Déguster trois à cinq produits laitiers par jour : c’est ce que recommandent les politiques de santé. Mais savez-vous quel type de lait vous buvez ? Car tous les laits ne se valent pas. Leurs qualités nutritionnelles dépendent, en partie, de ce que mangent les ruminants. Plus elles passent de temps dans les champs, meilleure est la qualité de leur lait et moins elles contribuent à la pollution. Au contraire, si les vaches sont nourries en étables avec du maïs ou du soja, parfois sans jamais voir une prairie, la qualité du lait se dégrade, contribuant aux maladies cardiovasculaires et à l’obésité. Or, ce mode d’alimentation néfaste est favorisé par la dérégulation, l’intensification de la production et les aides publiques européennes ! Enquête.
Il paraît que l’on peut deviner, derrière le goût des produits laitiers, ce que la vache a mangé. Les amateurs de fromage préfèrent ainsi les produits issus du lait de pâturage, celui que l’on récolte l’été, en zone montagneuse, quand les vaches se nourrissent d’herbe fraîche et de fleurs. Mais ces qualités gustatives ne sont pas les seules à varier. Ce que broutent les vaches influence aussi les caractéristiques nutritionnelles du lait qu’elles produisent, notamment sa teneur en acides gras. Ces particules de gras ont des effets variés sur la santé. Elles ont été observées à la loupe par la recherche à cause des soupçons qui pèsent sur leurs effets : elles jouent un rôle clé dans les maladies cardiovasculaires, le diabète, l’obésité et certains cancers.
« Les études se sont multipliées et nous avons découvert que la nature de ces matières grasses pouvaient être rapidement modulée par l’alimentation des vaches, dit Catherine Hurtaud, de l’institut national de recherche agrononomique (Inra) [1]. Il y a notamment une relation linéaire entre la part d’herbe dans la ration des vaches laitières et la teneur en oméga 3 du lait. » Les oméga 3 ont de puissantes fonctions anti-inflammatoires, et font donc partie des bons acides gras.
Les vertus de l’herbe
Ce n’est pas le cas de leurs homologues, les oméga 6, qui contiennent de forts principes inflammatoires. Pour être en bonne santé, mieux vaut donc abuser des premiers que des seconds. Une assiette équilibrée doit aussi contenir de bons acides gras « trans », comme le CLA, au potentiel anti-cancérigène reconnu. On trouve ces bons ingrédients en quantité satisfaisante dans le lait des ruminants qui passent le plus clair de leur temps à brouter les prairies. « L’herbe permet aussi une diminution des acides gras saturés, qui ne sont pas tous bons pour la santé », ajoute Catherine Hurtaud.
D’où une question : les vaches françaises suivent-elles toutes cet excellent régime en allant régulièrement brouter les prairies ? Pas vraiment. Moins intensif que l’élevage porcin ou l’élevage de volailles, l’élevage bovin hexagonal n’en compte pas moins des pratiques qui visent à augmenter sans cesse les volumes de production. Parmi elles : l’apport de maïs dans les auges des vaches permet de doubler la quantité de lait produite ! Pratiqué depuis le début des années 70, l’apport de maïs est aussi perçu par les agriculteurs comme plus facile à gérer qu’une alimentation basée sur l’herbe. Mener des vaches pâturer, cela exige en effet du temps, de la surface, et pas mal de compétences.
Pour produire plus de lait, le maïs remplace l’herbe
« L’herbe, techniquement, c’est compliqué, décrit Philippe Collin, éleveur laitier, et membre de la confédération paysanne. Les prairies produisent de façon irrégulière, en fonction de la météo. Quand c’est trop sec, l’herbe ne pousse plus. Quand c’est trop humide, on ne peut pas faire pâturer les vaches, sinon elles défoncent les champs. Bref on a une production irrégulière pour répondre à un besoin régulier : les vaches, elles doivent manger tous les jours. Avec le maïs, c’est plus simple. On peut programmer. On le récolte une fois par an et ensuite, on l’a toujours à disposition. »Selon les organisations professionnelles, le menu moyen d’une vache contient 60% d’herbe (verte, foin, ensilage) et 25% de maïs (le reste étant constitué de céréales, soja ou autre légumineuse, minéraux et vitamines).
Cette « moyenne » cache de fortes disparités régionales. Dans certains territoires producteurs de fromage, comme la Franche Comté, le maïs est interdit ; à cause des difficultés qu’il pose au moment de la transformation, et du goût qu’il donne aux produits transformés. Dans l’ouest de la France, qui compte plus d’un million de vaches laitières, la part de maïs a tendance à être nettement plus élevée, grimpant allègrement jusqu’à 40% voire 60% [2] ! Cela n’est pas sans conséquences sur la qualité nutritionnelle du lait. « Par sa richesse en acides gras oméga 6 et sa pauvreté en acides gras oméga 3, le maïs est toujours un facteur de dégradation des qualités de la matière grasse laitière », remarque Pierre Weill, agronome et co-fondateur de l’association Bleu blanc cœur, qui a créé une filière nutrition insistant sur l’importance de la qualité de l’alimentation animale.
Un lait pas si blanc que ça
Idéalement, le rapport O6/O3 doit être inférieur à 4. Tout dépend donc de l’équilibre de l’alimentation : plus on verse de maïs dans les mangeoires, plus les vaches produisent du lait chargé des mauvais oméga 6. Le lait des vaches qui sont dans la « moyenne » nationale, avec 25% de maïs dans la mangeoire, dépasse déjà ce seuil idéal [3]. Celles qui engloutissent 60% d’ensilage de maïs produisent un lait totalement déséquilibré en acide gras : le rapport O6/O3 atteint alors 7,6 ! Près de quatre fois plus que les ruminants dont la ration alimentaire contient 80% de pâturage et de foin, selon les études menées par l’Institut national de la recherche agronomique [4]. Très carencé en protéines, le maïs doit en plus être complété par une légumineuse ; en général, le soja, dont le bilan en acides gras est également désastreux. Précisons ici que le lait de vache n’est pas la seule source de dépassement de la dose d’oméga 6 recommandée : la viande, les œufs (issus d’animaux élevés au maïs/soja eux aussi) et les très nombreux aliments à base d’huile de palme participent également à l’inflammation généralisée…
Très documenté au niveau de la recherche scientifique, le lien entre alimentation des vaches et qualité nutritionnelle du lait est tout simplement ignoré par les autorités sanitaires. Si l’on en croit les documents du programme national nutrition santé (PNNS), qui recommande trois à cinq produits laitiers par jour, tous les laits se valent.« Malgré toutes les connaissances que nous avons sur le sujet, la plupart des acteurs de la filière prétendent que tous les laits sont du même blanc », regrette Pierre Weill. Pourquoi, alors, ne pas séparer le lait de qualité du lait « intensif » en mauvais acides gras ? « Notre système est basé sur des collectes de grosses quantités de lait, pour optimiser les coûts. Faire des tournées différentes, avec des stockages différents coûte cher et prend du temps. C’est une tout autre logistique. »
Les éleveurs bio s’en sortent bien mieux
Sollicitée sur le sujet par Basta !, la Fédération nationale des producteurs laitiers (FNPL) semble moyennent concernée : « Nous sommes dans une période de crise laitière et donc mobilisés sur des sujets plus fondamentaux pour les producteurs de lait. » Crise laitière et méthodes de production sont pourtant intimement liées : « Le coût moyen de production du lait décroît lorsque la proportion d’herbe pâturée dans le régime alimentaire des vaches laitières augmente », remarque une étude de l’Inra. Les éleveurs bio, qui fonctionnent essentiellement avec des pâturages, s’en sortent globalement mieux que leurs collègues. « Leur excédant brut d’exploitation (le chiffre d’affaire moins les charges, ndlr) est supérieur à celui des conventionnels, d’environ 15 000 euros en moyenne », remarque David Roy, technicien au sein de l’association Agro-bio 35.
Certes le litre de lait est mieux rémunéré – 42 centimes en moyenne sur 2015, contre 30 centimes en conventionnel – mais les aides publiques à la production sont moindres : 130 €/hectare d’herbe contre 230 €/hectare pour le maïs. « Les éleveurs bios sécurisent leur revenu en réfléchissant à leur autonomie, estime David Roy. Ils ne raisonnent plus en nombre de litres par hectare [5]. » Parallèlement au système bio, il existe des groupements agricoles qui s’efforcent de faire la part belle aux pâturages, pour diminuer leur impact environnemental, augmenter leur revenu et leur autonomie. C’est le cas du Cedapa (Centre d’étude pour un développement agricole plus autonome), ou encore de l’Adage, deux associations situées en Bretagne, qui réunissent des éleveurs plutôt satisfaits de leurs sorts.
La dérégulation favorise le lait de mauvaise qualité
Problème : « L’herbe, ce n’est pas dans l’air du temps, soupire Christophe Voivenel,éleveur en Normandie et membre du syndicat agricole la coordination rurale. Nous sommes de moins en moins nombreux, et chacun est tenu d’augmenter sa production. » Entre 2000 et 2010, la France a perdu 42% de ses exploitations laitières. Et on prévoit qu’en 2025, il ne restera qu’un quart des 65 000 producteurs actuels. L’impossibilité de vivre décemment d’un métier très exigeant, où l’on ne compte pas ses heures, explique en partie cette hécatombe. « Il faudrait arrêter de considérer l’agriculteur comme la variable d’ajustement, critique l’éleveur. Tout le monde maintient ses marges, collecteur, transformateur, distributeur. Nous sommes les seuls à devoir nous débrouiller avec un revenu toujours plus incertain. Et ce n’est pas avec l’arrêt des quotas que cela va s’arranger. »
Instaurés en 1984 pour éviter la surproduction, les quotas laitiers ont contingenté pendant 30 ans les volumes de lait à produire des pays européens. Ceux qui dépassaient les volumes fixés devaient payer des amendes. Depuis le 1er juin 2015, les agriculteurs peuvent produire tout le lait qu’ils veulent, à condition d’agrandir leur cheptel, d’augmenter la part de maïs et de soja – donc les mauvais acides gras – et de réduire encore, voire de supprimer les pâturages. L’arrêt des quotas s’inscrit dans une vaste libéralisation du marché du lait en Europe, qui va entrainer une forte volatilité des prix et sans doute laisser de nombreux éleveurs sur le carreau.
Des usines à mauvais acides gras
Objectif, augmenter la production et les exportations : sur 10 litres de lait produits en France, quatre sont exportés. Dans ce contexte, les grosses exploitations très productives, concentrées aux mêmes endroits, sont les bienvenues. Elles sont plus pratiques pour les industries qui collectent le lait. Le fameux projet des mille vaches, où les ruminants ne verront jamais la couleur d’un champs et encore moins d’une marguerite, s’inscrit dans cette politique, et ne garantit pas un lait de bonne qualité nutritionnelle. « Le mélange maïs/soja est présent dans toutes les fermes usines du monde, dit Philippe Collin. Il y a quelques très grands troupeaux qui pâturent de l’herbe, notamment aux États-Unis, mais c’est vraiment rare. »
Pour Stéphane le Foll, ministre de l’Agriculture, « on ne peut pas se passer de l’agriculture industrielle », qui permet d’avoir des denrées alimentaires accessibles financièrement. En même temps, il regrette les prix trop faiblement rémunérateurs touchés par les agriculteurs [6]. Ceux qui produisent du lait de qualité ont pourtant quelques suggestions : « Pourquoi ne pas payer le lait à la qualité de sa matière grasse, interroge Pierre Weill ? Ce serait souhaitable pour la santé des vaches, des consommateurs et de la planète ».
Manger de l’herbe, c’est bon pour le climat
Bon pour la planète ? Les vaches nourries à l’herbe produisent jusqu’à un tiers de moins de méthane, qui est un puissant gaz à effet de serre. Nourri aux céréales, et notamment au maïs, l’écosystème microbien des estomacs de la vache est modifié et occasionne la production de ces gaz. En résumé, plus elle produit de mauvaises graisses, plus la vache produit de méthane… Ce sont des études produites par les équipe de Bleu blanc cœur, et reconnues par les Nations unies qui le démontrent.
« Une plus-value au niveau de la distribution serait encourageante pour mener plus souvent les vaches à l’herbe », renchérit Christophe Voivenel. « Il pourrait y avoir une labellisation particulière », pense de son côté Philippe Collin. Les ministères de la Santé et de l’Agriculture travailleront-ils ensemble à la mise en place de tels circuits ? Peut-être. Pour le moment, ni l’un, ni l’autre n’ont pu répondre à nos questions sur le sujet.
Nolwenn Weiler
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