Noam Chomsky (95 ans), célèbre dissident et père de la linguistique moderne, considéré comme l’un des intellectuels majeurs de notre monde, récupère d’une crise cardiaque subie à l’âge de 94 ans et vit à présent avec nous au Brésil. Selon une information publiée le 2 juillet par Amy Goodman de Democracy Now, il a reçu personnellement au mois de juin la visite du président brésilien Lula, qui lui a tenu la main en lui disant « vous êtes l’une des personnes qui a le plus influencé ma vie, » rencontre à laquelle Vijay Prashad co-auteur avec Noam Chomsky de The Withdrawal (The New Press), a personnellement assisté.
En effet, Noam Chomsky est reconnu comme l’un des intellectuels les plus influents du 21ème siècle.
La vidéo d’un entretien avec Chomsky, antérieur à son attaque, conduit à l’université d’Arizona, est extraordinairement contemporaine et inspirante, avec un message puissant : Que nous réserve le futur, Q&R avec Noam Chomsky reçu par Lori Poloni-Staudinger, doyenne de l’école de sciences comportementales et professeur à l’école de gouvernement et politiques publiques de l’université d’Arizona.
Chomsky a rejoint l’école de sciences comportementales en 2017 et enseigné les « conséquences du capitalisme ».
Le présent article est un résumé de certaines réponses de Chomsky aux questions et comprend des faits cités par des tirs, concernant ses déclarations sur les deux plus grands risques pour la survie de l’humanité.
Qu’est-ce que le futur nous réserve ?
Question : géopolitique, unipolaire contre multipolaire
Chomsky : D’abord, deux crises vont déterminer s’il est pertinent de se préoccuper de la géopolitique du futur : (1) la menace de guerre nucléaire (2) la crise climatique.
« Si la crise climatique n’est pas prise en mains dans les années qui viennent, la société humaine est essentiellement finie. Tout le reste est sans intérêt, tant que ces crises ne sont pas traitées. »
(Ce paragraphe ne fait pas partie de sa réponse) Concernant l’avertissement de Chomsky, plusieurs indicateurs clés de la crise climatique sont au rouge. Par exemple, il y a neuf ans, 195 Etats membres des Nations Unies se sont accordés lors de la conférence de Paris sur le climat de 2015, pour prendre des mesures visant à diminuer les émissions de CO2 afin de maintenir le réchauffement mondial sous 1,5° C au-dessus de la mesure préindustrielle. Cependant, neuf ans après cet accord entre 195 nations, selon Copernicus Climate Change Service (C3S), les températures mondiales ont dépassé 1.5°C au-dessus de la mesure préindustrielle pour la première fois dans l’histoire humaine, durant 12 mois de février 2023 à janvier 2024 et approchent à présent dangereusement des zones de danger. Manifestement, les nations du monde n’ont pas respecté leurs propres décisions et si elles ne le font pas, qui le fera ?
La paléoclimatologie nous indique ce qui peut résulter de la « crise climatique » comme l’appelle Chomsky, si elle n’est pas jugulée. (Ce paragraphe ne fait pas non plus partie de sa réponse) : « Alors que le scénario actuel de changement climatique est sans précédent dans l’histoire humaine, des circonstances similaires se sont produites et sont connues dans les traces géologiques, nous donnant une idée de la hausse mondiale du niveau des mers et du processus qui nous y conduira. Il y a environ 3,2 millions d’années, au Pliocène, les niveaux de CO2 étaient d’environ 400 ppm (427 ppm actuellement) et les températures dépassaient de 2 à 3° C le niveau préindustriel de 1850-1880. A la même période, des données indiquent que le niveau des mers était d’environ 17 mètres plus élevé qu’à l’heure actuelle (dans une fourchette de 13 à 22 mètres). » (Source: The Sleeping Giant Awakens, Climate Adaptation Center, May 21, 2024)
C’est peut-être pour ça que le Groupe Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat (GIEC) conseille instamment de maintenir les températures idéalement sous 1,5°C et certainement pas plus de 2°C au-dessus de la mesure préindustrielle.
Chomsky sur le pouvoir dans le monde : Actuellement, le centre de pouvoir mondial, qu’il soit unipolaire ou multipolaire, fait beaucoup parler de lui. Les racines de cette question remontent à la fin de la deuxième guerre mondiale, lorsque les Etats-Unis ont établi un pouvoir mondial écrasant. Mais à présent, l’Ukraine divise le monde, la plupart des pays hors l’UE, les USA et leurs alliés demandant une solution diplomatique. Mais la position des USA est que la guerre doit continuer pour affaiblir gravement la Russie.
Donc, l’Ukraine divise le monde et cela se révèle dans un cadre opposant l’unipolaire au multipolaire. Par exemple, la guerre a fait passer l’UE d’un statut indépendant à un contrôle ferme par les USA. L’Europe à son tour se dirige vers un déclin industriel en raison de la perturbation de ses partenariats économiques naturels, par exemple la Russie regorge de ressources naturelles dont l’Europe manque, situation que les économistes ont toujours décrite comme un « mariage au paradis », une relation commerciale naturelle à présent rompue.
(note : la production industrielle de l’UE a baissé de 3,9% ces douze derniers mois)
Et l’imbroglio ukrainien coupe l’UE des marchés chinois, par exemple la Chine était un marché énorme pour l’industrie allemande. Pendant ce temps, les USA insistent sur un cadre unipolaire de l’ordre du monde, dans lequel non seulement l’UE mais le monde entier serait incorporé dans quelque chose de semblable à l’Otan. Sous la pression des Etats-Unis, l’Otan a étendu son action à la région Indopacifique, ce qui signifie que l’Otan est à présent obligé de prendre part au conflit américain avec la Chine.
Dans le même temps, le reste du monde s’efforce de développer un monde multipolaire avec plusieurs secteurs de pouvoir indépendants. Les pays du BRICS Brésil, Russie, Inde, Chine, Indonésie, Afrique du Sud, veulent leur propre source de pouvoir indépendante. Il s’agit de 40% de l’économie mondiale, indépendante des sanctions américaines et du dollar américain.
Ces conflits se développent sur un problème impérieux et un problème en développement. L’Ukraine est le problème impérieux, le problème en développement est le conflit entre les Etats-Unis et la Chine, qui développe ses propres projets en Eurasie, Afrique, Moyen Orient, Afrique du Sud, Asie du sud et Amérique latine.
Les Etats-Unis sont déterminés à inhiber le développement économique chinois dans le monde. Le gouvernement Biden a « virtuellement déclaré une sorte de guerre avec la Chine » en exigeant de ses alliés occidentaux qu’ils refusent de laisser la Chine mener à bien son développement technologique.
Par exemple, les Etats-Unis insistent pour que les autres pays ne permettent pas à la Chine d’accéder à toute technologie contenant des pièces provenant des Etats-Unis. Cela concerne tout, par exemple les Pays-Bas ont une industrie lithographique de renommée mondiale qui produit des pièces critiques pour les semi-conducteurs nécessaires à l’économie de haute technologie. A présent, les Pays-Bas doivent choisir s’ils prendront l’option de l’indépendance, qui serait de vendre à la Chine, ou pas. La même question se pose pour Samsung en Corée du Sud, et le Japon.
Le monde est fracturé le long de ces lignes, qui donnent le cadre du futur prévisible.
Question— Les sociétés multinationales auront-elles trop de pouvoir et d’influence ?
Chomsky suggère de les examiner dès à présent…
Les multinationales basées aux Etats-Unis détiennent environ la moitié de la richesse du monde. Elles occupent la première ou la seconde place dans chaque domaine, comme l’industrie et la distribution, rien ne s’en approche. Il s’agit d’un pouvoir extraordinaire.
Si l’on prend le PIB, les USA ont 20% des PIB du monde, mais si vous prenez les multinationales américaines, c’est plutôt 50%. Les multinationales disposent d’un pouvoir extraordinaire aux Etats-Unis et dans les pays capitalistes. Alors, comment réagiront-elles quand on leur dira qu’elles ne peuvent pas commercer avec un marché important comme celui de la Chine ?
Comment cela va-t-il se développer dans les années qui viennent ? L’UE entre dans une période de déclin en raison de la rupture de relations commerciales avec l’Est. Cependant, rien n’est certain ; l’UE restera-telle subordonnée aux USA et déclinera-t-elle volontairement, ou rejoindra-t-elle le reste du monde et s’insérera-t-elle dans un monde multipolaire plus complexe, en s’intégrant aux pays de l’Est ? Ceci doit encore être déterminé. Par exemple, le président français Emmanuel Macron (2017-) a été calomnié et condamné pour avoir déclaré qu’après avoir chassé la Russie d’Ukraine, il faudra trouver un moyen d’accommoder la Russie dans un système international, première fissure dans les relations USA/UE.
Question de la menace de guerre nucléaire : La Russie a suspendu le traité START sur les armes nucléaires qui la lie aux Etats-Unis, à quel point est-ce important quant à la menace de guerre nucléaire ?
Chomsky : C’est très significatif. Il s’agit du dernier traité de contrôle des armes nucléaires qui subsiste, le nouveau traité START. Trump l’a quasiment abrogé. Le traité devait expirer en février quand Biden a repris la main pour en étendre la durée, ce qu’il a fait.
Rappelons-nous que les Etats-Unis ont été à la manœuvre pour créer un régime qui atténue quelque peu la menace de guerre nucléaire, qui signifierait « la guerre finale ». Nous parlons beaucoup trop légèrement de la guerre nucléaire. Il ne peut pas y avoir de guerre nucléaire. Si cela se produit, nous sommes tous fichus. C’est pourquoi l’horloge du jugement dernier est placée à 90 secondes avant minuit, le plus proche qu’elle ait jamais été.
En commençant par le gouvernement de George W. Bush, les Etats-Unis ont démantelé le contrôle sur les armes. Bush a mis fin au traité ABM, un traité sur les missiles très important dans le système de contrôle des armements et une menace énorme pour la Russie. Ainsi donc, la fin de ce traité a permis aux Etats-Unis d’installer des missiles juste à la frontière de la Russie. C’est une menace grave pour la Russie et celle-ci a réagi.
Le gouvernement Trump a supprimé le traité INF, signé par Reagan et Gorbachev en 1987, qui supprimait les missiles à courte portée en Europe. De tels missiles se trouvent à présent de nouveau installés aux frontières de la Russie. Trump, pour bien montrer que nous ne plaisantons pas, a organisé des lancements de missiles tout de suite après avoir rompu le traité.
Trump a détruit le traité « ciel ouvert » institué par Eisenhower, prévoyant que chaque partie partagerait des informations sur ce que l’autre faisait, afin de réduire les risques d’incompréhension.
Il ne subsiste que le nouveau traité START. Et la Russie l’a suspendu. START restreint le nombre d’armes stratégiques de chaque partie. Ce traité expire en 2026, mais il est suspendu par la Russie de toute façon. Donc, en fait il n’y a plus d’accord qui tienne pour limiter l’augmentation du nombre d’armes nucléaires.
Les deux parties ont déjà bien plus d’armes nucléaires que nécessaire. Un seul sous-marin nucléaire Trident peut détruire deux cents villes de par le monde. Et les emplacements terrestres des missiles nucléaires sont connus des deux côtés. Donc, en cas de menace ils seraient frappés immédiatement. Ce qui signifie qu’en cas de menace, « mieux vaut les utiliser, lance-les ou tu les perds ». C’est évidemment une situation très délicate, extraordinairement risquée, parce qu’une seule erreur peut s’aggraver très vite.
Le nouveau traité START qui a été suspendu par la Russie limitait le nombre énormément excessif d’armes stratégiques. Alors, nous devrions négocier à présent pour l’étendre, le renouveler et instituer à nouveau les traités que les Etats-Unis ont rompus : le traité INF, le traité Reagan-Gorbachev, le traité ABM, le traité ciel ouvert doivent tous être rétablis.
Question : La société va-t-elle rassembler la volonté de changement, pour l’équité, la prospérité et la durabilité ?
Chomsky : Il n’y a pas de réponse.
C’est à la population de prendre à bras le corps ces questions et dire que nous n’allons pas avancer vers le précipice et tomber dedans. Mais c’est exactement ce que nos dirigeants nous disent de faire. Voyez la crise environnementale.
Il est bien entendu que nous avons assez de temps pour contrôler le réchauffement de l’environnement, la destruction de l’habitat, la destruction des océans, qui conduiront à une catastrophe totale. Ce n’est pas comme si tout le monde allait mourir tout de suite, mais nous nous dirigeons constamment vers des points de bascule irréversibles. Pour se rendre compte de la gravité de cette situation, il suffit de regarder certaines régions du globe en particulier.
Le moyen orient est l’une des régions qui se réchauffe le plus vite, deux fois plus vite que le reste du monde. Les estimations pour la fin du siècle, avec l’évolution actuelle, donnent une hausse du niveau de la Méditerranée d’environ 3 mètres.
Prenez sur une carte les endroits où vivent les gens, c’est indescriptible. En Asie du sud-est et en Inde, les paysans vont devoir survivre à des températures dans les 49° C, alors que moins de 10% de la population dispose d’un conditionnement d’air. Cela entraînera d’énormes flux migratoires depuis les régions du monde devenues invivables.
Les sociétés pétrolières sont devenues si rentables qu’elles ont décidé d’abandonner tout effort de durabilité au profit de bénéfices les plus élevés et rapides possibles. Elles ouvrent des nouveaux puits de pétrole et de gaz qui peuvent fonctionner encore 30 ou 40 ans, mais à ce moment nous serons tous condamnés.
Avec les armes nucléaires, nous avons le même problème qu’avec l’environnement. Si ces deux questions ne sont pas résolues dans un futur assez proche, ce sera terminé. La population doit « avoir la volonté » d’y mettre fin.
Question : Comment rassembler cette volonté ?
Chomsky :
Parlez à vos voisins, participez à des organisations de communauté, rejoignez des groupes de militants, faites pression sur le Congrès, sortez dans la rue au besoin. Comment les choses se sont-elles déroulées dans le passé ?
Par exemple, dans les années 60 de petits groupes de femmes se sont formés, réunissant des groupes d’élévation de la conscience et c’est en 1975 (loi contre la discrimination sexuelle) que les femmes ont obtenu le droit d’égalité personnelle aux Etats-Unis, avant ça il fallait remonter à l’époque des pères fondateurs quand les femmes étaient une propriété. Voyez le mouvement des droits civiques. Revenons dans les années 50, lorsque Rosa Parks a refusé de quitter son siège dans un bus, c’était organisé par un groupe de militants et a conduit au boycott des bus de Montgomery, un grand changement… en 1960 deux étudiants noirs de Caroline du Nord ont décidé de s’asseoir à un comptoir appliquant la ségrégation raciale. Ils furent immédiatement arrêtés, et le lendemain un autre groupe est venu. Plus tard, ils se sont organisés comme SNCC, Student Nonviolent Coordinated Committee (comité coordonné des étudiants non-violents). Des jeunes du Nord ont commencé à les rejoindre. Ensuite, des bus de la liberté ont parcouru l’Alabama pour convaincre les fermiers noirs de voter. Cela s’est passé ainsi, jusqu’à l’obtention de la législation des droits civiques à Washington.
Que se passe-t-il à présent comme exemple de ce que l’on peut faire ? Le gouvernement Biden a adopté la loi de réduction de l’inflation (Inflation Reduction Act, IRA). C’est essentiellement une loi qui concerne le changement climatique. La seule manière d’inciter les banques et sociétés pétrolières à ne plus détruire le monde, c’est en les soudoyant. C’est notre système de base. Mais l’IRA n’est pas le programme substantiel que Biden a présenté. Il est édulcoré. L’original vient du bureau de Bernie Sanders. Rappelons le contexte. Un groupe de jeunes du mouvement Sunrise était actif, ils se sont organisés et se sont assis dans les bureaux de membres du Congrès. Alexandria Ocasio-Cortez les a rejoints. Un projet de loi en est sorti, mais l’opposition républicaine a diminué le projet initial de presque 100%. C’est le parti du déni. Ils veulent détruire le monde dans l’intérêt du profit privé. La loi IRA finale est loin d’être suffisante.
Résumé : Chomsky voit un monde en ébullition cherchant à départager la logique unipolaire et la multipolaire, la guerre en Ukraine étant un catalyseur de changement. Pendant ce temps, l’UE supporte tout le poids de son impact. En même temps, les traités nucléaires se sont littéralement dissous face à la situation aux frontières de la Russie et l’UE, avec de nouveaux missiles visant le cœur de la Russie. Parallèlement à ce scénario Russie contre Ouest, potentiellement explosif, le système climatique mondial est mis en péril par les émissions excessives des énergies fossiles, qui augmentent la température mondiale au-delà de la mesure considérée par 195 pays comme zone de danger.
Chomsky voit un monde nerveux, menacé par le risque élevé des armes nucléaires, flanqué par les détériorations incontrôlées des écosystèmes que le réchauffement mondial détruit inexorablement, alors que les températures mondiales atteignent de nouveaux records. Il appelle chacun à agir, faire ce qu’il faut pour modifier la trajectoire de l’armement nucléaire et du changement climatique pour sauver la société. Chomsky a donné plusieurs exemples de petits groupes agissant de concert, qui au fil du temps ont mis en œuvre de sérieuses protestations et obtenu finalement une législation positive.
Cet article couvre les 34 premières minutes d’une vidéo de 52 minutes : Noam Chomsky: About the Future of Our World.
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« Ne doutez jamais du fait qu’un petit groupe d’individus réfléchis et décidés peut changer le monde. En fait, c’est la seule chose qui l’ait jamais fait. » (Margaret Mead, anthropologue)
Traduit de l’anglais par Serge Delonville