Le mois dure sept jours. Ce n’est pas une métaphore, mais une réalité qui se multiplie dans les rues, sur les tables des maisons où s’entassent les aliments rationnés, dans les supermarchés où les rayons ne sont plus un lieu de choix mais de calcul. La phrase « le septième jour, il ne reste plus rien » est entendue en silence, comme si l’admettre était déjà une défaite. Le salaire, la pension, les gains accessoires, tout s’évapore à une vitesse qui défie toute logique. C’est comme si le temps lui-même était brisé, comme si le calendrier avait des semaines qui n’existent pas. Après le septième jour, le mois devient un territoire de pure incertitude.

La vie est devenue urgente. Il n’y a pas de projets, pas de projections à long terme. Juste un présent qui brûle et consomme. Les minutes ne sont pas pensées, elles sont gérées. L’argent est une denrée éphémère qui a la même consistance que l’eau entre les doigts : il entre et sort, sans pouvoir soutenir quoi que ce soit. Ce qui durait vingt jours en dure aujourd’hui moins de sept. Le temps, qui s’organisait entre le salaire, les paiements et ce qui restait pour le week-end, n’est plus une ligne droite. C’est une série de trous, de trous à remplir avec des cartes de crédit, des emprunts ou cette capacité argentine à réaliser l’impossible.

Le soir, dans les quartiers de l’agglomération, il y a moins de bruit. Les tables sont plus austères, les grillades du dimanche sont éteintes plus tôt. L’ajustement se fait de tous les côtés, d’une manière qui fait mal au quotidien. Le trajet en bus devient un décompte mental avant de décider de marcher. Le paquet de biscuits dans le sac à dos des enfants dure plus longtemps parce qu’il est divisé en plus petites portions. On garde le pain de la veille, on choisit le kilo de riz le moins cher. De nouvelles habitudes sont prises sans que personne ne les enseigne, et chacun, avec un peu de culpabilité, s’adapte. L’ajustement est avant tout une pédagogie du rétrécissement.

Mais ce qui fait mal, ce n’est pas seulement l’argent qui manque. C’est aussi l’idée que personne n’écoute. Les promesses de campagne sont restées sur un écran de télévision éteint, et maintenant les gens parlent moins, comme si mettre des mots sur ce qui se passe était un acte d’épuisement inutile. Personne ne s’attend à ce que quelqu’un règle le problème. Peut-être a-t-on perdu la foi d’autrefois que la politique pouvait offrir quelque chose qui ressemblait à un horizon. C’est un pays qui se lève, travaille et survit sans vraiment de récit pour le soutenir. Les gens répètent que « les choses vont mal » comme s’il s’agissait d’un mantra, parce qu’il n’y a pas grand-chose d’autre à dire.

Les mères sont les premières à voir la fracture. Elles sentent  comment la maison s’adapte sans bruit : la lumière qui est allumée moins longtemps, le gaz qui est rationné, l’école qui avertit que les frais de scolarité n’ont pas été payés. Il ne s’agit pas seulement de choses matérielles. Il s’agit d’une indignation plus profonde, d’un rejet de la tromperie. « Ils nous ont dit que la caste allait payer, et en fin de compte, c’est nous qui payons. Ils ne le disent pas avec une colère explosive, mais avec une lucidité qui fait peur. Ils savent que l’inégalité n’est pas un hasard, que l’ajustement frappe toujours les mêmes. Qu’il n’est pas vrai que « nous sommes tous dans le même bateau ». De chez eux, des casseroles qu’ils regardent plus attentivement, ils comprennent que les factures qui arrivent maintenant font partie d’un mécanisme où le sacrifice est toujours demandé au bas de l’échelle.

Les jeunes, eux, marchent comme s’ils ne savaient pas où mettre les pieds. Pour eux, la promesse du futur n’existe plus. Certains ont d’abord eu de l’espoir, pensant que peut-être cette fois-ci ce serait différent, mais cela n’a pas duré longtemps. Ils se contentent désormais de survivre au jour le jour, sans trop d’espoir. Il n’y a pas d’avenir dans les mots, seulement un présent géré. Ils pensent à quitter le pays, comme quelqu’un qui regarde par la fenêtre alors que sa maison brûle. D’autres éteignent tout simplement leurs pensées : l’urgence ne laisse place à rien d’autre. S’ils se demandent comment le pays en est arrivé là, il n’ont pas beaucoup de réponses. Ils l’acceptent, avec un geste de résignation qui les dépasse.

Cet ajustement a eu bien plus d’effet que de réduire la consommation. Cela a rétréci les rêves, les conversations, les possibilités. Les gens se déplacent moins. Non seulement parce que les billets sont chers, mais parce qu’il n’y a plus de raison de se déplacer . Avant, il y avait des attentes : on économisait de l’argent pour peindre la maison, acheter un climatiseur, changer la voiture. Aujourd’hui, on économise de l’argent pour ne pas se retrouver sans électricité, pour arriver à la fin du mois, même si ce mois dure sept jours.

Tout cela se passe dans une société où le temps est brisé et le silence grandit. La colère ne s’exprime pas toujours par des cris ; parfois c’est dans le silence. En n’attendant rien. Dans l’acceptation que « c’est comme ça ». Comme si quelqu’un avait éteint les mots qui nous permettent de discuter du monde et de construire autre chose. Il ne reste que le minimum de résistance de la vie quotidienne. La mère qui fait durer l’argent un peu plus longtemps, l’enfant qui se couche sans dîner mais ne le dit pas, le grand-père qui n’achète pas de médicaments et s’en contente. C’est une société qui tient bon, même si c’est de justesse.

La technologie, qui promettait de nous connecter et de simplifier nos vies, multiplie désormais l’anxiété. Les applications bancaires envoient des notifications constantes : solde insuffisant, paiement rejeté, dette accumulée. Le téléphone portable, cet objet qui servait autrefois à échapper à la réalité, est désormais un rappel constant de ce qui manque. Les médias sociaux, avec leurs images de réussite et d’abondance, fonctionnent comme un écran cassé qui reflète une vie qui n’existe pas. La comparaison est inévitable : pourquoi eux et pas moi ? Le monde numérique, autrefois refuge, est désormais une autre source de détresse.

La vie continue, mais presque automatiquement. Il n’y a pas de temps pour réfléchir, car trop réfléchir serait insupportable. Le quotidien devient une succession d’actes mécaniques : travailler, manger juste assez, dormir peu, répéter. Les familles apprennent à optimiser leur temps comme elles optimisent leur argent, grâce à une compétence qui mélange créativité et résignation. La survie, de nos jours, est un art silencieux qui ne laisse de place à rien d’autre.

Pendant ce temps, le brouhaha continue. Les médias, les réseaux, les discours politiques, tout se superpose dans un chaos qui donne le vertige. L’information est infinie, mais rien n’a de profondeur. Les gens savent que le monde va mal, mais ils ne savent pas comment le nommer. La capacité d’exprimer ce qui fait mal est perdue. On vit, mais on ne comprend pas. C’est une société saturée de stimuli et dénuée de sens.

Et pourtant, quelque chose persiste. Même si le temps est brisé, même si le septième jour est la fin du mois, les gens continuent. Non pas parce qu’ils ont de l’espoir, mais parce qu’il n’y a pas d’autre option. Dans les maisons, dans les quartiers, dans les corps qui résistent, il reste une impulsion minimale pour continuer à avancer. La vie est soutenue, même si elle est précaire, même si elle fait mal. Mais la question persiste, latente, comme un bourdonnement en arrière-plan de tout : combien de temps peut-on encore résister sans crier ? Combien de temps peut durer un temps présent qui n’offre rien d’autre que sa propre répétition ?

Le septième jour, il ne reste plus rien. Mais le huitième, le neuvième, le dixième, quelqu’un se lève encore, va travailler et rentre à la maison avec ce qu’il a pu obtenir. La vie continue, mais nous ne savons pas où elle va. C’est un mouvement sans direction, un effort sans promesse. Un présent absolu qui consomme tout ce qu’il touche. À notre époque, tenir bon est la seule chose qui reste. Mais tenir bon, ce n’est pas vivre. C’est tout simplement ne pas disparaître.

 

Traduction, Evelyn Tischer

L’article original est accessible ici