Il y a 30 ans, le Québec maritime et les Provinces de l’Atlantique étaient secoués par une crise sans précédent frappant la pêche et la transformation de la morue. Le moratoire ayant frappé Terre-Neuve en juillet et décembre 1992 s’est étendu au Québec en deux dates, le 31 août et le 20 décembre 1993, respectivement dans le sud et le nord du golfe Saint-Laurent. Le journal communautaire de la Gaspésie, GRAFFICI, trace ici un portrait global de ce marasme, dont les échos se répercuteront encore longtemps.
Newport Gaspésie, les annonces d’août et de décembre 1993 suivaient des baisses de quotas vertigineuses, quotas devenus au cours des cinq années précédentes des cibles utopiques, au lieu des freins qu’ils auraient toujours dû être.
La descente a été constante à partir de 1985, même si l’intervalle 1985-1988 a été caractérisé par de bonnes prises et par des revenus décents, le prix montant en raison de la rareté grandissante des prises, notamment à Terre-Neuve.
Ainsi, les morutiers québécois, qu’ils soient Gaspésiens, Madelinots ou Nord-Côtiers, ont débarqué 40 652 tonnes métriques de morue en 1985, pour une valeur globale au débarquement de 17 707 998 $. La Gaspésie occupait le peloton de tête devant la Côte-Nord et les Îles-de-la-Madeleine.
En 1993, ces données avaient plongé à 3936 tonnes et à 3 411 890 $. Il s’agit de chutes respectives de 90,3 % pour les débarquements et de 80,7 % pour les revenus.
En 1994, il ne restait au Québec que des prises accidentelles et scientifiques de 195 tonnes, d’une valeur de 199 800 $.
Pendant ce temps, au Canada atlantique, ce qui inclut le Québec, les quotas annuels sont passés de 167 000 tonnes métriques en 1985 à 18 000 tonnes en 1993, un fléchissement de 89,2 %. Ces maigres 18 000 tonnes incluaient le contingent d’environ 9000 tonnes du banc de George, dans le sud-ouest de la Nouvelle-Écosse, où la pêche n’a jamais été arrêtée jusqu’à nos jours. C’est d’ailleurs du banc de George qu’arrivait l’essentiel de la morue que les Gaspésiens ont continué à manger en 1994 et par la suite.
Une ressource convoitée depuis longtemps
Le bouleversement de 1993-1994 frappait non seulement des emplois, mais tout un mode de vie. La morue était à la base de la construction d’établissements temporaires et permanents en Gaspésie bien avant toute autre exploitation d’autres ressources.
Avant de venir explorer le golfe Saint-Laurent en 1534 et le fleuve en 1535, Jacques Cartier était venu sur un ou des bateaux de pêche malouins.
« Qu’il soit venu comme mousse, matelot, pêcheur ou capitaine-pêcheur, cela n’a pas d’importance. Il connaissait l’endroit et il savait où il allait en 1534, du moins jusqu’au détroit de Belle-Isle », assure l’historien Mario Mimeault, de Gaspé.
« Qui disait pêche ou poisson à l’époque, disait morue », renchérit son collègue Jean-Marie Thibeault, de Saint-Georges-de-Malbaie.
Il aime bien rappeler que la morue était bien plus importante que les fourrures en Nouvelle-France au XVIIIe siècle.
« De mémoire, la morue est mentionnée trois fois dans le Traité d’Utrecht en 1713 et neuf fois dans le Traité de Paris, en 1763, qui est le plus important traité de notre histoire. Toujours de mémoire, il n’est pas question de fourrure dans ces traités. En tout cas, dans le Traité de Paris c’est zéro, sûr », ajoute M. Thibeault.
Mario Mimeault partage cet avis dans son ouvrage La pêche à la morue en Nouvelle-France, paru en 2017; la pêche à la morue a été occultée de trop de manuels d’histoire au détriment des coureurs des bois et des fourrures.
De 1550 à 1650, on assiste à la création de postes de pêche saisonniers en Gaspésie, avant l’érection de postes permanents. Les plages de galets, la présence de bois et les vents permettent de développer le séchage et le salage de la morue le long des côtes, notamment sur des vigneaux.
D’autres crises de moindre envergure
À divers moments des 400 dernières années, les pêcheries gaspésiennes ont été soumises à des crises. Par exemple, en 1758, Wolfe détruit les installations de la Seigneurie de Pabos, alors les plus importantes infrastructures de morue salée et séchée de la Gaspésie.
En 1886, la faillite de la Banque de Jersey plonge une grande partie de la Gaspésie en crise, surtout les pêcheurs. Dans les années 1930, la pêche perd de l’attrait au sein des Gaspésiens, qui se tournent de plus en plus vers la forêt ou les grandes villes, parce que les conditions de capture et de transformation ne leur permettent pas d’être compétitifs.
En 1886, la faillite de la Banque de Jersey plonge une grande partie de la Gaspésie en crise, surtout les pêcheurs. Dans les années 1930, la pêche perd de l’attrait au sein des Gaspésiens, qui se tournent de plus en plus vers la forêt ou les grandes villes, parce que les conditions de capture et de transformation ne leur permettent pas d’être compétitifs.
Une vague d’investissements publics dans un réseau d’entrepôts frigorifiques solutionne une partie du problème, mais il faudra attendre les années 1950 et 1960 avant de voir la péninsule bénéficier des conditions pour moderniser sa flotte de pêche, notamment par le biais de la construction d’une cinquantaine de Gaspésiennes, des bateaux de 14 mètres, environ 48 pieds.
Ces bateaux côtiers, essentiellement construits entre 1955 et 1959, sont beaucoup plus performants que leurs prédécesseurs. La pêche est réalisée à l’aide d’une ligne très longue sur laquelle se trouvent des centaines d’hameçons.
Bien que les chalutiers existent déjà dans les années 1940 dans les Maritimes, c’est essentiellement au début des années 1960 qu’ils se multiplient au Québec. Le chalut ramasse l’essentiel de ce qui se trouve au fond de l’eau.
Ces innovations technologiques surviennent à une époque où les évaluations de la ressource, amorcées à la fin des années 1940, sont sporadiques de la part du ministère fédéral des Pêches, comme on l’appelait au début des années 1970. C’est difficile à croire maintenant, mais les évaluations régulières de biomasse de morue et d’autres espèces halieutiques ne s’amorcent qu’en 1974 dans le golfe Saint-Laurent.
Suspense et descente
Malgré quelques soubresauts qui incitent parfois les pêcheurs à prendre une pause et à s’inquiéter, comme ce fut le cas à la fin de l’été 1983, les usines tournent la plupart du temps à plein régime au début des années 1980.
En 1983, alors que l’usine de ce qui s’appellera la Société des pêches de Newport n’est encore qu’un projet illustré par des plans d’architecte, environ 500 personnes convergent quotidiennement à l’usine de la coopérative Pêcheurs Unis dans le même village. Il y a une vingtaine de bateaux semi hauturiers qui y livrent de la morue, et un nombre aussi élevé de bateaux côtiers. C’est sans compter les homardiers qui détiennent tous un permis de poisson de fond et qui capturent certaines quantités de morue.
Au sommet de la saison, de la fin d’avril à octobre, près de 800 personnes convergent ainsi vers le quai de Newport, à l’usine, sur les bateaux ou pour offrir divers services connexes en mécanique, en électricité, en réfrigération, en électronique, en hydraulique, en soudure et en équipements divers, dont les vêtements et la nourriture. Quand on sort de l’usine, il faut regarder des deux côtés avant d’avancer tellement la circulation est intense sur le quai.
Les statistiques précises du ministère fédéral des Pêches et des Océans ne remontent qu’à la création de sa division économique en 1984-1985. À l’époque, entre 2000 et 3000 personnes du Québec maritime gagnent en tout ou en partie leur vie avec la morue, dont la moitié en Gaspésie.
Entre 1985 et 1988, les prises étaient encore bonnes, se souvient Roch Lelièvre, président de la firme Lelièvre, Lelièvre et Lemoignan, qui exploite notamment une usine à Sainte- Thérèse-de-Gaspé. L’entreprise venait en 1985 de prendre possession de sa nouvelle usine.
« En 1988, il y avait encore des quotas qui sortaient pour prendre un million de livres en 30 jours dans le canal », dit-il, en évoquant les bonnes prises que pouvaient encore réaliser quatre ou cinq bateaux semi-hauturiers dans une petite section du sud du golfe Saint-Laurent, passant en vue de la côte, entre Port-Daniel et Percé. Un million de livres représentent 450 tonnes métriques.
En 1989, même si les prises québécoises restent décentes à 25 080 tonnes métriques, pêcheurs et industriels constatent que les captures baissent depuis au moins quatre ans, une chute qui atteint 38 % depuis 1985.
Diversification pour sauver les meubles
Roch Lelièvre se souvient de la nervosité de l’industrie de la morue. La société qu’il préside faisait partie des Producteurs associés, le premier nom d’un groupe d’usines spécialisées dans la morue salée et séchée, celle qu’on voit encore dehors sur des vigneaux.
« Dans la morue salée et séchée, on avait été jusqu’à 13 usines en Gaspésie et on avait déjà ramené ça à 10 dans les années 1980. En 1989-1990, on a rationalisé une deuxième fois, toujours dans la morue salée et séchée, de 10 à 6 usines et on se disait qu’on aurait de la morue comme avant, pour chaque usine, mais on n’en avait pas plus, même avec une rationalisation de 60 %, explique-t-il. Heureusement que deux ou trois ans avant le moratoire, on avait commencé d’avance à acheter de la morue russe, pour assurer nos approvisionnements. »
Les Producteurs associés sont devenus le consortium Gaspé Cured au tournant des années 1990. La diversification des approvisionnements s’est poursuivie après 1989.
« En août 1993, un navire danois avait accosté à Gaspé avec deux millions de livres de morue à bord. Une usine avait refusé la cargaison. À notre usine, on avait acheté 150 000 livres de la cargaison. On voulait garder de la place pour nos pêcheurs et en plus, les quantités qu’on pouvait acheter étaient contingentées, précise Roch Lelièvre. Les usines avaient des quotas de vente à l’endroit de leurs clients. Le navire danois est parti de Gaspé et il a vendu le reste de sa cargaison dans les Provinces atlantiques. Trois jours plus tard, le moratoire sur le sud du golfe était décrété. Si on avait su, on aurait acheté plus de morue des Danois! »
Le moratoire a fait passer le nombre d’usines de Gaspé Cured, déjà rationalisé, de six à quatre, puis à deux aujourd’hui. D’environ 200 conteneurs de salé-séché envoyés à l’exportation dans les années 1980, le consortium en expédie … cinq par an de nos jours!
Gaspé Cured a trouvé toutes sortes de moyens pour se procurer de la morue depuis 30 ans, malgré la chute vertigineuse de ses exportations de salé-séché. Il en a fait venir d’Alaska, du poisson acheminé à Chandler par train en 1994, et il en a acheté des Russes à plusieurs reprises après le démantèlement de l’URSS en 1992.
« Aujourd’hui, il en entre un peu d’ici, quand il y a des prises accidentelles. On en achète un peu en Alaska, un peu de Terre-Neuve et, au printemps, de la Norvège », précise Roch Lelièvre.
Le moratoire de 1993 a eu raison de la plus grande usine de transformation de morue au Québec en mars 1994, quand la Société des pêches de Newport, inaugurée à l’automne 1985, s’est placée sous la protection de ses créanciers. Le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation a repris le complexe, qui a été relancé brièvement en juin 1997 par une firme américaine sans envergure, 71 Fillets. L’usine appartient depuis juillet 2001 à une compagnie spécialisée dans l’entreposage et la vente de bleuets.
L’usine de Newport n’a pas été la seule à fermer, que ce soit de façon permanente ou non. Des usines à Sainte-Anne-des-Monts, Tourelle, Cloridorme, L’Anse-à-Valleau, Saint-Maurice-de-l’Échouerie, Rivière-au-Renard, L’Anse-au-Griffon, Gaspé, Saint-Georges-de-Malbaie, Cap-d’Espoir et Carleton ont notamment été prises dans la tourmente.
Comme d’autres, Lelièvre, Lelièvre et Lemoignan s’en est toutefois tiré. Trente ans après le moratoire, sa main-d’oeuvre est passée d’une quarantaine de personnes en 1993 à 160 en période de pointe en 2023.
« Si on n’avait pas diversifié, on ne serait plus là. La morue représentait 95 % de notre approvisionnement à un moment donné. Avec le moratoire, son prix augmentait et on perdait nos marchés », souligne Roch Lelièvre, qui voit passer un peu plus d’une demi-douzaine d’espèces dans son usine aujourd’hui.
Ça ne reviendra jamais, la morue? « Je ne la vois plus. Ce serait un marché à reconquérir. On attend le sébaste. On regarde attentivement ce qui va se passer à Pêches et Océans Canada. On transforme 200 000 livres de sébaste cette année, de l’appât surtout mais le potentiel est bien plus élevé », conclut-il.
Gilles Gagné