Lettre envoyée au président Lula au cours de la deuxième semaine de mars 2024, signée par les représentants des huit organisations brésiliennes qui ont créé le Forum social mondial en janvier 2001.
La campagne mondiale pour la défense de la liberté de Prabir Purkayastha se joint à la campagne pour la libération d’Assange. Une lettre sera envoyée lettre au Secrétaire général de l’ONU, António Guterres.
Cher président Lula,
Nous vous écrivons en tant qu’anciens compagnons. Nous faisons partie du groupe qui a créé le Forum social mondial et l’a aidé à se répandre dans le monde. Nous vous contactons pour vous informer d’un fait grave et demander votre soutien. Le journaliste indien Prabir Purkayastha, l’un des organisateurs du Forum social mondial en Inde en 2004, est actuellement détenu à l’âge de 78 ans. Il a été incarcéré il y a trois mois par le régime du Premier ministre Narendra Modi.
Son arrestation est politique. Elle vise à réduire au silence Newsclick, une publication démocratique favorable aux luttes sociales, créée et dirigée par Prabir. Elle est fondée sur une loi ultra-autoritaire, déclarée contraire à la Déclaration universelle des droits humains par les rapporteurs spéciaux des Nations Unies. Comme l’Inde et le Brésil sont membres des BRICS, nous pensons que vous pouvez contribuer à réparer cette injustice et cette atteinte aux libertés politiques.
Vous remarquerez dans l’histoire de l’arrestation de Prabir des similitudes avec votre propre emprisonnement arbitraire et infâme. L’ordre d’arrestation repose sur un fait futile : un article de journal. Le 5 août 2023, le New York Times a publié un article sur un prétendu réseau international de médias soutenant la Chine. Il serait parrainé par un millionnaire étasunien, Neville Roy Singhan, qui s’est enrichi dans la fièvre des plateformes Internet et qui aurait décidé de soutenir, avec sa fortune, des publications ayant une position éditoriale favorable à Pékin. Remarquez l’hypocrisie, président. Les médias favorables aux grands groupes économiques reçoivent tout le temps beaucoup d’argent, de la part d’entreprises locales et internationales intéressées à préserver leurs statu quo. Mais ils produisent de fausses « reportages » pour se plaindre qu’un seul homme riche aurait décidé de soutenir ceux qui pensent différemment.
L’arrestation de Prabir devait durer initialement 6 jours, mais elle dure depuis le 3 octobre 2023 et peut être prolongée indéfiniment. En août 2014, le Congrès indien a approuvé en procédure accélérée (24 jours de procédure, dans les deux chambres législatives) un amendement à la loi de prévention des activités illégales (UAPA, en anglais). Existante depuis 1963, elle a été complètement défigurée. Le nouveau texte permet au gouvernement de désigner des groupes ou des individus comme « soupçonnés de terrorisme ». Les « preuves » peuvent être aussi fragiles que celles qui ont touché Prabir. Mais les citoyens désignés comme suspects sont maintenus en détention pendant toute la durée des « enquêtes ».
Les arrestations, soi-disant « préventives », sont prolongées jusqu’à devenir des peines sans jugement. Les données du gouvernement indien lui-même ont indiqué, en 2022, l’emprisonnement massif résultant de ce dispositif. En quatre ans, 24.134 personnes avaient été arrêtées en vertu de l’UAPA. Parmi elles, seules 589 ont été jugées (386 d’entre elles ont été acquittées). Restaient en prison 23.545 – soit 97,5% du total…
La loi autorise également la confiscation des biens des personnes faisant l’objet d’une enquête, ce qui s’est déjà produit avec la publication dirigée par Prabir, Newsclick. À la veille de Noël 2023, les comptes bancaires du journal ont été gelés. Les salaires et autres obligations ne sont pas payés depuis lors. La tentative d’étouffement est évidente.
Le gouvernement indien veut punir Prabir pour son succès. Fondé en 2009, Newsclick a atteint une large audience et une grande résonance. Newsclick a produit des nouvelles et des analyses stimulantes sur des faits en Inde et dans le monde, soutenant une interprétation clairement opposée aux néolibéraux. Il s’est également associé à des mouvements sociaux marquants, comme le grand mouvement national des agriculteurs de 2020-2021. Cette lutte a abouti à la plus grande défaite de Modi en dix ans de mandat, en le contraignant à renoncer à un ensemble de contre-réformes menaçant la production agricole et livrant le secteur aux grandes entreprises.
La trajectoire de Prabir est marquée depuis plus de 50 ans par les luttes sociales et le désir de construire un monde plus juste. Vous vous souviendrez, président, d’un événement marquant dans lequel il a joué un rôle. En décembre 1984, alors jeunes ingénieurs, Prabir et un collègue ont rapporté au monde la tragédie de Bhopal. Fondateurs, en 1978, du Forum de la science de Delhi, ils ont été appelés à enquêter sur la catastrophe dans un ancien entrepôt d’Union Carbide, où des pesticides étaient produits. La négligence de la multinationale américaine avait favorisé, ont-ils découvert, la fuite d’une substance hautement toxique : l’isocyanate de méthyle. L’ombre de la mort s’est abattue sur la ville. Environ 20.000 personnes ont été empoisonnées et sont mortes dans les heures et les jours qui ont suivi. 600 000 autres en subissent les séquelles jusqu’à ce jour.
Prabir s’est diplômé en ingénierie dans les universités de Calcutta et Allahabad. Il a rejoint le Parti communiste de l’Inde dès 1970. Il est entré en 1975 à l’École d’informatique et de sciences des systèmes de l’Université Jawaharial Nehru. Il a travaillé dans les secteurs de l’informatique et de l’énergie pendant plus de 40 ans et a participé à des comités de l’État indien liés à ces sujets. Dans son livre autobiographique récemment publié, « Mantenant le bon combat », déjà avec l’auteur emprisonné, il écrit : « J’ai découvert que j’avais trois ‘passions’, et que je vivrais toujours avec elles : la science, la technologie et, bien sûr, la politique. Ce n’est que progressivement qu’il est devenu clair comment elles se combineraient au cours des décennies suivantes. »
Les passions se sont combinées dans la lutte incessante de Prabir pour libérer le savoir des barrières mercantiles qui limitent sa circulation. Entre autres initiatives, il a coordonné en Inde le mouvement international Knowledge Commons, qui propose des alternatives au concept et aux mécanismes de « propriété intellectuelle », ainsi que la Fondation du logiciel libre.
Emprisonné peu avant de devenir octogénaire, Prabir ne jette pas l’éponge. Il refuse la condition de victime. Dans ses mémoires, il explique : « La victimisation nous enlève le rôle de participants de l’Histoire. Elle nous réduit à de simples objets. Au lieu de cela, j’aimerais adopter la perspective des gens qui font l’Histoire. Oui, les gouvernements en place contrôlent le pouvoir qui semble diminuer les individus et leurs organisations. Mais ce sont les gens et leurs actions qui, en fin de compte, déterminent l’Histoire ; non pas comme nous le voudrions, mais sous des formes que ni le peuple ni ses dirigeants ne peuvent anticiper. »
Et il conclut, avec une fine ironie : « Je suis aussi vieux que la république indienne. Dans ma vie de plus de 75 ans, j’ai appris une chose ou deux, peut-être même trois. J’ai appris comment je peux faire partie de mon pays, riche et diversifié, tout en faisant partie d’un monde encore plus vaste, plus complexe et plus fascinant. Tout ce que je dois faire, c’est lutter pour un monde meilleur pour tous. »
Cet être humain, Prabir Purkayastha, doit être libre, président Lula. Un mot de votre part auprès de Narendra Modi peut faire la différence.
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