Analyse de Sotiris Roussos, professeur de Relations internationales et de Religion au Moyen-Orient à l’Université du Péloponnèse et membre du Conseil consultatif de l’Institut des Politiques Alternatives ENA*

L’attaque israélienne contre le consulat iranien à Damas et l’assassinat de cinq officiers supérieurs iraniens peuvent être attribués à trois raisons largement interdépendantes :

– Premièrement, il s’agit probablement d’un prélude à une offensive israélienne générale contre le Hezbollah, similaire à celle menée contre le Hamas après la fin de l’offensive à Gaza. L’assassinat des officiers supérieurs iraniens en charge de la Syrie, du Liban et de la Palestine affaiblit considérablement l’efficacité opérationnelle du Hezbollah dans les mois à venir.

– Deuxièmement, cette attaque est un message adressé aux États-Unis après leur prise de position au Conseil de sécurité de l’ONU. Le message est qu’Israël fixe les priorités stratégiques au Moyen-Orient, et non Washington.

– Troisièmement, et surtout, cette attaque changerait le contexte du conflit, puisqu’il était considéré comme certain que Téhéran répondrait en retour.

Israël se trouve dans une impasse stratégique à Gaza. Il ne veut pas prendre la responsabilité du transport et de la distribution de l’aide humanitaire, car cela signifierait qu’il accepte que Gaza soit sous occupation israélienne et qu’il doive se conformer aux règles du droit humanitaire international régissant les territoires occupés. D’autre part, elle ne permet pas que le réseau contrôlé par le Hamas prenne en charge la distribution de l’aide humanitaire, ce qui entraînerait le chaos et profiterait aux groupes criminels.

Le gouvernement Netanyahou doit trouver un équilibre entre la majorité de l’opinion publique israélienne, qui est totalement opposée à toute aide humanitaire à Gaza, et la pression internationale, en particulier celle des États-Unis.
Sur le terrain, le Hamas conserve, selon les estimations israéliennes, deux à trois brigades, soit environ 20 à 30 % de ses forces, malgré un pilonnage incessant qui a dépassé, à l’échelle mondiale, les attaques similaires des dernières décennies. L’échec sur la question des otages est encore plus grand. Plus de 130 otages sont toujours aux mains du Hamas, dont certains sont morts.

L’opération à Rafah s’est heurtée à une forte opposition des États-Unis, car Israël n’a proposé aucun plan sérieux pour offrir un refuge aux 1,4 million de Palestiniens de la région. Enfin, l’impasse stratégique est aggravée par la quasi-absence d’un plan israélien pour une perspective d’après-guerre incluant une solution à deux États. Face à cette impasse, Israël modifie le contexte du conflit, qui n’est plus limité à « Israël contre les Palestiniens du Hamas et de la bande de Gaza », mais plus large, « Israël contre l’Iran ».

Israël sait très bien que, même s’il n’a pas obtenu le consentement des États Unis pour ouvrir ce front, aucun gouvernement étatsunien n’abandonnera Israël dans un conflit militaire avec l’Iran. Il a même remonté l’horloge de l’histoire jusqu’en 1973, lorsque les guerres d’Israël étaient menées contre des États, et non contre des acteurs non étatiques, et qu’elles étaient plus facilement gérées sur la base de corrélations internationales.

Ce changement de contexte semble avoir été réalisé par Israël, puisque les questions relatives à Gaza et à la catastrophe humanitaire ont été reléguées au second plan et que la pression occidentale sur Israël pour obtenir des garanties sur l’attaque prévue de Rafah et la fourniture d’aide humanitaire a été considérablement réduite.

Dans le même temps, les capitales occidentales gardent le silence sur les attaques meurtrières des colons israéliens contre les Palestiniens en Cisjordanie au cours des derniers jours. Un changement de contexte similaire avait été opéré par le Premier ministre israélien de l’époque, Ariel Sharon, en 2001, lorsqu’il avait identifié la répression de la seconde intifada palestinienne à la « lutte contre le terrorisme » déclarée par le président Bush Jr. après les attentats du 11 septembre.

L’Iran, quant à lui, a reçu un coup très dur, similaire sinon équivalent à celui de l’assassinat du général Qassem Suleimani. En ce sens, les représailles qu’il a tentées avec l’attaque contre Israël n’étaient pas à la hauteur du coup qu’il a reçu, ce qui obscurcit quelque peu l’image de la puissance de Téhéran.

D’autre part, l’Iran a envoyé trois messages très importants dans la manière dont il a préparé et mené son attaque :

– Premièrement, l’Iran a montré, par sa « collusion » avec les États-Unis, l’annonce préalable et la force calculée de son attaque, qu’il n’est pas un régime de « mollahs fous », mais un acteur rationnel qui fonde ses décisions sur un équilibre coûts-bénéfices. En d’autres termes, c’est un État qui peut négocier sérieusement et qui peut être lié par des accords formels et des ententes informelles.

– Deuxièmement, l’Iran est le seul État qui ose attaquer Israël après trente-cinq ans – le précédent était l’attaque de missiles de l’Irak de Saddam Hussein – et cela revêt une grande importance pour son image dans les sociétés du Moyen-Orient et du monde musulman.

-Troisièmement, l’attaque a démontré la vulnérabilité d’Israël, pays surarmé et technologiquement surdéveloppé, puisqu’il a eu besoin de l’aide des forces aériennes américaines, britanniques et même des maigres forces aériennes jordaniennes pour réussir à intercepter les missiles et les drones iraniens. En effet, si l’on calcule que le coût de l’interception pour Israël en matériel militaire était d’environ 1,5 milliard de dollars, alors que le coût correspondant de l’attaque iranienne n’était que de 35 millions de dollars, on se rend compte à quel point la supériorité de systèmes d’armes très coûteux est pertinente.

Depuis sa création, la doctrine fondamentale d’Israël en matière de dissuasion consiste à répondre à toute action agressive par une frappe de représailles, si puissante qu’elle paralysera l’adversaire et le « formera » à l’idée que tout conflit avec Israël est désastreux pour lui.
Des groupes de réflexion israéliens de droite affirment même que la situation géopolitique actuelle est propice à l’élimination de toutes les menaces. À la lumière de ces faits, une nouvelle opération israélienne contre l’Iran suscite de vives inquiétudes. L’évolution est rapide et l’Arabie Saoudite, les Emirats et la Jordanie, très inquiets d’un conflit incontrôlé dans la région, scrutent avec inquiétude les mouvements de l’Amérique. De son côté, Washington tente d' »admonester » Israël pour qu’il ne procède pas à une nouvelle attaque.

D’ores et déjà, la stratégie élaborée par Washington au cours des vingt dernières années pour retirer les forces du Moyen-Orient et les déplacer vers l’Asie de l’Est, en concurrence avec la Chine, a été largement déréglée.
Mais au-delà des admonestations et des avertissements sévères, aucune administration étatsunienne n’abandonnera Israël, surtout pendant une longue période électorale. Il s’agit d’une nouvelle crise dans la chaîne de crises régionales et mondiales qui a commencé en 2007 et ne s’est pas arrêtée depuis, mettant en évidence une crise plus large de l’efficacité de la « norme » occidentale d’organisation du système international.

 

* Le livre de Sotiris Roussos « Révolution et soulèvement au Moyen-Orient » est publié chez Gutenberg.

Source : Institut des Politiques Alternatives ENA