Les médias créent une image pauvre de la politique, simple lutte de « personnalités ». Dans le cas du Venezuela, leur silence a été total sur 24 ans de construction d’un pouvoir citoyen. Comme celui de ces communardes qui « ne se sentent plus coincées dans leur cuisine ».

Par Chris GilbertCira Pascual Marquina

Située à la périphérie de Biruaca, dans l’État d’Apure, « Nacidos para Vencer con Chávez » est une commune dirigée par des femmes dans un contexte rural marqué par une longue histoire d’oppression patriarcale. Cette commune naissante s’est emparée de l’idée communarde chère à Chávez pour aller de l’avant en ces temps difficiles, en essayant de construire une organisation de base et d’augmenter la production, et en se reliant à d’autres communes par l’intermédiaire de l’Union Communarde.

Photos: Abrannys Mendoza est une jeune communarde de Biruaca | Angelys Rivas est un producteur de canne à sucre et parlementaire de Nacidos para Vencer con Chávez | Freddy Silva est un porte-parole de la commune | Jessica Laya est enseignante et parlementaire de la commune | Mairen Mendoza est fondatrice de la commune. (Rome Arrieche)

UNE COMMUNE DIRIGÉE PAR DES FEMMES

Abrannys Mendoza : Vers 2015, des porte-parole de quinze conseils communaux d’ici ont commencé à se réunir en vue de former une commune : nous voulions réaliser le projet de Chávez. Deux communes sont nées de ces assemblées : « Los Herederos de Chávez » et la nôtre. Notre commune s’appelle « Nacidos Para Vencer con Chávez » (« nés pour vaincre avec Chavez »). Elle a finalement été enregistrée en février 2017, constituée de sept conseils communaux et une population de plus de 2500 personnes.

Notre combat a été long, mais il en valait la peine.

Aujourd’hui, nous avons une organisation soudée qui génère des espaces de prise de décision participative et encourage la production.

Mairen Mendoza : La commune compte environ 14.000 hectares de terres productives, avec des extensions relativement importantes consacrées à l’élevage de bovins à double usage (lait et viande), tandis que les paysans du territoire cultivent également des céréales, du topocho (petit plantain), des légumineuses, des tubercules, de la canne à sucre, du cacao, de l’onoto (colorant naturel pour les aliments) et du curcuma.

Jessica Laya : Une commune se développera et deviendra hégémonique dans une région si elle offre des solutions tangibles à la population. C’est pourquoi en mai 2017, peu après l’enregistrement de notre commune, nous avons commencé à travailler avec le « Plan de Siembra » (« Plan d’ensemencement ») national [initiative gouvernementale visant à promouvoir la production agricole] pour semer plus de 200 hectares de maïs.

Mairen Mendoza : Construire une commune, c’est avoir un projet tangible, mais c’est aussi avoir sa propre « mystique » [pratiques symboliques].

C’est pourquoi nous organisons des « sancochos » (repas collectifs) pour favoriser la solidarité et la fraternité entre les communards ; une personne apporte les légumes (pommes de terre, manioc..), une autre « l’aliño » [oignon, poivron, etc.], une autre encore la viande… Nous cuisinons ensemble, nous parlons de nos problèmes et de nos espoirs. C’est une commune gérée par les femmes. Les anniversaires et les fêtes sont très importants pour nous. Je pense qu’il n’y a pas de meilleure façon de construire une commune !

Abrannys Mendoza : Autrefois, dans la région des plaines, lors des visites, les femmes étaient envoyées à la cuisine pour préparer les repas des hommes. La fête était importante, mais nous étions enfermées ! Tout cela a changé avec la révolution bolivarienne : nous ne sommes plus seulement les mères et les épouses coincées dans la cuisine. Et non seulement nous sommes sorties de la cuisine, mais nous sommes maintenant à la tête de nos communes et parfois, dirigeantes du parti socialiste [PSUV].
Bien sûr, il reste encore beaucoup à faire pour parvenir à l’égalité totale : bien que nous, les femmes, avons gagné en autonomie, c’est encore nous qui nous occupons du foyer. J’attends avec impatience le moment où les hommes et les femmes participeront à parts égales aux tâches domestiques.

LA PRODUCTION AGRICOLE EN TEMPS DE BLOCUS

Mairen Mendoza : Nous avons récemment acheté un terrain de quatre acres (208 ares) pour le projet communal. Cependant, sur notre territoire, la plupart des terres sont entre les mains de petits paysans et d’agriculteurs de taille moyenne. Malgré cela, nous travaillons tous ensemble dans un but collectif : augmenter la production et améliorer les conditions de vie de la communauté.

L’exercice le plus intéressant en matière de production collaborative et de planification a sans doute été le « Plan de Siembra » de 2017, lorsque nous avons reçu les intrants nécessaires pour planter 220 hectares de maïs. Cette année-là, nous avons travaillé comme des folles ! La récolte a été excellente : 174 des 220 hectares ont produit environ 4500 kilos par hectare. Ce fut une grande année pour la commune, car elle nous a appris que nous pouvons produire plus si nous collaborons. Cependant, 2017 a été difficile pour nous aussi : la récolte a eu lieu pendant la pire période d’hyperinflation. Cela signifie qu’au moment où nous avons été payés, l’argent s’était volatilisé. Cette situation nous a conduits au bord de la faillite. C’est pourquoi nous disons que 2017 a été à la fois notre meilleure et notre pire année.
Depuis, nous avons rencontré des obstacles importants dans la production de maïs : les financements sont limités en raison du blocus, et nous devons souvent nous tourner vers le secteur privé pour louer les machines nécessaires aux semis et à la récolte. Mais nous n’avons pas l’intention de baisser les bras : nous savons que la commune est la voie à suivre !

SOLUTIONS COLLECTIVES

Mairen Mendoza : Nous cherchons des alternatives au milieu de cette crise induite par le blocus. L’une des initiatives les plus importantes est notre « banque de semences » communale, qui vise à rompre la dépendance à l’égard des instances du gouvernement, mais aussi du marché capitaliste. Il y a environ un an, vingt-cinq paysans, dont moi-même, ont uni leurs efforts pour lancer un projet de semences de maïs.

Freddy Silva : Le projet de semences de maïs occupe environ un hectare de ma propriété. Nous espérons y produire des semences de maïs de haute qualité pour planter 150 hectares dans la commune.
La variété de semences que nous produisons est la souche de maïs blanc « Maquina ». La semence est robuste et résistante aux inondations, qui sont fréquentes ici en hiver. Elle est également résistante aux parasites et nécessite moins d’engrais.
Mairen Mendoza : Le projet de semences de maïs nous apportera autonomie et sécurité. Les paquets de semences arrivent souvent en retard en raison d’obstacles administratifs et bureaucratiques. Maintenant, nous pourrons semer en mai et nous aurons besoin de moins d’engrais, car le sol sera prêt à recevoir les semences.

Angelys Rivas : La production de légumineuses est essentielle dans notre commune. Cette année, nous avons produit 210 tonnes de haricots. Or, comme chacun le sait, les intermédiaires privés sont le fléau des paysan(ne)s, car ils ne paient que quelques centimes pour notre production. C’est pourquoi nous avons commencé à chercher des alternatives pour réduire nos coûts. C’est dans cette optique que nous avons fabriqué une machine artisanale à décortiquer : la base est un baril de pétrole avec des chaînes de moto à l’intérieur. Le moteur peut fonctionner aussi bien au carburant qu’à l’électricité. C’est une bonne chose car nous avons souvent des pannes d’électricité. Nous sommes fier(e)s de notre décortiqueuse : elle est très efficace et peut traiter 2000 kilos par jour.

Nous avons également un « trapiche » (moulin à canne à sucre) que nous utilisons pour transformer la canne à sucre en melcocha [sucre candi] et en « panelas » (blocs de sucre brun). Bien que ces moyens de production soient situés sur notre propriété, ils sont tous deux au service de la communauté.

Mairen Mendoza : « Nacidos Para Vencer con Chávez » et six communes voisines (« Los Herederos de Chávez », « Los Hijos de Chávez », « Los Guerreros de la Patria », « Las Colonias del Viento », « Hermandad Moritense » et « La Revolución en Progreso ») font partie d’un circuit économique communal qui produit de la viande, du fromage, du maïs et des légumineuses. Nous voulons augmenter notre capacité de production en travaillant main dans la main avec d’autres communes. Avec ces autres organisations, nous travaillons à la création d’une entreprise de propriété sociale que nous appelons « Los Soberanos ». « Los Soberanos » sera une usine de conditionnement de haricots qui nous aidera à mettre notre production sur le marché communal, tout en évitant les intermédiaires. Nous venons d’acheter un terrain de quatre hectares qui deviendra le site de cette usine. Il a été acquis avec des fonds du Consejo Federal de Gobierno [institution gouvernementale qui finance directement les communes] à la suite du vote citoyen (consultation populaire nationale, mai 2024).
Nous devons maintenant travailler dur pour obtenir les ressources nécessaires à la construction de l’usine.

Photo : Le carburant est difficile à trouver dans la commune de Nacidos para Vencer con Chávez. (Rome Arrieche)

LE BLOCUS OCCIDENTAL

Mairen Mendoza : Lorsque le blocus nous a frappés, la production de la commune a chuté de façon spectaculaire.
Cependant, les mesures coercitives unilatérales nous ont également rapprochés de la terre : de nombreuses personnes sont retournées dans leurs conucos (lopins familiaux) où elles cultivent maintenant du topocho, du yuca et d’autres cultures pour les besoins du ménage. Cela se traduit par une plus grande diversification du territoire : nous cultivons aujourd’hui 20 produits différents, et la production de fromage augmente également.
Bien sûr, cela ne s’est pas fait du jour au lendemain. Nous n’avons pas souffert de la faim, mais nous avons perdu de nombreux kilos au cours de ces années.
Outre le conuco familial, l’une des clés pour répondre aux besoins alimentaires de la commune est notre « Casa de Alimentación » (foyers communautaires d’alimentation), qui a ouvert ses portes en 2018 et qui nourrit plus de 200 personnes.
Le gouvernement nous fournit des produits de base, notamment de la farine de maïs, du riz et des pâtes. Nous en gardons une partie pour la Casa de Alimentación et en échangeons une autre avec des producteurs locaux, qui peuvent nous donner des pommes de terre, du manioc ou une « baba » [petit crocodile] qu’ils viennent de chasser.

Angelys Rivas : La pénurie d’essence et de diesel est devenue un problème il y a quelques années, ce qui a des conséquences sur la production. Les machines agricoles fonctionnent au diesel ; l’acheminement des intrants dans la commune nécessite du carburant ; et l’acheminement de notre production vers le marché nécessite de l’essence. La pénurie de carburant est un énorme problème pour les paysan(ne)s.

La pénurie de carburant a également des répercussions sur la santé. Il s’agit d’une commune rurale, donc lorsqu’une personne est malade ou sur le point d’accoucher, l’emmener à l’hôpital de San Fernando, qui se trouve à 25 kilomètres, devient une épreuve. De plus, nous avons vu l’accès aux médicaments se réduire considérablement. C’est pourquoi je dis que le blocus n’est pas seulement illégal, il est aussi criminel. Combien de personnes sont mortes depuis le début du blocus ?

Jessica Laya : L’éducation a également été affectée par le blocus. La détérioration des infrastructures scolaires rend l’enseignement et l’apprentissage plus difficiles. Dans certaines écoles, les enfants n’ont pas de chaises ou de bureaux, ils s’assoient donc par terre, et il n’y a pas d’électricité dans certaines salles de classe. En outre, il est devenu difficile d’amener les enfants à l’école en raison de la pénurie de carburant, de sorte que les écoles fonctionnent selon un horaire de trois jours par semaine.
Néanmoins, nous gardons les écoles ouvertes. Nous sommes dévoués à nos enfants et nous n’abandonnerons pas !

Mairen Mendoza : Le blocus est parfois terrifiant. Washington est déterminée à renverser notre gouvernement par tous les moyens, et ce n’est un secret pour personne que leurs politiques nous ont fait perdre des années en termes de bien-être matériel. Mais il est tout aussi vrai que les difficultés nous ont rendus plus résistants et plus engagés dans le travail d’organisation. Chávez n’avait pas tort, la commune est un bon moyen de construire un monde meilleur. Que nous soyons confrontés à des défis et à des contradictions ? Certainement, mais la commune est l’avenir, et c’est « aussi clair que la pleine lune » comme il disait dans son dernier discours.

Photo : première conférence nationale de l’Union Communarde, 20 juillet 2024, à Caracas.

CHÁVEZ, LA COMMUNE ET L’UNION COMMUNARDE

Jessica Laya : La commune est l’héritage d’un modèle politique de Chávez pour les pauvres et les travailleurs du Venezuela. La construction des communes n’est pas facile, mais je ne peux pas imaginer ce que nous ferions sans elle. Les défis seraient encore plus grands !

Mairen Mendoza : La commune, c’est apporter de l’espoir aux gens, c’est organiser et produire ce dont nous avons besoin pour vivre dignement et en paix…. Mais les communes ne peuvent pas survivre dans l’isolement ! L’Union Communarde est une organisation nationale qui regroupe des dizaines de communes. Ensemble, nous luttons pour que le projet de Chávez reste vivant. Lorsque Juan Fernández, de la commune « Pancha Vásquez », nous a parlé pour la première fois de l’Union des Communards, nous sommes tombés amoureux de l’idée et nous l’avons rejointe aussi vite que possible. Bien sûr, l’Union Communarde est une jeune organisation, il y a donc encore beaucoup à faire, mais nous mettons tous nos espoirs en elle. Nous ne pouvons pas rester isolés !

Abrannys Mendoza : En tant que jeune femme, je dirai que l’Union Communarde a été importante pour ma formation politique. Ses cours de leadership et les ateliers sur le féminisme communal m’ont beaucoup aidée. Je pense que l’Union Communarde est un outil pour construire le socialisme bolivarien. Je me souviens que dans l’un des cours, un professeur nous a dit que nous vivions encore dans un pays capitaliste. Certains de mes camarades ont été surpris et ont dit que ce n’était pas le cas… mais c’est le cas ! C’est le Président Chávez qui l’a dit, mais il faut le rappeler aux jeunes générations. Pour en finir avec les injustices, nous avons besoin de la commune !

Source : https://venezuelanalysis.com/interviews/born-to-win-with-chavez-a-women-led-commune-in-the-venezuelan-llanos/

Auteurs: Chris GilbertCira Pascual Marquina Juillet 2024. Photos: Rome Arrieche.

Traduction : Thierry Deronne

URL article en français : https://venezuelainfos.wordpress.com/2024/07/22/femmes-communardes-parmi-tant-dautres-au-venezuela/

L’article original est accessible ici