L’une des questions les plus préoccupantes aujourd’hui est sans aucun doute la violence, un phénomène qui se développe à l’échelle mondiale de manière croissante et accélérée.

La violence est une méthode utilisée pour maintenir le pouvoir et la suprématie, pour imposer sa volonté aux autres, pour usurper le pouvoir, la propriété et même la vie des autres.

Dans un passage de son livre Le paysage humain, Silo déclare : « Quand on parle de méthodologie d’action liée à la lutte politique et sociale, on fait fréquemment allusion au thème de la violence. Mais il y a des questions préalables à traiter, qui ne sont pas étrangères à ce thème. Tant que l’être humain ne réalise pas pleinement une société humaine, c’est-à-dire une société où le pouvoir réside dans le tout social et non dans une partie de celui-ci – qui soumet l’ensemble et le chosifie –, toute activité sociale se réalisera sous le signe de la violence. Aussi, quand on parle de violence, il faut mentionner le monde institué ; et si l’on oppose à ce monde une lutte non-violente, on doit souligner en premier lieu qu’une attitude est non-violente parce qu’elle ne tolère pas la violence. De sorte qu’il ne s’agit pas de justifier un type déterminé de lutte, mais de définir les conditions de violence que ce système inhumain impose. »

Sur la base de cette considération, nous supposons que la violence institutionnelle est la mère de toute violence, générant la violence sociale et personnelle.

La violence occupe tout l’espace, elle est valorisée et justifiée; rien ni personne ne peut lui échapper, et pourtant… elle n’est pas à l’ordre du jour. En tout cas, elle n’est pas à l’ordre du jour pour ce qui est de s’y attaquer en vue de désactiver les véritables facteurs qui la génèrent. Aucune politique de prévention de la violence n’est développée à partir de cette approche. Tout vise, au mieux, à condamner la violence physique lorsqu’elle s’est déjà exprimée dans le corps social et qu’elle a produit des conséquences néfastes.

L’État ne se regarde pas, il n’assume pas la responsabilité du degré de violence qu’il inflige au corps social lorsqu’il ne remplit pas son obligation de promouvoir, protéger et garantir l’exercice effectif des droits humains, pour toutes les personnes [et] dans des conditions d’égalité. Cela suffirait à désactiver le plus grand facteur de production et de reproduction de la violence.

L’inégalité exprime la violation des droits les plus fondamentaux. Bien qu’elle soit fondamentalement dérivée de l’institutionnel, il est également important d’observer les facteurs sociaux et personnels qui interviennent dans le processus d’aggravation de l’inégalité, à la fois par action et par omission.

En ce qui concerne les facteurs sociaux, nous nous référons en particulier au racisme et à la discrimination en tant que phénomènes qui facilitent la perpétuation de l’inégalité.

La réflexion sur l’importance de la pratique sociale des droits humains en tant que voie incontournable pour vaincre la violence sociale et personnelle passe par l’intériorisation de la qualité de l’être humain en tant que sujet des droits humains.

Au niveau des relations sociales, le respect des droits humains ne s’obtient pas par une imposition morale, mais nécessite une prise de conscience de la valeur et de l’importance de les intégrer comme référence de conduite.

Les droits humains sont représentatifs des valeurs humanistes d’égalité et de liberté, plaçant l’être humain au centre de l’organisation sociale, base incontournable pour la construction d’une culture de paix et de non-violence.

Chaque nouveau droit reconnu élargit notre sphère de liberté en garantissant son plein exercice dans un cadre de coexistence sociale. Au vu de la situation que nous avons décrite, nous pouvons affirmer que les droits humains sont aujourd’hui une aspiration, dans la mesure où ils n’ont pas la validité effective établie par leur réglementation et par l’obligation des États de les garantir. Ceci montre la contradiction du système, et cette contradiction s’exprime dans l’inégalité.

Il existe un écart important entre le texte de la législation et, d’une part, la pratique institutionnelle, que nous pouvons mesurer par le degré de conformité de l’État, et, d’autre part, la pratique sociale en termes de connaissance des droits humains au sein de la population et de sensibilisation de la société à la valeur de ces droits et à l’importance d’œuvrer à leur exercice effectif.

Les droits humains sont interdépendants, c’est-à-dire qu’ils fonctionnent de manière structurelle. Ceci est l’une de leurs caractéristiques essentielles découlant d’une approche holistique de l’être humain et de ses besoins.

Cette conception structurelle suppose que les droits humains, tels que prescrits par les instruments internationaux, ne se présentent pas comme des droits isolés, tant dans leur définition que dans leur exercice, mais que chacun d’entre eux présuppose l’accès à tous les autres sur la base de l’égalité et de l’universalité.

Ceci est important car l’approche de leur étude, au-delà des particularités de chaque droit, ne doit pas perdre de vue cet aspect structurel pour comprendre la dynamique de leur exercice et, surtout, pour générer des réponses de la part de l’État, réponses qui doivent également adopter une vision structurelle.

À titre d’exemple, nous pouvons affirmer qu’il ne suffira pas de garantir le droit à l’éducation, en garantissant des places vacantes dans les écoles, si le droit à l’alimentation, au logement et à la santé ne sont pas garantis en même temps.

Nous insistons sur ce point car, lorsqu’il s’agit de mettre en œuvre les lois qui consacrent les droits, nous sommes quotidiennement témoins de situations dans lesquelles des femmes, des hommes, des garçons, des filles, des personnes âgées, n’ont pas un accès effectif à certains ou à l’ensemble de ces droits si bien énoncés dans les instruments juridiques.

Cela montre l’absence totale de l’État dans la réponse, et l’absence d’une approche globale des droits. Ceci désarticule non seulement le système de protection des droits humains, mais aussi la vie même des gens car, au mieux, la situation d’urgence est ajustée.

Le traitement des droits dans le système judiciaire, ultime instance de garantie, mérite un paragraphe à part, puisque c’est le pouvoir judiciaire qui doit agir pour rétablir les droits qui ont été violés, ou, le cas échéant, pour assurer leur réparation lorsque la restitution n’est pas possible.

Étant donné le discrédit et la remise en question que mérite un secteur important du système judiciaire pour ses actions, y compris sa réticence à incorporer une perspective de genre lors de l’émission des sentences, nous trouvons ici l’essence de la violence institutionnelle dont découle toute la violence sociale.

En pratique, l’État, par action ou par omission, discrimine violemment, condamnant de larges secteurs de la société à la pauvreté et à la marginalisation.

La société, qui devrait alors réagir en dénonçant et en revendiquant la défense des plus vulnérables, agit souvent dans l’indifférence, voire en justifiant ou en cautionnant la non-reconnaissance des droits d’une certaine personne ou d’un certain groupe social, sur la base d’évaluations discriminatoires généralement construites et promues par les grands médias. Nous nous demandons alors si l’État est le seul à jouer le rôle de garant ou si, en tant que société, en tant que sujets de droits, nous avons un rôle à jouer vis-à-vis de nos semblables.

Si nous voulons progresser en matière de droits, la société ne doit pas être étrangère à la mise en œuvre des mécanismes d’attention, de respect et de revendication en faveur des différents acteurs sociaux qui sont désavantagés, qui sont traités de manière inégale par rapport à d’autres; ceci  sans préjudice au rôle incontournable de l’Etat en tant que garant des droits.

C’est pourquoi il est nécessaire de réfléchir sur ce point, de se rendre compte à quel point l’individualisme discriminant et violent, le manque de solidarité, de compassion et d’amour pour les autres, ont pénétré profondément dans la société, désarticulant les relations sociales, les contaminant par la maltraitance, la haine et la vengeance, empêchant ou retardant l’émergence d’une nouvelle société humaine qui, consciente de ses possibilités, écarte de son sein tout ce qui génère de la douleur et de la souffrance.

Ainsi, face au fait qu’aujourd’hui la violence s’impose avec une virulence croissante, bien que la réponse institutionnelle soit indéniable, nous devons entreprendre les actions sociales et personnelles nécessaires pour exiger la réponse institutionnelle appropriée.

La violence se manifeste lorsque les personnes ne peuvent accéder à des droits reconnus, qu’elles sont soumises à des situations d’injustice sociale et de souffrance, sans aucune justification.

La violence est un signe, un indicateur que quelque chose ne va pas dans le corps social. Elle exige une approche différente de celle qui consiste à courir après un nouveau texte juridique cherchant à criminaliser la violence visible. Il ne suffit pas d’enfermer les auteurs de la violence visible, en reportant indéfiniment le traitement du problème jusqu’à ce qu’un nouvel événement violent se produise.

Il est nécessaire de s’attaquer à la racine du problème, une racine qui se trouve au cœur même du pouvoir. Lorsque la société réclame plus de sécurité en se référant uniquement à la violence criminelle, elle perd de vue l’approche plus large et plus complète de la sécurité humaine. Ainsi, toute réponse est insuffisante tant qu’elle ne couvre pas les aspects liés à la violation des droits les plus élémentaires qui touchent de vastes secteurs de la population.

Tant que la société dans son ensemble n’interpellera pas les autorités depuis ce point de vue, en exigeant des politiques qui résolvent le problème de fond, elle n’atteindra pas le résultat escompté, à savoir la possibilité de développer une vie de coexistence sociale harmonieuse.

Orienter la demande contre la violence sociale dérivée de l’inégalité dans tous les domaines, exige de l’État des réponses qui n’ont rien à voir avec l’augmentation des effectifs des forces de sécurité, ni avec la modernisation des armes, ni avec la sophistication des systèmes répressifs destinés à lutter contre la criminalité… et, accessoirement, contre la protestation sociale. Mais il est clair que ce qui est socialement installé, lorsqu’il s’agit d’exiger des solutions, c’est une vision violente de la violence.

Cette violence a un impact sur les personnes et continue d’opérer en chacun, se projetant à l’intérieur et aussi dans l’environnement social. La violence n’est pas biodégradable, il faut faire quelque chose pour la désactiver. Et cela ne se fait pas par des lois, ni par des actions visant à condamner et à enfermer ses auteurs.

Sans sous-estimer l’importance de la législation, il est clair qu’elle ne résout pas le problème si elle ne fournit pas un cadre adéquat pour son étude. On ne résout pas la violence en la clôturant ou en l’enfermant ; tant qu’elle n’est pas désactivée, elle continuera à se reproduire et à se développer.

Il faut des politiques publiques qui s’attaquent à la violence à la racine et pas seulement aux conséquences de l’acte préjudiciable. Nous pensons qu’il est essentiel de créer des espaces de réflexion sur l’origine de la violence sociale et sur la racine de la violence personnelle, afin de pouvoir concevoir des actions visant à prévenir la violence, à partir d’une compréhension du phénomène et d’une perspective non violente.

L’éducation est sans aucun doute un espace qui permet le développement de ce travail et, surtout, de ces pratiques. L’éducation à la non-violence doit être intégrée dans les programmes dès les premiers cycles d’enseignement.

C’est peut-être dans le domaine des femmes et de la dissidence que l’on travaille le plus pour tenter d’introduire une autre perspective, comme l’approche de genre, sur les causes qui génèrent la violence, une contribution essentielle non seulement pour apporter de nouvelles réponses dans le domaine de la justice, mais aussi pour provoquer un changement dans la société tel qu’il démantèle le système patriarcal et, à partir de là, génère une nouvelle condition dans le cadre des relations humaines.

Nous identifions généralement la violence à l’acte qui l’extériorise, la violence physique. Cependant, l’acte violent est la dernière étape d’un processus d’accumulation de la violence invisible ou rendue invisible qui trouve son origine dans un système inhumain.

La violence s’accumule et, si elle ne trouve pas de moyens de résolution et de dissolution, elle cherche à un moment donné un moyen de sortir. Lorsque la violence est perçue, il est trop tard. Ici aussi, il faut considérer que, de même que la violence n’est pas une question individuelle ou personnelle, la solution ne l’est pas non plus.

Il est nécessaire de travailler simultanément sur le plan personnel, le plan social et le plan institutionnel, car dans leur interaction, ils constituent une véritable structure. S’attaquer à la violence au niveau personnel nécessite des outils qui nous permettent de reconnaître notre propre violence, c’est-à-dire la souffrance que nous éprouvons du fait de notre impuissance face au système violent.

La souffrance est l’expression la plus crue de la violence interne, et la reconnaître représente donc un pas vers la compréhension de la manière dont la violence s’installe chez les gens. Ainsi, à partir de ces deux premières étapes, la reconnaissance et la compréhension profonde, il est possible de trouver le moyen de démanteler cette véritable bombe interne. Les outils sont là.

Dans le domaine social, nous savons que la société dispose également d’outils et doit nécessairement reconnaître la violence qui opère dans sa structure et les facteurs sociaux qui la génèrent, y compris le racisme et la discrimination. S’interroger sur ces comportements et comprendre la structure du système économique dans lequel ils s’enracinent permet de promouvoir des actions visant à bannir la violence de l’environnement social.

Dans un contexte social non violent, caractérisé par des relations de coopération et de solidarité, où tous les droits sont respectés et où le respect mutuel est de mise, il n’y a pas de place pour le développement de comportements fondés sur la haine et la vengeance.

La violence institutionnelle est une action structurée par une méthodologie très précise, la méthodologie d’action violente typique des structures de pouvoir concentré, qu’elles agissent dans le cadre démocratique (État, multinationales, monopoles) ou en dehors (groupes armés, terroristes, trafiquants de drogue, dictatures).

Un État qui n’est pas disposé à respecter les règles qui régissent les droits des secteurs sociaux les plus vulnérables n’est pas en mesure de promouvoir la prise de conscience des droits de la part de ceux qui y ont droit en vertu de la loi.

La plus grande violence que l’on puisse exercer contre une personne est de lui refuser l’exercice de ses droits essentiels. La reconnaissance des droits sociaux, économiques et culturels est la reconnaissance de l’humanité d’une personne. Les gouvernements ont l’obligation d’observer, de comprendre, de reconnaître et de démanteler les sources qui produisent et reproduisent la violence, créant ainsi un contexte dans lequel la violence n’a pas sa place.

La jouissance de tous les droits humains désactive le mensonge empoisonné face à la vérité que chaque citoyen vit au quotidien. La violence n’est pas dans la nature, elle est dans la culture.

La violence s’apprend, la non-violence également. Choisissons donc la voie de la non-violence comme méthodologie d’action, comme mode de vie, comme mode de relations sociales. La non-violence, c’est bien plus que dire non à la violence, c’est la dénoncer, mais c’est aussi assumer une attitude de vie fondée essentiellement sur la cohérence.

Toute personne qui fait la correspondance entre ce qu’elle pense, ce qu’elle ressent, et ce qu’elle fait un principe directeur de sa conduite, et qui est également prête à traiter les autres de la même manière qu’elle entend être traitée, adopte un mode de vie non-violent. Aujourd’hui, la culture de la violence prévaut dans toutes les relations, des plus personnelles aux plus sociales, culturelles et politiques.

La violence occupe tout l’espace. Elle est valorisée et justifiée, le plus souvent en réponse à d’autres violences. Cette approche violente de la violence ne fait que garantir sa perpétuation.

L’absence de justice institutionnelle est une formidable violence infligée à la société. Une société [qui va], à son tour, répondre par la violence, soit pour remplacer l’État absent (violence de sa propre main), soit pour exiger de l’État qu’il supprime les droits d’un certain secteur social, soit pour exercer ses propres droits au détriment de ceux des autres. Ce conflit social, cette maladie qui s’exprime dans le corps social, a ses racines ailleurs. C’est pourquoi il est si important que la société apprenne à détecter où se trouvent les facteurs générateurs de violence et les foyers de violence qui empoisonnent la vie.

Il est urgent d’abandonner les pratiques violentes dans toutes les relations, et pour cela il faut commencer par ne pas croire à leur efficacité dans la résolution des conflits. Nous devons nous déshypnotiser, nous désaligner des messages destructeurs diffusés par les médias.

Nous devons nous orienter vers la construction d’une culture de la non-violence.

La non-violence est un outil de changement qui doit être compris et apprécié dans toute sa dimension. La non-violence est active parce que, dans sa mise en œuvre, elle rejette la violence sous toutes ses formes, dénonce la violence du système, s’oppose par une lutte non violente, rejette la haine et la vengeance. Parce qu’elle examine également la violence individuelle et transforme ainsi la structure sociale sur la base d’un changement personnel. Elle suppose une échelle de valeurs et des priorités conséquentes qui placent l’être humain comme la valeur la plus élevée et le centre de l’organisation sociale.

Elle promeut un mode de vie humaniste qui favorise un modèle d’organisation sociale, économique, judiciaire, d’éducation et de culture qui place l’être humain au centre. Elle soutient la non-violence en tant que droit. Elle promeut des espaces non violents où l’apprentissage et la pratique sont consolidés pour la construction d’un nouveau cadre social, réfractaire à toute forme de violence. Il s’agit d’un espace où la personne existentielle a sa place et où l’on s’interroge sur le sens de ses propres actions. Un espace d’apprentissage et d’expérience. Si nous n’approfondissons pas un peu le côté humain de chacun, nous ne trouverons pas la sortie.

C’est à l’extérieur que se trouvent les différences sur lesquelles se fonde la discrimination. La base de la non-discrimination réside à l’intérieur de l’être humain. À l’extérieur se trouvent les possessions, base et justification de la discrimination.

La non-violence est une structure d’action personnelle, sociale et institutionnelle, qui s’oppose à la structure d’action de la violence, qui s’exprime également dans ces trois domaines.

La non-violence est une dénonciation, une rupture avec un ordre établi par la violence, l’imposition et l’arbitraire du pouvoir. Cette rupture est proposée par une stratégie et une action méthodologiquement non-violentes. La non-violence est la mise en œuvre de principes et de valeurs humanistes. Ces valeurs sont représentées par les droits humains, à la base desquels se trouve la liberté.

À un moment donné, les sociétés devront proposer d’embrasser la cause de la non-violence, en choisissant un mode de vie cohérent fondé sur l’exercice des principes et des valeurs inscrits dans le système universel des droits humains. En bref, elles devront assumer un mode de vie non violent, en plaçant la liberté humaine comme valeur suprême et la non-discrimination et la non-violence comme pratique sociale suprême.

 

Publié dans « El Abrazo de lxs hijxs » (L’Etreinte des enfants), Editorial Universitaria.

Institut universitaire national des droits humains « Mères de la Plaza de Mayo ».

Ministère de la justice et des droits humains de la nation.

Defensa 119 – Ville Autonome de Buenos Aires, Argentine

Année 2023

 

Traduit de l’espagnol par Evelyn Tischer