Shigemitsu TANAKA est un survivant de Nagasaki et coprésident de Nihon Hidankyo (Confédération japonaise des organisations de victimes des bombes A et H), une organisation qui a reçu le prix Nobel de la paix 2024 en décembre dernier. Lors de son voyage en Espagne, il a visité Madrid, Saragosse , Barcelone et a participé à différents évènements : politiques, culturels, étudiants, associatifs, spirituels, avec les médias… et dans chacun d’entre eux, il a tenu à raconter son expérience de victime et de survivant de la bombe nucléaire que les États-Unis ont larguée sur sa ville, afin que plus jamais l’histoire ne se répète.
Ce voyage était organisé par l’Alliance pour le désarmement nucléaire, dont cette agence, Pressenza, est membre.
En avant-première de l’interview que vous pouvez voir et lire ci-dessous, nous avons relevé quelques-unes des phrases qu’il a prononcées lors de l’événement qui s’est déroulé à l’Athénée de Madrid le 17 janvier dernier.
« Les bombes atomiques larguées sur Hiroshima et Nagasaki ont instantanément transformé les deux villes en ruines. Les rayons de chaleur de plusieurs dizaines de milliers de degrés ont transformé les personnes en vapeur ou les ont brûlées jusqu’à les réduire en cendres. Et les radiations de la bombe ont traversé et endommagé leur corps. Dans les deux villes, au total, plus de 600 000 personnes ont été exposées aux bombardements aériens, et quelque 200 000 d’entre elles sont mortes à la fin de l’année 1945″…
« Chers habitants du monde, les êtres humains ne peuvent coexister avec les armes nucléaires. Les armes nucléaires sont des armes diaboliques dont le seul but est l’extermination. Leur abolition est la seule solution… »
« Travaillons ensemble pour créer un monde sans armes nucléaires et sans guerres, afin que l’humanité ne s’autodétruise avec des armes nucléaires ».
Vídeo: Álvaro Orús / Interprétation: Rumi Tani Moratalla / Rédaction: Juana Pérez Montero
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Transcription
Je m’appelle Shigemitsu Tanaka et je viens de Nagasaki, le site du bombardement atomique du Japon.
Le 9 août 1945, j’avais 4 ans. Je vivais alors avec cinq membres de ma famille dans le village de Togitsu, situé à environ 6 km de l’épicentre de l’explosion. Au printemps de cette année-là, mon père s’est engagé dans une unité de la marine stationnée près de la ville de Sasebo.
Ce jour-là, mon grand-père était avec moi et mon jeune frère, jouant sous un kaki dans la cour. Dès que j’ai dit : « Grand-père, j’entends le bruit d’un avion », j’ai vu un éclair blanc éblouissant dans le ciel de Nagasaki et j’ai entendu un fracas assourdissant. Soudain, nous avons été frappés par une puissante explosion. J’ai eu très peur et j’ai couru vers ma mère en criant : « La montagne en face a été bombardée ». Toutes les vitres de la maison ont volé en éclats et les portes coulissantes ont été arrachées par la force de l’impact.
Dès le lendemain, les autorités du village ont mobilisé ma mère pour qu’elle aide à soigner les blessés qui avaient été transportés dans une école primaire voisine. Plus tard, elle nous racontait souvent la situation tragique qu’elle y avait vécue : dans les salles de classe, de nombreux jeunes et des personnes âgées gisaient sur le sol. Leurs blessures étaient si graves que je ne pouvais même pas dire s’il s’agissait d’hommes ou de femmes ; ils ne ressemblaient pas à des êtres humains, et les chambres étaient remplies de gémissements et d’odeurs nauséabondes. Elle voulait leur donner les premiers soins, mais il n’y avait ni médicaments ni bandages de gaze. Tout ce qu’elle pouvait faire, c’était essuyer leurs corps avec des serviettes trempées dans de l’eau salée bouillie, et retirer les asticots et les éclats de verre de leurs corps. Elle a constaté que beaucoup d’entre eux étaient déjà morts lorsqu’ils ont cessé de gémir. Et ces décès se sont poursuivis chaque jour. Elle disait souvent : « C’était comme l’enfer ».
Le 11 août, ma mère et mes frères sont allés en ville pour chercher leurs amis qui vivaient près de la zone du point zéro, mais ils sont rentrés à la maison sans les trouver. Après quelques jours, ils ont tous commencé à souffrir de diarrhées. Des éruptions cutanées sont apparues sur les deux jambes de ma mère. Elles ont été décrites comme une « gale de bombe atomique ». Au cours des dernières années de sa vie, elle a souffert de maladies du foie et de la thyroïde, et a été hospitalisée à plusieurs reprises pour être soignée.
En tant que membre de l’équipe de secours militaire, mon père était chargé de retirer les corps et de déblayer les débris près du point zéro. Il est revenu à la maison à la fin du mois d’août et avait l’habitude de dire : « Je me sens fatigué de partout ». Après avoir été libéré de l’armée, il est devenu violent à l’égard de ma mère. Elle s’est enfuie de la maison à plusieurs reprises, mais on l’a toujours persuadée de revenir, car ses enfants étaient jeunes.
En dépit du fait qu’ils étaient un tel couple, ma mère est tombée à nouveau enceinte. Lorsqu’elle l’a appris, elle n’a pas voulu accoucher et a tenté d’avorter en se plongeant dans un bain froid, une pierre dans les bras. Mais la force de vie de l’enfant l’a emporté et, en 1948, ma jeune sœur est née. Elle se consacre aujourd’hui aux activités de l’Association des Hibakusha de la deuxième génération.
Mon père est mort d’un cancer du foie en 1957, à l’âge de 56 ans, laissant la famille sans revenus. J’ai obtenu mon diplôme d’études secondaires tout en travaillant à temps partiel, puis j’ai travaillé pour la société nationale des chemins de fer japonais.
J’ai épousé une Hibakusha (victime des bombardements atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki) de la deuxième génération et nous avons eu deux enfants. Mais lorsque notre fille est tombée enceinte, une anomalie a été détectée dans le cœur de son bébé. Le bébé est né avec une hernie diaphragmatique et a immédiatement subi une intervention chirurgicale pour développer ses poumons. Mais la température du corps n’a pas atteint 30 degrés Celsius et le bébé n’a vécu que 3 jours.
Les bombes atomiques larguées sur Hiroshima et Nagasaki ont instantanément transformé les deux villes en ruines. Les rayons de chaleur de plusieurs dizaines de milliers de degrés ont pulvérisé ou brûlé les personnes jusqu’à les réduire en cendres. Les radiations de la bombe ont traversé et endommagé leurs corps. Au total, dans les deux villes, plus de 600 000 personnes ont été exposées aux bombardements aériens et quelque 200 000 d’entre elles sont mortes à la fin de l’année 1945.
Le gouvernement américain a non seulement refusé la demande du Dr Marcel Junod, du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), d’envoyer des médecins à Hiroshima et Nagasaki, et de fournir du matériel médical aux victimes mais il a également tenté de dissimuler les dégâts catastrophiques en imposant un code à la presse (censure) au Japon. Il a créé l’Atomic Bomb Casualty Commission des victimes de la bombe atomique ABCC, qui a étudié les effets des bombes atomiques en utilisant les survivants comme cobayes, mais ne leur a jamais administré de traitement quel qu’il soit. Soumis aux États-Unis, le gouvernement japonais a également abandonné les Hibakusha pendant 12 ans.
Le 1er mars 1954, un essai étasunien de bombe à hydrogène sur l’atoll de Bikini a déclenché un mouvement citoyen visant à interdire et à s’opposer aux bombes atomiques et à hydrogène et à leurs essais. Encouragés par ce mouvement, les survivants de la bombe atomique qui ont participé à la conférence, ont créé la Confédération japonaise des organisations de victimes des bombes A et H (Nihon Hidankyo) le 10 août 1956.
Dans sa déclaration fondatrice, Nihon Hidankyo a exprimé sa détermination à « sauver l’humanité de sa crise grâce aux leçons tirées de nos expériences, et en même temps à nous sauver nous-mêmes “ et s’est dressé pour exiger ” l’abolition des armes nucléaires et l’indemnisation par l’État des dommages causés par la bombe atomique ». En conséquence, deux lois nationales ont été adoptées pour aider les Hibakusha. Nihon Hidankyo s’est exprimé sur la réalité des bombardements atomiques, tant au Japon qu’au niveau international. En janvier 2021 est entré en vigueur le traité sur l’interdiction des armes nucléaires, auquel 73 États ont adhéré.
Nihon Hidankyo a reçu le prix Nobel de la paix 2024 pour ses 68 années de travail au niveau des mouvements populaires, années au cours desquelles elle a témoigné et donné la parole aux expériences des Hibakusha, et lancé un appel au monde pour qu’il empêche l’utilisation future d’armes nucléaires. Nous sommes très satisfaits que nos activités aient contribué à créer un « tabou nucléaire », afin d’empêcher l’utilisation d’armes nucléaires pendant près de 80 ans.
Cependant, l’attribution du prix Nobel de la paix à Nihon Hidankyo signifie que ce « tabou nucléaire » est menacé et qu’il existe un risque imminent d’utilisation de ces armes à tout moment. La Russie, superpuissance nucléaire, a envahi l’Ukraine et menace à plusieurs reprises d’utiliser des armes nucléaires. Israël poursuit ses massacres à Gaza, en Palestine.
L’un des membres du cabinet israélien a mentionné l’utilisation d’armes nucléaires comme l’une des options possibles. Le comité Nobel a déclaré : « En ce moment de l’histoire de l’humanité, il convient de nous rappeler ce que sont les armes nucléaires : les armes les plus destructrices que le monde ait jamais vues. Aujourd’hui, les témoignages des Hibakusha devraient être entendus dans le monde entier.
Les anciens Hibakusha continuent de relater leurs expériences avec leurs dernières forces. La seconde et la troisième génération de survivants de la bombe atomique, les jeunes et les citoyens s’efforcent également de poursuivre les mouvements des Hibakusha et de transmettre leurs histoires au monde entier.
Chers citoyens du monde entier, les êtres humains ne peuvent pas coexister avec les armes nucléaires. Les armes nucléaires sont des armes diaboliques dont le seul but est l’extermination. L’abolition est la seule voie possible.
Tous, et chacun des citoyens de la terre devraient réfléchir à cette question comme s’il s’agissait de la leur. Travaillons ensemble pour un monde sans armes nucléaires et sans guerre, afin que l’humanité ne se détruise elle-même avec des armes nucléaires.
Traduction de l’espagnol, Ginette Baudelet