Le conseiller en politique militaire de la chancelière allemande Angela Merkel, de 2006 à 2013, était dès le début contre les livraisons d’armes pour l’Ukraine.

Les voix comme celle d’Erich Vad ne se font pratiquement plus entendre. Il n’y a qu’en prenant conscience de telles voix, à côté des nombreuses autres dans les grands médias, qu’on peut se forger sa propre opinion. C’est pour cette raison qu’Infosperber reprend ici une interview (en allemand) que la rédactrice d’Emma, Annika Ros, a menée avec Erich Vad le 12 janvier 2023.

Monsieur Vad, que pensez-vous de la livraison des 40 Marder qui vient d’être annoncée par le chancelier Scholz ?

C’est une escalade militaire, également dans la perception des Russes – même si les blindés âgés de 40 ans ne sont pas une arme miraculeuse. Nous nous rendons sur un terrain glissant. Cela pourrait développer une dynamique propre que nous ne pourrions plus contrôler. Bien entendu, c’était et c’est juste de soutenir l’Ukraine et bien entendu, l’attaque de Poutine n’est pas conforme au droit international – mais il faudrait enfin commencer à songer aux conséquences !

Et quelles sont-elles ?

Veut-on obtenir avec les livraisons de blindés une disposition aux négociations ? Veut-on reconquérir le Donbass ou la Crimée ? Ou bien veut-on peut-être vaincre totalement la Russie ? Il n’y a aucune définition « end state » réaliste. Et sans concept politique et stratégique d’ensemble, les livraisons d’armes ne sont rien d’autre que du militarisme.

Ce qui veut dire ?

Nous avons une situation militaire opérative qui se trouve dans l’impasse, mais que nous ne pouvons résoudre avec des moyens militaires. D’ailleurs, c’est aussi l’opinion du chef d’état-major américain, Mark Milley. Il a déclaré qu’il ne fallait pas s’attendre à une victoire militaire de l’Ukraine et que seules des négociations étaient envisageables. Tout le reste ne signifie que d’inutiles pertes humaines.

Le général Milley a déclenché beaucoup de colère avec sa déclaration à Washington et a été aussi publiquement très critiqué.

Il a émis une vérité qui n’était pas bonne à dire. Une vérité qui n’a d’ailleurs pratiquement pas été relayée dans les médias allemands. L’interview de Milley par CNN n’a pas fait de vagues, pourtant, il s’agit du chef d’état-major de notre première puissance occidentale. Ce qui se passe en Ukraine, c’est une guerre d’usure. Et plus précisément avec près de 200 000 soldats tués et blessés des deux côtés, avec 50 000 morts civils et des millions de réfugiés.

Milley a établi un parallèle avec la Première Guerre mondiale qui n’aurait pu être plus pertinent. Au cours de la Première Guerre mondiale, rien que l’« enfer de Verdun », qui était conçu comme une bataille d’usure, a mené à la mort de presque un million de jeunes Français et Allemands. Ils sont morts pour rien à l’époque. Le refus de négocier des parties en guerre a donc conduit à des millions de morts supplémentaires. Cette stratégie, qui n’a pas fonctionné autrefois, ne fonctionnera pas davantage aujourd’hui.

Vous aussi avez été attaqué pour vos demandes de négociations

Oui, tout comme l’inspecteur de la Bundeswehr, le général Eberhard Zorn, qui avait comme moi mis en garde contre une surestimation des offensives régionales des Ukrainiens au cours des mois d’été. Les spécialistes militaires — qui savent ce qui se passe au sein des services secrets, sur le terrain et ce que signifie réellement la guerre — sont amplement exclus du discours. Ils ne sont pas au diapason avec le façonnage médiatique de l’opinion publique. Nous vivons, dans une large mesure, une uniformisation des médias telle je n’en avais jamais vécue en Allemagne. C’est de la pure propagande. Et pas sur ordre de l’État, comme c’est le cas dans les régimes totalitaires, mais rien que par la licence qu’ils se sont accordés.

Vous êtes attaqué par un large front de médias, de BILD à FAZ et Spiegel, tout comme les 500 000 personnes qui ont signé la lettre ouverte au chancelier, initiée par Alice Schwarzer

Exactement. Heureusement, Alice Schwarzer a son propre journal indépendant qui lui permet d’ouvrir ce débat. Dans les grands médias, cela n’aurait pas marché. Pourtant, la majorité de la population est depuis longtemps et encore, selon un sondage actuel du tagesschau, contre d’autres livraisons d’armes. Pourtant, on n’en parle pas. Il n’y a plus de débat équitable et ouvert sur la guerre d’Ukraine et je trouve cela très perturbant. Cela me montre à quel point Helmut Schmidt avait raison. Dans un entretien avec la chancelière Merkel, il a déclaré : « L’Allemagne est et demeure une nation menacée. »

Comment jugez-vous la politique de la ministre allemande des Affaire étrangères ?

Les opérations militaire doivent toujours être rattachée à une tentative conduisant à des solutions politiques. La dimension unilatérale de l’actuelle politique extérieure est difficilement supportable. Elle est très fortement axée sur l’armement. La tâche principale de la politique extérieure est et reste la diplomatie, la compensation des intérêts, la compréhension et la résolution des conflits. C’est ce qui me manque ici. Je suis content que nous ayons enfin une ministre des Affaires étrangères en Allemagne, mais cela ne suffit pas d’exercer de la rhétorique belliciste et de se promener avec un casque et un gilet pare-éclats à Kiev ou dans le Donbass. Cela ne suffit pas.

Baerbock est pourtant membre de Verts, l’ancien parti pacifiste

La métamorphose des Verts de parti pacifiste en parti guerrier, je ne la comprends pas. Moi-même je ne connais aucun Vert qui aurait effectué ne serait-ce que le service militaire. Anton Hofreiter est pour moi le parfait exemple de cette morale de deux poids, deux mesures. Antje Vollmer en revanche, que je compterais parmi les Verts « d’origine », nomme les choses par leur nom. Et qu’un seul parti ait autant d’influence au point de pouvoir nous manœuvrer, c’est très préoccupant.

Si le chancelier Scholz vous avait repris de la chancelière et que vous soyez toujours le conseiller militaire du chancelier, que lui auriez-vous conseillé en février 2022 ?

Je lui aurais conseillé de soutenir l’Ukraine sur le plan militaire, mais de manière mesurée et posée afin d’éviter de glisser dans le rôle d’une partie en guerre. Et je lui aurais conseillé d’agir sur notre plus important allié politique, les États-Unis. Car la clé pour une résolution de la guerre se trouve à Washington et à Moscou. Le cours du chancelier au cours des derniers mois m’a plu. Mais les Verts, le FDP et l’opposition publique font tellement pression — flanqués d’une musique médiatique en grande partie unanime — que le chancelier peut à peine l’amortir.

Et que se passera-t-il si les blindés de combat de type Leopard sont aussi livrés ?

Alors la question se posera à nouveau de savoir ce qui devra se passer avec les livraisons de blindés en général. Pour reprendre la Crimée ou le Donbass, les Marder et Leopard ne suffisent pas. Dans l’Ukraine de l’Est, dans la région de Bachmut, les Russes sont clairement en progression. Ils auront certainement sous peu conquis entièrement le Donbass. Il suffit de se représenter la supériorité numérique des Russes sur l’Ukraine. La Russie peut mobilier jusqu’à deux millions de réservistes. L’Occident pourra envoyer 100 Marder et 100 Leopard, ils ne changeront rien à la situation militaire. Et la question décisive est de savoir comment nous voulons survivre à un tel conflit avec un pouvoir nucléaire belliciste — soit dit en passant le plus puissant pouvoir nucléaire du monde ! —, sans pour autant entrer dans une troisième guerre mondiale. Et c’est exactement cela qui ne veut pas entrer dans la tête des politiciens et des journalistes ici en Allemagne !

L’argument consiste à dire que Poutine ne veut pas négocier et qu’il faut le remettre à sa place afin qu’il cesse de dévaster l’Europe

C’est vrai qu’il faut signaler aux Russes : jusqu’ici et pas au-delà ! Une telle guerre d’agression ne doit pas faire école. Il est donc justifié que l’OTAN augmente sa présence à l’Est et que l’Allemagne y participe. Mais que Poutine ne veuille pas négocier n’est pas crédible. Les deux, la Russie et l’Ukraine, au début de la guerre, fin mars-début avril 2022, étaient prêtes à un accord de paix. Il n’en a rien été. Pour finir, même pendant la guerre, l’accord sur les céréales des Russes et des Ukrainiens avec l’intervention des Nations unies a été négocié jusqu’au bout.

Maintenant, on continue à mourir

On peut continuer à user les Russes, ce qui se traduira par des centaines de milliers de morts, mais des deux côtés. Et cela signifie de continuer à détruire l’Ukraine. Que reste-t-il de ce pays ? Il sera anéanti. En fin de compte, ce n’est pas une option non plus pour l’Ukraine. La clé pour la résolution du problème ne se trouve pas à Kiev, elle n’est pas non plus à Berlin, ni à Bruxelles ou Paris, elle est à Washington et Moscou. C’est ridicule de dire que l’Ukraine devrait en décider.

Avec cette interprétation, on passe vite en Allemagne pour un complotiste

Je suis moi-même un transatlantique convaincu. Je vous l’avoue sincèrement, dans le cas où l’éventualité se présenterait, je préfèrerais vivre sous hégémonie américaine que russe ou chinoise. Cette guerre n’était au début qu’un conflit politique intérieur de l’Ukraine. Cela a commencé dès 2014, entre les groupes ethniques russophones et les Ukrainiens. Il s’agissait donc d’une guerre civile. Maintenant, après l’invasion de la Russie, c’est devenu une guerre entre États, entre l’Ukraine et la Russie. C’est également un combat pour l’indépendance de l’Ukraine et son intégrité territoriale. Tout ceci est correct. Mais ce n’est pas toute la vérité. C’est aussi une guerre par procuration entre les États-Unis et la Russie, et il s’agit ici d’intérêts géopolitiques bien concrets dans la région de la mer Noire.

Qui seraient ?

La région de la mer Noire est pour les Russes et leur flotte en mer Noire aussi importante pour eux que les Caraïbes ou la région de Panama pour les États-Unis. Aussi importante que la mer du Sud chinoise et Taiwan pour la Chine. Aussi importante que la zone de protection que la Turquie a établie à l’encontre des Kurdes en dépit du droit international. Devant ce contexte et pour des raisons stratégiques, les Russes ne peuvent pas non plus en sortir. Sans compter que si un référendum avait lieu en Crimée, la population déciderait sûrement en faveur de la Russie.

Alors, que faire ?

Si les Russes sont obligés de se retirer de la région de la mer Noire en raison d’une intervention massive de l’Occident, ils recourraient certainement à l’arme nucléaire avant de quitter la scène mondiale. Je trouve que c’est naïf de croire qu’une attaque nucléaire russe n’aura jamais lieu. Selon le principe : « Ils ne font que bluffer. »

Mais à quoi pourrait ressembler la solution ?

On devrait tout bonnement demander aux gens qui habitent la région, dans le Donbass donc et en Crimée, à qui ils veulent appartenir. Il faudrait reconstituer l’intégrité territoriale de l’Ukraine, avec certaines garanties de l’Occident. Et les Russes ont eux aussi besoin d’une garantie de sécurité. Pas d’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. depuis le sommet de Bucarest en 2008, il est clair que c’est la ligne rouge des Russes.

Et à votre avis, que peut faire l’Allemagne ?

Nous devons doser notre soutien militaire de façon à ne pas glisser dans une troisième guerre mondiale. Aucun de ceux qui étaient partis en guerre avec enthousiasme en 1914 n’était encore d’avis après que c’était justifié. Si l’objectif est une Ukraine indépendante, il faudrait aussi se poser la question d’une perspective : à quoi ressemblerait un ordre européen en tenant compte de la Russie. La Russie ne va pas disparaître comme ça de la carte. Nous devons éviter de pousser les Russes dans les bras de la Chine et de déplacer l’ordre multipolaire à notre désavantage.

Nous avons aussi besoin de la Russie comme pouvoir dirigeant d’un État pluriethnique, pour éviter que des combats et des guerres s’enflamment. Et honnêtement, je ne vois pas que l’Ukraine devienne membre de l’UE et encore moins membre de l’OTAN. En Ukraine comme en Russie, nous avons une corruption très développée et la domination des oligarques. Ce que nous déplorons en Turquie, et ce, à juste titre, en ce qui concerne l’État de droit, nous l’avons également en Ukraine.

Monsieur Vad, que pensez-vous qu’il adviendra en 2023 ?

Il faut qu’à Washington, un plus ample front pour la paix se constitue. Et il faut que cet absurde actionnisme dans la politique allemande cesse enfin. Sinon nous nous réveillerons un matin au beau milieu de la troisième guerre mondiale.

 

Traduit de l’allemand par Laurence Wuillemin, Munich