Par Alain Fontaine
Une erreur est en général commise dans les analyses sur la République Bolivarienne du Venezuela. Que ce soit un reproche ou non, la restructuration de l’Etat entre les mains de son Président depuis maintenant presque quatorze années est vue comme une concentration des pouvoirs, un centralisme « jacobin ».
Bien que remarquable sous bien des aspects, « Le Venezuela au-delà du Mythe », paru aux Editions de l’Atelier, ne peut s’empêcher de buter sur le même obstacle.
Ce n’est pourtant pas faux. En effet, le pays remis à Hugo Chavez en janvier 1999 mérite à peine ce nom. « Décentralisé » n’était pas le terme approprié pour le caractériser, « démembré » correspondait mieux à la réalité. Chaque Alcalde et Gobernador était (ou l’est encore…) roi dans son Municipio ou Estado. Le Zulia, l’Estado le plus riche et le plus peuplé du pays, est un véritable Etat dans l’Etat. Il est parcouru d’un fort courant indépendantiste qui ne tarit pas de critiques envers l’Orient (les Estados Sucre, Delta Amacuro, Monagas, Anzoategui) pauvre, paresseux et assisté. D’ailleurs l’identité zuliana y est tout simplement plus forte que l’identité vénézuélienne. Celle-ci se peut considérée plus récente tant elle fut laissée à l’abandon, oubliée depuis l’époque de Simon Bolivar, El Libertador, voire volontairement réprimée ou inhibée pour être seulement reprise par Chavez comme un de ses principaux fers de lance.
Et puis, être, en 1999, Président du Venezuela, bolivarien ou non, ne signifiait pas grand-chose d’autre qu’être le chef suprême des forces armées et d’avoir le pouvoir de former un gouvernement. Autrement dit d’être un Président faible au sommet d’un Etat faible. On pouvait bien voter des lois à l’Assemblée, qui allait les appliquer ? Lors du Coup d’Etat du 11 avril 2002, il suffit aux conjurés de s’assurer des plus hautes têtes de l’armée et de réaliser un habile montage médiatique (un peu sanglant, on fit tirer sur ses propres partisans qui marchaient sur le Palais Présidentiel…) pour renverser Hugo Chavez.
Remis à sa place par le peuple et l’armée, celui-ci n’eut de cesse de restructurer un Etat en fait fort malade. Cela, qui peut le lui reprocher ? L’Etat doit bien essayer de faire appliquer les lois et fonctionner le plus rationnellement possible.
Mais, justement, tout ceci n’est qu’apparences. Pour cette raison, s’obstiner à voir son action comme excessivement centralisatrice ou comme concentration dictatoriale de pouvoirs c’est tomber dans le trompe-l’œil.
Un exemple personel
En juillet 2004, en passant par le parc derrière le musée des beaux-arts de Caracas, je m’étonne d’une file de plusieurs centaines de mètres de long qui arrive à une table derrière laquelle est assis un type. A ses côtés, une femme, debout. Je m’approche d’une personne faisant la queue qui m’explique qu’il s’agit du Ministre et de sa secrétaire travaillant en plein air en raison de l’hostilité de ses fonctionnaires… Il s’agissait alors de permettre à des millions de gens dépourvus de carte d’identité d’en obtenir une et de voter.
En 2006, pour différentes raison, je parcoure plusieurs Ministères. Chaque poste est doublé voire triplé. Certains lisent le journal, d’autres se font les ongles ou parlent au téléphone. Parfois quelqu’un travaille… Le Ministère de l’Environnement n’échappe pas à la règle. Là-bas, je cherche des renseignements sur la Misión Arbol. Alors priorité du Gouvernement dans ce domaine. J’eus du mal à trouver quelqu’un qui savait de quoi il s’agissait ! A la fin, une jeune femme m’envoie à un petit bureau relégué à un recoin du dernier étage…
En 2007, plein de courage, je me charge des procédures administratives d’une coopérative. Je me suis cassé la tête sur des gens collés jusqu’à l’extrême aux formes : 30 lignes la première page, 34 les suivantes, pas d’espaces blancs, pas de paragraphes, pas de fautes d’orthographes, les feuilles d’un format et pas d’un autre, écrites recto et verso etc. Le pire est qu’ils s’arrêtent de lire à la première erreur. La fois suivante, ils cessent à la deuxième… Comme chaque fois sont plusieurs heures d’attente, la plupart des gens finissent par se lasser.
En 2008 et 2009, pour la même coopérative, nos démêlés avec les fonctionnaires n’ont jamais cessé. Papiers perdus, en fait jetés à la poubelle, rapports oubliés, on les retrouvera « classés » des années après, comptes obscurs… Cela n’a jamais cessé.
En 2011, on change les codes d’accès aux ordinateurs du Palais de l’Assemblée Nationale ainsi que toutes les serrures. Les députés n’en pouvaient plus de voir leurs portes forcées et les ordinateurs vidés d’informations par les employés du Palais eux-mêmes.
En 2012, je me présente en face d’un fonctionnaire de la SUNACOOP, l’administration chargée de veiller sur les coopératives. Tous mes documents sont en règles, je m’attends à ce que cette entrevue ne soit qu’une formalité. Le type parvient à m’inventer une nouvelle règle et nous paralyse trois mois de plus…
En fait, la République Bolivarienne souffre comme son peuple d’un mal d’identité, un « Mister Hyde » la hante, la torture. Le Venezuela, c’est la bureaucratie contre l’Etat.
La bureaucratie contre l’Etat
L’Etat n’est pas resté inerte face à cette pathologie auto-immune. Des milliers de fonctionnaires ont été priés de voir ailleurs (les chiffres varient beaucoup, par effet d’une sorte de mimétisme paranoïaque autodestructeur, les milieux « officialistes », pro-Chavez, exagèrent également, mais évidemment en sens contraire, les données à leurs dispositions, afin que l’homme de la rue fasse lui-même sa propre moyenne ; ce raisonnement délirant n’a pour seul résultat que de saper la confiance en les institutions, d’où qu’elles procèdent).
Des nouveaux, mieux formés, théoriquement moins corrompus, souvent favorable au Gouvernement, investissent la fonction publique. De fait, ce n’est pas sans résultats. On voit moins ces parasites dans les ministères, les fonds arrivent un peu mieux là où on les attend.
Mais au fond, ce ne sont là encore qu’apparences. L’homme de la rue reste en bute à des individus formatés par les institutions, les bras chargés de formulaires longs et compliqués. Ils sont en général plus aimables, plus patients, mais derrière leurs sourires désolés se cache le même renvoi à une ultérieure entrevue.
Ce n’est pas l’homme qui change la bureaucratie mais la bureaucratie qui change l’homme. Pour qui cela intéresse, je renvoie à la lecture de l’excellent livre de Moshe Lewin, « Le Siècle Soviétique », qui analyse en détail le fonctionnement de la bureaucratie soviétique. Par bien des aspects, la bureaucratie vénézuélienne lui ressemble étrangement.
On peut se demander comment on en est arrivé là. Interrogés, les connaisseurs de l’histoire de leur pays répondent invariablement : lorsque les partis Action Démocratique et COPEI (démocrates chrétiens) se partagèrent le pouvoir après le pacte de Punto Fijo où ils s’engageaient à respecter une certaine alternance au sommet de l’Etat, ils instituèrent un système de coaptation clientéliste qui rendit la fonction publique brusquement obèse (tu veux un boulot, va au Ministère, tu t’occuperas comme tu pourras…).
Il y a pourtant autre chose. Il semble bien que face aux désordres croissants que connut le pays suite à la chute des prix du pétrole, suite à la dérégulation des prix, suite à l’exode rural, au chaos urbain qui lui fit suite, à la croissance démographique, à l’augmentation de la pauvreté, de la délinquance etc. les diverses institutions tentèrent de répondre à leur manière, cherchant à classifier, à ordonner, à hiérarchiser, à catégoriser, ce qui ne fit qu’augmenter l’incompréhension et l’isolement d’une part croissante de la population face à l’Etat.
Pire. Lorsqu’on se penche sur le contenu des programmes d’enseignements, notamment d’histoire et de mathématiques, on arrive à se demander s’il n’y a pas eu une réelle volonté de limiter les possibilités d’une majorité de la population.
L’entrée à l’université était tout juste accessible aux membres de la classe moyenne, aux prix d’importants sacrifices et avant qu’elle ne se paupérise sous le coup des politiques néolibérales. Si des bourses étaient bien accordés aux élèves les plus méritants mais appartenant aux couches les plus humbles de la population, elles étaient néanmoins conditionnés à une moyenne des notes des cinq années avant le bac qui ne devait pas être inférieure à 19,5/20 !…
Bien. L’arrivée de Hugo Chavez au pouvoir a eu au moins pour mérite de rendre l’université accessible à tous.
Pourtant, les blessures héritées du passé sont encore bien vives. En ce qui concerne la bureaucratie, on ne peut que se borner à constater qu’elle a envahi jusqu’aux esprits. Symptôme de la perte de confiance généralisée, elle suinte de partout, surgit au détour d’une réunion, exige un secrétaire pour prendre des notes, la signature des participants, un acte d’assemblée, se noue autour de quelque lien tissé entre deux personnes. Elle est partout et paralyse tout.
Souvent, mais pas toujours, elle marche main dans la main avec la corruption. Celle-ci permet de donner un coup d’accélérateur aux procédures voire de résoudre les problèmes en un tour de main. Comme la bureaucratie, la corruption est partout et a contaminé jusqu’aux esprits. Beaucoup, dénonçant par ailleurs la corruption, ne se rendent pas bien compte, voire pas du tout, qu’ils le sont devenus, au point que leurs paroles les trahissent aussitôt.
C’est entre autre le cas dans le cadre de la Misión AgroVenezuela destinée à relancer la production agricole du pays. D’après mes sources, 90% des producteurs ont utilisé le crédit reçu à d’autres fins que la production agricole. Et beaucoup voteront contre Chavez avec pour seule fin de ne pas rembourser le crédit octroyé…
Ce chiffre me parait élevé au regard des communautés que je connais où au moins quelques uns ont travaillé leur terre. Certes, j’en connais aussi d’autres qui espèrent échapper à leurs obligations de remboursements !
Pourtant cette donnée est probablement fiable car justement ce n’est pas du domaine public. On tait ce chiffre pour son énormité. Et cela explique le retard de la seconde vague de crédit qui n’arrive qu’au compte-goutte et suivant de nouvelles procédures…
La bureaucratie a de beaux jours devant elle ! Et voter contre Chavez ne changera rien, concrètement du moins. La schizophrénie de l’Etat peut-être cesserait mais la bureaucratie restera une entité autonome ne roulant sa bosse pour personne d’autre que pour elle-même.
Alors, la bureaucratie serait-elle l’impasse du monde moderne ? Là où celui-ci prend le mur… On a beau y réfléchir. A moins d’une prise de conscience à grande échelle, le mur semble trop formidable pour être franchi par un tel poids lourd que la société moderne.
Théoriquement, la démocratie participative, le pouvoir directement exercé par le peuple aux diverses échelles locales et régionales, pourraient préparer les sociétés à de telles prises de conscience, massives, potentiellement libératrices…
Encore faudrait-il en prendre la direction…