Par une chaude journée ensoleillée la semaine dernière à Pavlovsk, l´ancienne résidence impériale russe, un orchestre en plein air jouait des valses de Strauss. L´événement commémorait l´inauguration d´une salle de concert, le vokzal, en 1838. Ce nouveau mot russe est un dérivé phonétique de Vauxhall, un jardin public londonien où l´on pouvait se divertir, notamment en écoutant de la musique. La salle de concert était rattachée à la gare de Pavlovsk du premier chemin de fer russe reliant la capitale Saint-Pétersbourg à la station d´été impériale.

La salle de concert a été conçue comme une partie intégrante de la gare, et le nouveau mot en est venu à désigner n´importe quelle gare. Peu de Russes se souviennent de l´association musicale de ce mot courant. L´idée était d´attirer les clients vers le nouveau moyen de locomotion. L´ingénieur pragois Franz Anton Ritter von Gerstner (1796-1840) propose «d´aménager un nouveau Tivoli au terminus. Un beau vokzal servira de lieu de rassemblement aux habitants de la capitale, été comme hiver ; des jeux et des danses, de l´air frais et une salle à manger somptueuse y attireront tout le monde ». En effet, l´établissement comprenait un restaurant gastronomique, de vastes chambres d´hôtes et, bien sûr, une grande salle de concert aux fenêtres panoramiques.

Quelques décennies plus tard, un théâtre fut ajouté, qui accueillait jusqu´à trente représentations d´opéra et de ballet pendant la saison estivale. En 1880, le vokzal s´est doté d´un orchestre de quatre-vingts musiciens. Au cours de ses soixante-quinze premières années d´existence, le vokzal a accueilli plus de mille représentations, dont 600 concerts symphoniques. Le répertoire était très varié, allant de la musique classique aux danses populaires, des chants tziganes à la musique folklorique. Par exemple, en 1841, le vokzal a accueilli une troupe de quarante danseurs du Pays basque vêtus en costumes traditionnels.

Le concert de cet été sous la direction d’un Italien, le maestro Fabio Mastrangelo, incarnait les liens organiques de la culture russe avec l’Europe. J´ai récemment écrit sur la réorientation des liens économiques et politiques du pays vers l´Asie. Mais ce mouvement, forcé par l’application des sanctions occidentales depuis 2014, n´a pas affecté la culture. Il est vrai que l´Occident a tenté d´« annuler » la musique et la littérature russes. Des concerts de musique russe ont été retirés de la programmation, des directeurs d´orchestre et des chanteurs d´opéra russes célèbres ont vu leurs contrats rompus par leurs impresarios occidentaux. La guerre du « bien » contre le « mal » s’est étendue à la culture. Mais aucune mesure miroir n´a été prise en Russie pour mettre fin à son appartenance à la culture européenne.

L´événement de Pavlovsk a célébré cette intégration organique de la Russie dans la culture mondiale. En plus d´un siècle d´existence, le vokzal de Pavlovsk a attiré des artistes célèbres de Russie et du reste de l´Europe, dont Johann Strauss fils (1825-1899), qui a été le directeur musical du vokzal pendant plus de dix ans. La célèbre danseuse russe Anna Pavlova (1881-1931) s´est produite à Pavlovsk à la veille de son émigration en 1914. Le premier concert après la révolution socialiste a eu lieu en 1918. La tradition s´est poursuivie, mais avec un changement : désormais, toutes les classes de citoyens étaient invitées à y assister.

Le vokzal de Pavlovsk a été détruit pendant l´occupation nazie en 1941-1944. Les volontaires de la Division Azul espagnole constituaient le gros des troupes européennes stationnées à Pavlovsk. Les unités allemandes ne venaient que pour des tâches spéciales, comme le massacre de la population juive locale (une stèle est érigée dans le parc à l´endroit de cette exécution).

Le concert de cet été devait marquer le début d´une renaissance. La Compagnie des chemins de fer russes (RZhD) a sponsorisé le concert pour annoncer la reconstruction du vokzal de Pavlovk, dont l´ouverture est prévue en 2027, pour le 250e anniversaire de la fondation de Pavlovsk. Le village avait été offert par Catherine II à son fils, qui allait devenir l´empereur Paul (Pavel en russe). D´où le nom de Pavlovsk.

Non loin du parc où s´est déroulé le concert se trouve une statue en bronze de Johann Strauss jouant du violon. À l’autre bout de la ligne ferroviaire, à l’entrée du terminal de Saint-Pétersbourg, on remarque l’élégante silhouette de von Gerstner tenant un modèle de la première locomotive qui amenait les passagers au vokzal de Pavlovsk. D´où l´association apparemment incongrue de la musique et des locomotives.

Yakov Rabkin