Quand notre actualité est saturée de violences indicibles, l’émotion nous étreint et la sidération nous paralyse. Que penser, que dire ? Le terrorisme, qu’il soit issu de groupes idéologiques ou d’État, mérite une condamnation sans réserve. Toute vie est digne d’être vécue. Toute vie malmenée, violentée et meurtrie est pleurable. Mais l’émotion et la sidération doivent désormais laisser place à la pensée et à la raison. A la pensée juste, à la raison raisonnable qui nous permettent d’entrevoir des actions justes et raisonnables. Des actions qui refusent toute légitimité au meurtre et à la violence. Bien que ce texte ait été écrit quelques heures après le meurtre du professeur Dominique Bernard, assassiné par un jeune radicalisé, et à qui je rends hommage, il concerne essentiellement les événements du Proche-Orient.

« Œil pour œil et le monde deviendra aveugle », disait Gandhi. Il ajoutait, ce qui est encore plus vrai, « la violence est un suicide ». Suicide des criminels, ainsi déshumanisés ; suicide de ceux qui « ripostent » et qui vont inévitablement se déshumaniser ; et surtout suicide de la cause, de toutes les causes, malmenées, perverties, trahies par les meurtres, les massacres et leurs justifications jusqu’à la nausée. Lorsque Camus nous dit que « le meurtre est la question », il s’agit bien de savoir si nous avons le droit de tuer, y compris pour une cause juste. A cette question, nous devons apporter une réponse catégorique, comme le fit Camus en son temps. « La liberté la plus extrême, écrit-il dans L’homme révolté, celle de tuer, n’est pas compatible avec les raisons de la révolte. […] La conséquence de la révolte est de refuser sa légitimité au meurtre puisque, dans son principe, elle est protestation contre la mort. »1 Le meurtre est injustifiable et illégitime car il est contraire à l’esprit de la révolte. On ne peut se révolter contre la mort et ne pas être révolté contre le meurtre.

Aujourd’hui, la sophistication des instruments de la violence et leur puissance destructrice sont sans limite. Pourtant la limite de l’indicible de la violence a déjà été atteinte dans les camps de concentration d’Auschwitz, bien évidemment, mais aussi à Hiroshima et Nagasaki, villes ayant subi le bombardement atomique. Ce consentement au meurtre et à la destruction de masse demeure une énigme humaine, tant il signe notre insondable servitude volontaire à notre propre suicide. « Les instruments de la violence, écrit Hannah Arendt, dans son essai Sur la violence, ont désormais atteint un tel point de perfection technique qu’il est devenu impossible de concevoir un but politique qui soit susceptible de correspondre à leur puissance destructrice ou qui puisse justifier leur utilisation au cours d’un conflit armé »2. Quand les peuples oseront ils se révolter contre la fabrication des armes de destruction massive qui n’ont d’autre objectif que le meurtre de millions d’innocents ? Quand refuseront ils les raisons d’État qui, de générations en générations, légitiment le recours à la guerre et au meurtre de masse ?

La question des moyens demeure centrale en politique. Bien après Gandhi qui avait montré le lien intrinsèque entre la fin et les moyens, Hannah Arendt a confirmé les intuitions du libérateur de l’Inde à propos de l’action violente. Sa principale caractéristique, soulignait elle, est que « les moyens tendent à prendre une importance disproportionnée par rapport à la fin qui doit les justifier et qui, à leur défaut, ne peut pas être atteinte »3. Les moyens de la violence finissent toujours par trahir et surtout pervertir la meilleure des fins. L’écrivain et « dissident » russe Léon Tolstoï, l’un des tout premiers, l’avait compris lorsqu’il exhortait les révolutionnaires de son temps à se détourner de la voie de la violence.

Plusieurs décennies plus tard, face à l’empire soviétique prétendument indéboulonnable, les dissidents des pays d’Europe de l’Est affirmaient le refus du mensonge de la violence afin de vivre dans la voie de la vérité. Leur action non-violente, déterminée et persévérante, d’abord solitaire, puis massive, on l’a déjà oublié, a abouti à la chute du mur de Berlin et à l’effondrement du système totalitaire. Ils nous ont légués un héritage dans lequel se trouve une vérité essentielle : lorsque le projet politique théorique en vient à envisager de sacrifier la vie humaine, « c’est justement là que réside le danger potentiel d’un nouvel asservissement »4. Libérés de la tentation de la violence qui aurait été suicidaire, ils ont patiemment construit une résistance éthique et politique cohérente avec leurs idéaux démocratiques.

Les évènements de ces derniers jours au Proche Orient illustrent tragiquement les impasses de la violence, d’où qu’elle vienne. Impasse de la violence terroriste, impasse de la contre-violence d’État lesquelles, comme un Hydre dont les têtes se fracassent et ressuscitent sans cesse, n’offrent qu’un avenir de destructions, de malheurs et de mort aux peuples qu’ils prétendent défendre. La spirale des haines, des vengeances et des meurtres de masse est désormais enclenchée. Après les civils israéliens victimes d’une terrorisme aussi lâche qu’absurde, c’est à la population palestinienne de subir le déluge du feu, du sang et des larmes. Au terrorisme du Hamas, répond celui de l’État d’Israël. Rien ne saurait les justifier.

Une immense tragédie est en cours à Gaza. Toutes les consciences de l’humanité doivent désormais s’unir pour la faire cesser. La sauvegarde des vies est une priorité absolue. Mais devra advenir, inévitablement, et s’il n’est pas trop tard, le temps de la justice dans le respect des droits de chaque peuple.

1Albert Camus, L’homme révolté, Gallimard, Folio-Essais, 1985, p. 32

2Hannah Arendt, Du mensonge à la violence, Calmann-Lévy, 1972, p. 105.

3Ibid

4Vaclav Havel, Le pouvoir des sans pouvoirs, in Essais politiques, Calmann-Lévy, 1990, p. 126.

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