Par Acrimed (action critique médias) , SOLARI Nils
Le 22 novembre 2015, le candidat libéral Mauricio Macri a été élu président de la République argentine, mettant fin à douze ans de gouvernement kirchnériste. Peu de temps après son investiture, il s’illustre par des mesures et des méthodes de choc (légiférant par décrets, 97 pris entre le 10 et le 16 décembre !), dans le domaine des médias notamment. D’habitude si prompte à dénoncer les « attaques contre la liberté d’expression », la presse française – et francophone – se démarque, elle, par son silence assourdissant sur le sujet.
Sommaire de l’article
Petit rappel des faits
En octobre 2009, le gouvernement de Cristina Kirchner promulguait une loi ambitieuse en matière de démocratisation des médias audiovisuels, dont nous nous étions faits l’écho ici. Prévoyant – entre autres – des dispositions anti concentration et une égale répartition du spectre audiovisuel en trois tiers (médias publics, médias privés à vocation lucrative et médias privés à vocation non lucrative), cette loi avait fait l’objet de nombreux débats au sein de la société civile, de contributions apportées par les médias « alternatifs » et avait reçu une très large approbation du Congrès tout en étant reconnue comme exemplaire par de nombreux secteurs, y compris à l’étranger.
Quatre ans plus tard, au terme d’une intense bataille juridique menée par le groupe Clarín [1], la loi sur les services de communication audiovisuelle était finalement validée dans son intégralité par la Cour suprême le mardi 29 octobre 2013, comme nous le rapportions également ici même. Cette pleine entrée en vigueur confortait dès lors l’Afsca, l’Autorité fédérale de services de communication audiovisuelle, dans son rôle de garant de l’application de la loi, en particulier dans son pouvoir de contraindre le groupe Clarín à se défaire de certains de ses (nombreux) titres de presse. Mais c’était sans compter la dernière élection présidentielle et l’arrivée au pouvoir du néolibéral Mauricio Macri…
Prémices de campagne…
Bien qu’ayant annoncé « un changement sans revanche », l’ancien « maire » [2] de Buenos Aires avait déclaré, alors qu’il n’était encore que candidat, son intention de modifier ladite loi s’il accédait au pouvoir, loi qu’il qualifiait même d’« instrument de guerre dans la tentative de contrôle des médias » [3], se déclarant favorable à un « cadre réglementaire clair pour la concurrence entre le câble, les [entreprises] téléphoniques et les plateformes satellites ». Reprenant à son compte les critiques – justifiées – sur le manque d’anticipation de la convergence technologique [4] , il semblait surtout s’en prendre à l’esprit de la loi, dont les dispositions anti-concentration avait fortement échaudé le secteur des médias privés à but lucratif, en particulier le groupe Clarín [5].
Une fois arrivé au pouvoir, l’ancien président du club de football de Boca Juniors ne s’est pas fait prier pour lancer l’offensive qu’il avait précédemment annoncée. Certains commentateurs en Argentine lui prêtent même la volonté de vouloir écarter les journaux ou émissions jugées trop « k » (pour kirchnéristes), trop proches de l’ancien pouvoir.
Premiers signes, premiers soupçons ?
Le 25 novembre 2015, le futur chef de gouvernement (jefe de gabinete) de Mauricio Macri, Marcos Peña, présentait à la presse les noms des prochains ministres. En ce qui concerne le domaine des médias, on aura retenu l’annonce de la création d’un tout nouveau ministère des Communications, attribué à Oscar Aguad, l’attribution du ministère des Médias et des Services publics [audiovisuels] à Hernán Lombardi… et la grande surprise créée par la nomination, à la supervision de l’Afsca (l’Autorité fédérale des services de communication audiovisuelle), de Miguel de Godoy, sur qui nous reviendrons plus bas.
Le 11 décembre, le lendemain de sa prise de fonctions officielle, Mauricio Macri annonçait, via la publication du « décret d’urgence » (Decreto de Necesidad y Urgencia) n°13, la subordination des deux autorités de régulation des médias et des télécommunications – statutairement indépendantes du gouvernement [6] et instituées par la loi sur les médias – au ministère des Communications. Le décret n°12 créait, quant à lui, le Système de médias et de services [audiovisuels] publics, plaçant sous sa hiérarchie l’actuelle société d’État Radio y Televisión Argentina [7].
Quelques jours auparavant (depuis le 7 décembre exactement), le site Internet du quotidien Página 12 devenait inaccessible, victime d’une cyber-attaque d’une rare ampleur. Une enquête est en cours et il serait hasardeux de tirer des conclusions hâtives sur les éventuels liens entre cette attaque et l’arrivée au pouvoir de la nouvelle équipe, néanmoins nombre de commentateurs – en Argentine – se sont émus qu’un journal qui venait de passer de « l’officialisme » [8] à l’opposition, soit soudainement réduit au silence, en tout cas pour sa version numérique [9]. On notera au passage qu’une telle attaque, considérée par ces universitaires argentins comme « une violation directe de la liberté d’expression », n’a pas trouvé d’écho dans la presse française [10], d’ordinaire si soucieuse de la protéger et de la garantir.
Par ailleurs, le 18 décembre, le quotidien La Nación annonçait le non-renouvellement du contrat liant Canal 7, la chaîne publique, avec l’entreprise Pensado para Televisión (PPT), productrice du très populaire « 6,7,8 ». Cette émission (en direct), qui se présentait comme « un espace de réflexion journalistique sur la manière dont les médias rendent compte de la réalité » [11], avait eu le mérite d’introduire un certain discours critique sur les médias et avait en cela accompagné durant sept ans les débats qui avaient surgi autour de l’application de la loi sur les services de communication audiovisuelle, plus communément appelée « loi sur les médias ». Devenue très populaire [12], l’émission, qualifiée d’ « ultrakirchnériste » par La Nación [13], ou encore de « polémique » et composée de « journalistes militants et [de] critiques féroces envers les médias opposés au kirchnérisme » par Clarín, n’est donc plus à l’antenne, après la confirmation de son retrait par Cristóbal López, propriétaire de PPT. Cette décision, qui peut difficilement se justifier par les (excellents) résultats d’audience de l’émission, n’est pas sans éveiller des critiques et des soupçons de censure. La Nación la commente – de manière presque ironique – en ces termes : « Ainsi, l’interruption de l’émission ne sera pas une décision unilatérale du président Mauricio Macri et de son ministre des Médias et des Services publics [audiovisuels], Hernán Lombardi, mais un accord consensuel avec la production de PPT, qui dispose sur cette chaîne d’un autre programme : l’émission sportive Fútbol Permitido. » Si nous nous garderons bien d’affirmer que le nouvel exécutif ait pu exercer une quelconque forme de pression sur l’entreprise productrice de l’émission, on regrettera pourtant qu’aucun titre de presse francophone ne se soit intéressé à la question, « 6,7,8 » constituant par ailleurs un véritable phénomène de société.
Interruption de Senado TV et réexamen de la participation à Telesur
Le 22 décembre, soit moins de quinze jours après sa prise de fonctions, le gouvernement Macri publiait un décret ordonnant la suspension « immédiate et jusqu’à nouvel ordre » de Senado TV, la chaîne qui retransmettait jusque là les sessions de la haute chambre du parlement argentin. Le texte précise que l’interruption concerne « non seulement la programmation émise par le biais du canal hertzien de l’organisme (chaînes 97 et 98), mais également celle émise à travers les signaux de télévision transmis par télédiffusion et par câble sur l’ensemble du pays ».
Senado TV avait été créée par Daniel Scioli, à l’époque président de la haute chambre parlementaire, et fonctionnait à l’image de la chaîne du même nom opérant au Brésil. Officiellement, la décision aurait été motivée par la volonté de « reprogrammer et renforcer » la chaîne, de « réordonner sa programmation, pendant qu’un audit externe serait réalisé sur les comptes de la chambre haute », et cela en « profitant de la pause que représente le mois de janvier où l’institution est fermée administrativement », selon les mots du secrétaire administratif de la haute chambre, Helio Rebot. Pour autant, lors d’une déclaration auprès de Telesur, l’ex président du Parlatino [14], Carolus Wimmer, a indiqué que la suspension de cette chaîne en Argentine constituait une violation de l’accord passé avec le Parlement latino-américain, prévoyant la création de Parlatino Web TV, dont le portail était hébergé par Senado TV.
D’autre part, dans un entretien accordé au quotidien La Nación où il se montre particulièrement véhément à l’égard de l’exécutif précédent en matière de gestion des médias publics, Hernán Lombardi, nouveau ministre des Médias et des Services publics [audiovisuels] a déclaré vouloir « […] réexaminer la participation argentine [au sein de la chaîne] Telesur ». Dans la foulée de cette déclaration, des rumeurs ont circulé sur les réseaux sociaux selon lesquelles Telesur allait subir le même sort que Senado TV. Si elles ont été démenties depuis par la présidente de Telesur, Patricia Villegas, via son compte Twitter, ces bruits de couloir font état de craintes légitimes autour du devenir de cette chaîne en Argentine, notamment lorsque l’on se rappelle de sa genèse et de ses objectifs avancés [15].
Là encore, qu’il s’agisse de l’interruption de Senado TV ou des remous autour de Telesur en Argentine, il faut recourir à la presse étrangère pour être informé.
Création d’une (nouvelle) autorité de Communication…
Le 23 décembre 2015, en publiant un (nouveau) décret (n°236/2015), le gouvernement a suspendu les activités, pour une durée de 180 jours, des deux autorités régulatrices des lois audiovisuelles et de télécommunications que sont l’Afsca (Autorité fédérale de services de communication audiovisuelle) et l’Aftic (Autorité fédérale des technologies de l’information et de la communication). Concrètement, la mesure aboutit au limogeage de facto des directeurs de ces deux autorités, à l’expulsion du personnel et à l’interdiction d’accéder aux locaux, qui se trouvent sous l’autorité d’un juge chargé d’appliquer la mesure, au motif de « préserver les lieux » de toute dégradation.
Martín Sabatella, jusque-là directeur de l’Afsca, nommé pour quatre ans par le gouvernement Kirchner et dont le mandat (prévu par la loi sur les médias) devait se terminer en 2017 [16], a contesté la légalité d’une telle mesure. « Paradoxalement, la décision annoncée par [le ministre] Aguad invoque la légitimité et le consensus mais elle a été réalisée dans l’absence de dialogue préalable avec les forces politiques et sociales (c’est-à-dire, autres que seulement les plus grands acteurs du monde de l’entreprise) et débouche sur une intervention qui ressemble à de la vendetta », souligne Martín Becerra sur son blog. « Autrement dit, le directeur de l’Afsca a été expulsé comme un squatteur », résume Jérémy Rubenstein. En effet, Martín Sabatella, que le nouveau gouvernement avait accusé, aux côtés d’autres fonctionnaires, de faire acte de « rébellion », s’est vu remplacé, quelques jours plus tard, par Agustín Garzón, nommé par Macri.
Le 30 décembre, le chef de gouvernement Marcos Peña présentait un – énième – décret d’urgence prévoyant la fusion de l’Afsca et de l’Aftic, regroupées désormais sous une seule Entité nationale des communications (Enacom), dirigée par Miguel de Godoy et placée sous tutelle du ministère des Communications. M. Peña avait alors déclaré que « commenç[ait] une politique publique de communications du XXIe siècle » et que « se termin[ait] la guerre de l’État contre le journalisme »…
Si l’on laissera à chacun le soin d’apprécier de telles déclarations, on notera toutefois que ces mesures brutales n’ont guère fait l’objet d’articles ou de commentaires dans la presse francophone, à l’exception d’une dépêche de l’AFP, reprise notamment parLa Croix, L’Express et Le Parisien. Et qu’apprend-on dans cette dépêche ? Pas grand-chose, si ce n’est que la loi à laquelle « le président Macri s’attaque » était « controversée » [17]. Controversée ? Plus que les attaques récentes du nouveau pouvoir contre cette loi ? La cocasserie est telle que l’AFP semble même avoir affublé la photo accompagnant sa dépêche de la légende « Des manifestants protestent contre une loi controversée sur les médias, à Buenos Aires le 17 décembre 2015 [18] » – comme on peut le constater sur les captures d’écran de L’Express et du Parisien – là où il s’agit en fait d’une manifestation en soutien à ladite loi [19]
Suspension du plan d’adéquation de Cablevisión
En mettant fin, du jour au lendemain, aux activités de l’Afsca, le gouvernement Macri a également ouvert la voie à la suspension de dispositions anti-concentration prévue par la loi sur les médias. Notamment et comme le rapporte le journal La Mañana de Cordoba, il a convoqué les actionnaires de l’entreprise Cablevisión – plus grande entreprise de télévision par câble d’Argentine [20] –, le 12 janvier prochain, pour modifier les résolutions établies l’an passé à son encontre [21] et « laisser sans effet toutes les demandes d’autorisation et/ou d’enregistrement en cours relatives au plan d’adéquation, lequel sera modifié ». Si l’on se rappelle qu’un tel plan impliquait à terme, le démantèlement du géant du câble, on comprend, comme le souligne La Mañana de Cordoba, qu’il s’agit-là d’un « autre geste de Macri à l’égard [du groupe] Clarín », lequel est propriétaire de Cablevisión.
Conclusions
Dans le virage néolibéral que l’Argentine, sous la houlette de Mauricio Macri, est en train d’opérer, il nous incombe de suivre la façon dont ce dernier risque de s’employer à défaire ce que même Reporters sans frontières (RSF) avait qualifié de « petite révolution médiatique de Cristina Kirchner ». Avec Martín Becerra, on doit rappeler que le kirchnérisme avait lui-même été quelque peu irrespectueux avec la « mal nommée loi sur les médias » qu’il avait pourtant impulsée, en publiant en 2014 une loi sur les télécommunications (Argentina Digital) dont certaines dispositions étaient contradictoires avec la loi de 2009. Pour autant, les déclarations d’intention et les premiers agissements du gouvernement Macri laissent supposer que l’un de ses objectifs premiers est d’en finir avec les avancées de cette loi, notamment les dispositions anti-concentration, contraires à l’esprit de libre entreprise qui anime son équipe et ses partisans. Martín Becerra souligne ainsi qu’avec l’intervention directe auprès de l’Afsca, Macri « ouvre une nouvelle étape dans les politiques de médias et de télécommunications » qui « rétablit la vieille méthode consistant à subordonner le régulateur au président de la République […] et qui contrevient aux standards de régulation [démocratique] en vigueur jusqu’alors dans le pays et dans d’autres […] ».
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À la lecture de l’ensemble des décisions prises par le nouveau gouvernement argentin, on est en droit de s’étonner qu’aucun cas n’ait été fait de celles-ci dans la presse française, et même francophone. Nous avions déjà évoqué, dans un précédent article à propos de la Bolivie, de possibles raisons pouvant expliquer l’absence d’intérêt de nos médias pour ce qui se trame en Amérique latine. La période durant laquelle se sont déroulés ces faits, la « trêve des confiseurs », l’imminence d’un « grand événement » comme le « Paris-Dakar » (qui débute en Argentine depuis quelques années maintenant) ou encore le caractère relativement technique desdites mesures, souligné par Jérémy Rubenstein, expliquent peut-être aussi, en partie, ce silence – mais ne l’excusent nullement. D’ailleurs, si pareilles mesures avaient été le fait de la « gauche radicale latino-américaine », ces dernières auraient-elles été accueillies avec la même indifférence ? Si l’on se souvient, par exemple, du concert de désinformation qu’avait suscité le non-renouvellement de la concession de RCTV au Venezuela, on est en droit d’en douter. Mais dans l’immédiat, on se contenterait d’une information, même partielle, sur les grandes manœuvres médiatiques de Macri.