Les conflits en Ukraine et à Gaza sont-ils de la même nature ? Lorsque l’on s’appuie sur les faits bruts rapportés dans les médias mainstream occidentaux, l’invasion de l’Ukraine par la Russie et l’invasion de Gaza par Israël peuvent comporter des airs de famille. À première vue, il semble que l’on soit en présence de deux agressions qui, même si elles ont peut-être été provoquées, sont néanmoins toutes les deux aucunement justifiées.
Doit-on cependant ne se fier qu’aux évènements, tels que rapportés par les médias mainstream occidentaux? Il semble bien à première vue que cela soit pleinement suffisant, car ainsi qu’on vient de le faire remarquer, aucune mise en contexte ne semble être en mesure de justifier ce qui est arrivé. C’est la raison pour laquelle, selon certains, il importe peu de compléter notre réflexion par des considérations géopolitiques ou historiques. Ces dernières permettraient tout au plus d’examiner les facteurs qui ont bien pu provoquer Poutine ou Netanyahu à agir. Mais puisqu’aucune explication de ce genre ne semble justifier les gestes posés, on peut à la rigueur en faire abstraction et s’en dispenser.
Ainsi va le raisonnement : Il peut exister des raisons expliquant pourquoi un criminel pose des gestes horribles et cruels. Il a pu par le passé avoir été abusé, livré à lui-même, sans l’affection de parents aimants. On a beau trouver de telles circonstances atténuantes, cela ne change rien à l’acte d’accusation, à la condamnation et à la punition pour les crimes commis.
Pour arriver à cette conclusion, il faut être enclin à porter exclusivement son attention aux évènements tels qu’ils se présentent dans les bulletins de nouvelles des médias mainstream occidentaux. Des personnes de bonne volonté pensent qu’il faut être à l’écoute de l’indignation que ces évènements suscitent. Les émotions qu’elles éprouvent doivent ensuite être considérées comme déterminantes pour statuer sur ce qui vient de se produire. Le sentiment moral ressenti sert de guide, de boussole, de lanterne dans la nuit. C’est ainsi qu’elles ont réagi face à l’invasion de l’Ukraine par la Russie. C’est aussi la réaction qu’elles ont eue face au 7 octobre, mais aussi par la suite à ce que Netanyahou a fait subir aux Gazaouis. Selon ce point de vue, nous serions, en Ukraine et à Gaza, en présence de deux crimes ayant une portée équivalente.
S’il n’y a pas de justification morale pour un geste criminel posé, on est bien obligé de postuler la présence mystérieuse de la haine et donc du mal dans le monde, sans pouvoir en épuiser le mystère par des explications, aussi savantes et raffinées qu’elles puissent être. La haine, comme expression d’un mal présent dans le monde, ne peut être extirpée qu’en puisant dans les diverses traditions morales et religieuses de l’humanité.
Il existe toutefois une autre façon de voir les choses. La violence n’est pas une abstraction indépendante du contexte. On oublie trop souvent la différence entre la violence de l’occupant-oppresseur et celle des opprimés qui veulent mettre fin à leur calvaire. On oublie que nous célébrons, entre autres, les résistants qui, lors de la Seconde Guerre mondiale, ont tué des occupants nazis. On ne peut pratiquer le deux poids deux mesures : le droit de combattre l’oppression qui est à l’origine de la violence est valable pour tous. S’agissant plus spécifiquement du peuple palestinien, il faut dire aussi que si la vengeance est rendue inévitable, c’est peut-être parce qu’un ressort a été tendu à l’extrême depuis de longues années. Enfin, la réflexion devient nécessaire pour se sortir des actes de vengeance réciproque qui se reproduisent de manière ininterrompue. La géopolitique et l’histoire permettent alors peut-être de remonter aux causes profondes du conflit et de rendre possible la sortie du cycle de la violence.
Une politique extérieure américaine mal comprise
Ceux qui s’en tiennent aux quelques faits bruts – souvent superficiels – rapportés dans les médias mainstream occidentaux ont structuré leur analyse de la politique extérieure américaine en opposant Biden et Trump. Puisqu’il convenait d’être contre Trump, il fallait être pour Biden. L’analyse était simple et implacable. Ainsi, quand la Russie a envahi l’Ukraine, il était facile de choisir son camp. Il fallait être pour l’Ukraine contre la Russie, et pour le pro-Ukrainien Biden contre le « pro-russe » Trump.
Cette analyse, entretenue ad nauseam dans les médias mainstream dits « libéraux », a permis d’élaborer une géopolitique de pacotille qui, à défaut de tenir la route, a pu en définitive se maintenir en s’accrochant à une réaction fondée sur les sentiments d’indignation, les instincts moralisateurs et les bonnes intentions.
Certains ont cependant été progressivement amenés à critiquer l’incohérence apparente de Biden qui condamnait Poutine, mais venait en aide à Netanyahou. Ils ont dénoncé les deux poids deux mesures de l’administration démocrate. Ils approuvaient l’aide militaire à l’Ukraine, mais non l’aide militaire à Israël. Le malaise allait croissant à la vue d’un Biden appuyant ce qui avait tout l’air d’un génocide à Gaza. Cela cadrait mal avec leurs sentiments d’indignation, leurs instincts de moralisateurs et leurs bonnes intentions.
Il faut alors peut-être se poser certaines questions. Si Biden est capable d’appuyer Israël malgré la réprobation générale, cela ne remet-il pas en cause la sincérité de son engagement en faveur de l’Ukraine? Se pourrait-il que des intentions malveillantes soient à l’origine de son appui à l’Ukraine? Si Biden appuie l’invasion de Gaza par Israël, quelles étaient ses motivations profondes face à l’Ukraine?
Ce sont là de bonnes questions. Dans un texte antérieur discutant de la comparaison entre les deux conflits, nous avons surtout voulu montrer la cohérence de la position américaine[1]. La géopolitique et l’histoire permettent de comprendre que, dans les deux cas, des enjeux impérialistes sous-jacents animaient les États-Unis. Nous avons pu montrer qu’à l’égard de l’Ukraine, les États-Unis ont rendu la guerre inévitable. Ils ont allumé la mèche, mis le feu aux poudres et jeté ensuite de l’huile sur le feu. Dans ce texte-ci, nous voulons revenir sur la comparaison entre ces deux enjeux. Une posture anti-impérialiste devrait inciter à prendre ses distances à l’égard de la position américaine en Ukraine, tout autant qu’à l’égard de la position américaine à Gaza.
Des situations non comparables
On commet une erreur en comparant l’intervention de Poutine en Ukraine et celle de Netanyahou à Gaza. Les décisions de la Cour internationale de justice permettent de bien mesurer l’asymétrie qui caractérise ces deux conflits. Dans le premier cas, il s’agissait de se pencher sur l’existence d’un génocide perpétré par l’Ukraine, et non par la Russie. Dans plusieurs interventions publiques, les autorités russes ont en effet dit que leur opération militaire spéciale servait notamment à contrer ce qu’ils décrivaient comme un génocide se déroulant dans les régions de Louhansk et de Donetsk. La population civile de Donetsk, en particulier, avait fait l’objet de bombardements répétés depuis 2014, provoquant des milliers de morts.
Le contraste est frappant si on compare cette situation et celle qui se passe à Gaza. Dans ce second cas, c’est Israël qui était accusé de génocide. Alors que les dirigeants russes faisaient des déclarations exigeant que l’Ukraine mette fin au génocide des russophones, les dirigeants israéliens faisaient des déclarations qui encourageaient le comportement génocidaire contre les Gazaouis. Alors que Poutine soulignait les filiations historiques unissant les Russes et les Ukrainiens, les dirigeants officiels d’Israël décrivaient les Palestiniens comme des « animaux humains ».
Les plus importants motifs de l’intervention russe concernaient la démilitarisation et la dénazification de l’Ukraine, ces deux objectifs ayant tous deux pour but d’assurer la sécurité de la Russie contre des menaces ukrainiennes encouragées par les États-Unis et l’OTAN. À l’opposé, Israël se servait de justifications sécuritaires et du « droit de se défendre » pour réaliser en réalité des ambitions génocidaires, allant de pair avec des objectifs d’expansion territoriale et de nettoyage ethnique. Alors que la Russie cherchait d’abord et avant tout à protéger son territoire face à l’expansion agressive de l’OTAN, Israël cherchait d’abord et avant tout à étendre son territoire aux dépens des Palestiniens. Le 22 septembre 2023, donc avant le 7 octobre, Netanyahu montrait à l’ONU une carte dans laquelle Israël occupait toute la Palestine (le « Grand Israël »), après absorption de tous les territoires palestiniens. Les projets expansionnistes, colonisateurs et ethno-purificateurs israéliens sont bien antérieurs au 7 octobre. Ils sont d’ailleurs la cause du 7 octobre et de l’ensemble conflit israélo-palestinien.
En 2023, la CIJ a rejeté l’accusation de génocide formulée par la Russie contre l’Ukraine au sujet des attaques de cette dernière contre les russophones du Donbass. Toutefois, les véritables motifs sécuritaires de l’intervention russe demeuraient quand même compréhensibles. Après tout, une armée ukrainienne, formée, équipée et fortifiée par l’OTAN se préparait à la guerre et une minorité bandériste, à l’origine du coup d’État de 2014 et de lois liberticides contre la minorité russophone, s’était engagée dans la guerre civile, et avait été intégrée à l’armée[2].
Le contraste avec la situation à Gaza est encore une fois très frappant. En 2024, en effet, la CIJ a estimé à 15 votes contre 2 que l’accusation de génocide contre Israël était éminemment plausible. Quatre des cinq critères permettant d’identifier la réalité d’un génocide s’appliquent à Israël. Sur la base de ces constats, la CIJ a approuvé des mesures conservatoires. Elle a ainsi exigé que l’armée israélienne mette fin au meurtre des Gazaouis, qu’elle ne porte pas d’atteintes graves à l’intégrité physique ou mentale des membres de ce groupe, qu’elle ne soumette pas intentionnellement le groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle et qu’elle n’adopte pas des mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe.
D’autres différences majeures
Le contraste entre les deux situations ne s’arrête pas là. La Russie est entrée dans la guerre à reculons, après avoir vainement tenté pendant des années de faire entendre raison à l’OTAN pour que celle-ci mette fin à son expansion, après avoir souscrit aux Accords de Minsk et après avoir tenté une ultime négociation avec les États-Unis et l’OTAN. Elle a ensuite procédé à une opération militaire spéciale qu’elle voulait de courte durée, en cherchant à obtenir rapidement des négociations. Même si celles-ci pourtant fructueuses, échouèrent à cause de l’intervention des États-Unis et de leur émissaire britannique Boris Johnson, la Russie n’entreprit pas une guerre contre l’Ukraine (bombardements aériens massifs, attaques de grande envergure au sol, occupation de la capitale, forces d’intervention de taille suffisante pour contrôler le pays, comme les États-Unis l’avaient fait en Irak en 2003) et se refusa au départ d’attaquer les infrastructures civiles. Des affrontements militaires eurent lieu mais la proportion de morts civiles par rapport aux morts de militaires (0,03%) permet de parler d’une manière générale de victimes collatérales civiles. Des organismes indépendants ont en plus souligné le fait que le groupe néo-nazi Azov se servait des écoles, des hôpitaux, des musées et des maisons comme sites de combat et leurs résidents comme boucliers humains.
À l’opposé, Israël s’en est pris dès le début aux infrastructures civiles. L’armée israélienne a répondu aux attaques du Hamas avec des bombardements disproportionnées et indiscriminées visant la population. Israël n’hésite pas à tuer femmes et enfants, à cibler des hôpitaux, des ambulances, des écoles, des universités et des mosquées. Même si on choisit de compter tous les adultes masculins tués comme des membres du Hamas (ce qui serait faux, les combattants étant inatteignables sous terre), la proportion de civils tués par opposition aux membres du Hamas est d’au moins 64%. Il est impossible de parler ici de victimes collatérales. En visant de manière non discriminée, ce sont au contraire les membres du Hamas qu’Israël espère atteindre comme victimes collatérales. Israël prétend que le Hamas se sert des Gazaouis comme des boucliers humains, mais cela cadre mal avec les déclarations officielles des représentants politiques qui accusent l’ensemble des Gazaouis et qui les privent tous de nourriture, d’eau, de gaz et d’électricité, de même que des soins de première nécessité. Ils ont exprimé clairement leur volonté de chasser les Palestiniens vers l’Égypte, voire au Congo, pour prendre possession de Gaza. Leur guerre est contre les Palestiniens, pas seulement contre le Hamas. En outre, s’il est parfois difficile de distinguer le Hamas et la population, c’est parce que le Hamas n’est pas une armée régulière, que la population est densément peuplée et que celle-ci est emmurée dans une prison à ciel ouvert.
En somme, il ne s’agit pas seulement de crimes de guerre, mais bien du crime le plus grave de tous les crimes, celui de génocide. Plusieurs sont sensibles à ces faits. Ces informations circulent abondamment sur les réseaux sociaux. Comment se fait-il cependant qu’aussi peu de gens ont saisi les véritables enjeux du conflit entre la Russie et l’Ukraine? D’où vient l’idée que Poutine se compare à Netanyahou? Il y a tout d’abord le fait que les deux conflits semblent mettre aux prises un David contre un Goliath. Or, la population est toujours plutôt encline à prendre position en faveur d’un David. C’est du moins la position que certains sont tentés d’adopter lorsque, sans opérer le moindre recul, ils s’en tiennent aux évènements tels que rapportés par les médias mainstream occidentaux. En dézoomant quelque peu, ils pourraient voir le véritable Goliath, à savoir les États-Unis pour lesquels l’Ukraine n’est qu’un outil jetable pour nuire à la Russie. C’est sans doute une première raison expliquant pourquoi on accable Poutine des mêmes maux. On ne voit pas les actions, pourtant impossibles à camoufler, des États-Unis. On ne comprend pas que la guerre met aux prises, non pas l’Ukraine et la Russie, mais bien la Russie les États-Unis.
Il y a aussi le fait que le conflit israélo-palestinien existe depuis 1948, voire depuis 1917, alors que celui qui concerne l’Ukraine est de facture plus récente. L’aide des États-Unis à Israël est bien connue, alors que celle qui est consentie à l’Ukraine date d’à peine dix ans. La filiation entre les États-Unis et Israël est ancienne, étroite et multiforme, alors que celle qui unit les États-Unis et l’Ukraine est ou bien ignorée ou est à expliquer.
Les intérêts économiques de l’impérialisme américain permettent de comprendre encore mieux la différence entre le conflit ukrainien et celui de Gaza. L’appui américain à l’Ukraine et l’escalade dans la provocation à l’égard de la Russie avaient pour but ultime d’affaiblir économiquement ce dernier pays et d’assurer par des sanctions la fin du commerce de la Russie avec l’Europe, et notamment la fin de la vente de son gaz et de son pétrole, ainsi que la fin du projet de gazoduc Nordstream. Cette stratégie est décrite dans une étude de la Rand Corporation que les États-Unis ont suivie à la lettre[3]. L’ultime objectif est l’effondrement de la Russie, la perte de son indépendance et sa prise en mains par des relais locaux de l’impérialisme étatsunien. L’appui américain à Israël a pour but de consolider une tête de pont au Proche-Orient et une porte d’entrée pour le contrôle de la région, avec comme objectif récent de créer une zone économique de circulation commerciale, le Corridor Inde-Moyen-Orient-Europe (IMEC). Dans les deux cas, des intérêts économiques américains sont en jeu.
Comment les Américains ont-ils pu se porter à la défense d’une Ukraine qu’ils présentent comme victime agressée, alors qu’ils n’ont pas hésité à être complices d’Israël dans une agression à caractère génocidaire des Gazaouis? La contradiction apparente se résout dès lors que l’on comprend vraiment ce qu’ils ont fait dans les deux cas: ils se sont servis de l’Ukraine et d’Israël pour satisfaire leurs intérêts économiques et politiques, quitte à sacrifier le peuple ukrainien et à couvrir le massacre du peuple palestinien.
En dernière analyse, la principale dissymétrie entre les deux conflits est peut-être la suivante. Si les États-Unis sont contre les Palestiniens, c’est surtout parce qu’ils sont pour Israël. À l’opposé, si les États-Unis sont pour l’Ukraine, c’est d’abord et avant tout parce qu’ils sont contre la Russie et qu’ils cherchent à l’affaiblir à tout prix.
Conclusion
Il ne s’agit pas de prendre position pour un peuple contre un autre. L’adoption d’une perspective géopolitique informée et éclairée est compatible avec la possibilité d’avoir de l’empathie à l’égard de tous les peuples. On peut être contre l’appui des États-Unis à un gouvernement d’extrême-droite israélien qui met en cause la sécurité de son propre peuple en commettant un génocide en temps réel contre le peuple palestinien. On peut aussi être contre l’appui des États-Unis à une minorité bandériste qu’ils ont portée au pouvoir en 2014 en Ukraine et qui a entraîné le peuple ukrainien tout entier dans une guerre indéfendable et perdue d’avance, pour satisfaire l’intérêt qu’ont les États-Unis d’affaiblir la Russie.
Reste la question de savoir qui manifeste le plus d’empathie à l’égard du peuple ukrainien. Est-ce ceux qui se servent de lui comme de la chair à canon pour s’en prendre à la Russie ou ceux qui s’opposent depuis le début à une guerre désastreuse dans laquelle les Bandéristes et les Américains ont entraîné contre son gré le peuple ukrainien tout entier?
[1] https://www.pressenza.com/fr/2023/10/ukraine-et-palestine-meme-combat/
[2] https://www.pressenza.com/fr/2023/10/le-probleme-du-nazisme-en-ukraine/
[3] https://apps.dtic.mil/sti/citations/AD1086696