérées comme éligibles. La liste était « non-limitative » sans doute en ce sens qu’une grande quantitié de matériaux fissiles devait être disponible pour les armes visant les cibles désignées. Compte tenu des cibles dupliquées dans la catégorie de la Force aérienne, le plan d’attaque aurait exigé plus de 3400 armes. Mais ce nombre demeure classifié.

La seconde liste, Partie II, comprenait 1209 Points Zéro, ciblés par un nombre d’armes nucléaires plus important mais classifié. Une partie de la description est effacée, de sorte que le raisonnement sous-jacent ne peut être expliqué, mais c’était une liste de cibles « limitative ». D’après l’étude « les armes son programmées sur la base de 69 tonnes d’« équivalent oralloy » (76 tonnes US). L’oralloy [Oak Ridge alloy, alliage d’Oak Ridge] était un terme de l’art désignant l’uranium hautemeent enrichi. L’« équivalent oralloy » peut renvoyer à la somme totale d’UHE [Uranium Hautement Enrichi] et de Plutonium [PU] nécessaire pour fournir les bombes A et H prévues pour infliger le niveau de destruction désiré. Soixante-seize tonnes US indiquent l’importance des quantités de matériau fissile requis pour les bombes atomiques et la première génération d’armes thermonucléaires à deux étages.

Les 3400 et les 1209 Points Zéro sur la liste illimitée et la liste limitée méritent d’être comparés au premier Plan Opérationnel Unifié et Intégré (SIOP), lepaln préparé en 1960 par l’état-major de planification stratégique unifié, sous contrôle du SAC. Si les Etats Unis avaient été avertis d’une attaque stratégique soviétique, ils auraient lancé une frappe préemptive avec toute la puissance de 3500 armes contre un « mix optimum » de 1050 Points Zéro comprenant des bases aériennes, des bases de missiles, des défenses aériennes et 151 cibles urbaines-industrielles. L’usure et les frappes multiples contre les cibles prioritaires expliquaient le décalage entre le nombre d’armes et le nombre de Points Zéro.

 

Traduit de l’américain par Jean-Marie Matagne et Peter Low pour ACDN. Copyright ACDN. Toute reprise de la traduction française autorisée sous réserve de mentionner la Source : ACDN et d’en informer ACDN.

L’article original est accessible ici