Un village aux environs de Yamoussoukro, le long d’une piste. Des habitations, de quoi rester à l’ombre au pied des quelques manguiers ou sous les apatams, ces abris légers traditionnels au toit végétal.
Rien ne laisse supposer qu’un trésor se cache ici. Un trésor connu dans toute la Côte d’Ivoire et bien au-delà. Un trésor vénéré parce qu’incontournable des principales étapes de l’existence des Gouro, peuple du centre-ouest du pays. Un trésor respecté des peuples voisins de l’Afrique de l’Ouest qui parfois s’en inspirent.
Ce village, c’est Bandefla, celui des tisserands de Kamandjè, les pagnes traditionnels et sacrés Gouro.
Le Kamandjè ancien n’est pas un pagne comme les autres : Il nait d’une rencontre et répond à certaines règles. Il ne suffit pas de tisser et de reproduire des motifs, le Kamandjè exige bien plus que cela. Au-delà du savoir-faire artisanal, les tisserands sont au service de cet art et des interdits qui permettent de le préserver authentique. Pagne de très grande valeur, certains disent qu’il peut même valoir plusieurs bœufs !
Le Kamandjè authentique, un pagne reconnaissable entre tous
A l’origine, les villageois s’occupaient de toute la chaine de production : depuis la production de coton et sa récolte, les femmes filaient et les hommes tissaient. Ils récoltaient aussi les racines pour les teintures végétales noire et rouge. Leurs métiers permettent de tisser des bandes d’environ 20 cm de large ; elles seront ensuite cousues les unes aux autres pour constituer les pagnes pour homme et pour femme.
(Tissage d’une bande de Kamandjè traditionnel – photo Audrey Chapot)
Comme la plupart des autres textiles traditionnels d’Afrique et d’ailleurs, le choix des couleurs et des motifs n’est pas aléatoire. Il constitue un langage à part entière, permettant d’annoncer son identité et d’être reconnu.
Le Kamandjè traditionnel est tissé de fil de coton écru naturel. Les messages de ce langage s’inscrivent grâce aux motifs en noir et aux lignes rouges : le noir et blanc représentant le jour et la nuit, les lignes rouges représentant le sang qui coule dans les veines. Les nombreux motifs stylisés s’inspirent directement de la faune et de la flore environnantes. Ils ne sont pas choisis au hasard et signent le portrait du futur destinataire.
Les pagnes pour femme sont constitués de trois motifs différents sur la longueur, ponctués chaque fois par des motifs de respiration et du tissage blanc. Les pagnes pour homme, plus longs, sont constitués de cinq motifs. Chaque pagne est le résultat de plusieurs semaines de tissage, d’autant plus que les motifs sont complexes à créer. Chaque pagne, à l’étoffe douce et souple, est unique.
(Kamandjè traditionnel – photo Audrey Chapot)
Le Kamandjè, seul pagne sacré de Côte d’Ivoire
C’est, parait-il, sa spécificité. Et nul ne s’aventurerait à le contester !
Bien plus qu’un simple pagne, il n’était autrefois porté que lors des funérailles et grands événements. Il est aujourd’hui encore un incontournable des rencontres protocolaires. C’est aussi un Kamandjè que le jeune homme offre pour demander la main d’une jeune femme ; il constitue une partie de la dot et recouvre le reste des biens offerts à la famille.
Le Kamandjè est également l’un des éléments essentiels de la tenue des danseurs de masques, qu’il s’agisse de danses sacrées ou de danses de réjouissance, telles le zaouli parmi d’autres (danse Gouro classée au patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO).
Sorti lors des cérémonies, il est le reste du temps posé au-dessus des biens de valeurs dans la maison pour s’assurer de les protéger.
Pagne sacré respectant de nombreuses règles et interdits, c’est ce qui le distingue d’autres textiles tissés ! Les métiers à tisser, sacralisés, ne doivent en aucun cas quitter le village. Les tisserands ne peuvent pas non plus transmettre leur art ni aux étrangers, ni à certains hommes du village pour garantir un savoir-faire unique, et garder en mémoire l’histoire de ce précieux tissage dans la région.
Le Kamandjè, entre authenticité et évolutions récentes
Plusieurs évolutions majeures s’imposent dorénavant.
Tout d’abord, la région est historiquement une zone privilégiée de cultures vivrières et maraichères, soumise à des pressions de plantations (prioritaires car annoncées plus rentables). Les changements économiques locaux qui en découlent ont modifié les équilibres et le coton n’est désormais plus cultivé. En attendant de pouvoir allouer à nouveau des terres à la fameuse fleur, les tisserands doivent acheter du fil de coton importé de bonne qualité. Sans liquidité suffisante, il leur est difficile de se procurer leur matière première pour tisser.
Ensuite, la production a évolué pour proposer des pagnes plus abordables à la population locale. Alors que les tisserands créaient auparavant uniquement sur mesure, ils répondent maintenant aux demandes standardisées des acheteurs, satisfaits de pagnes à trois ou cinq motifs identiques.
(Kamandjè avec motif identique – photo Audrey Chapot)
Toujours pour répondre aux demandes des acheteurs, les tisserands élargissent aussi leur palette de coloris : en plus du Kamandjè d’origine noir et blanc avec une touche de rouge, ils diversifient leurs modèles avec une riche gamme de coloris, quoique systématiquement bicolores. Ils savent même « écrire » sur le Kamandjè afin de le personnaliser (voir l’écharpe jaune inscrite en rouge sur la photo de présentation des tisserands en début d’article).
(Exemples de Kamandjè bicolore – photos Audrey Chapot)
Enfin, les tisserands proposent des formats plus accessibles que celui du pagne complet : des écharpes, et des créations d’articles dérivés comme des plastrons sur chemise ou des coiffes par exemple.
Le Kamandjè traditionnel face à la galopante industrialisation textile
Sur le plan économique, comment rivaliser face aux productions industrielles bon marché ? Comment résister à la tendance continue de baisse de prix ? Plus que tout, comment subvenir aux besoins vitaux de la famille ?
Les tisserands de Kamandjè affrontent de lourdes difficultés matérielles : Tout d’abord du point de vue quantitatif, la production de pagnes tissés reste encore à la marge en Afrique de l’Ouest face à la déferlante de pagnes imprimés wax (initialement non africains puisque dérivés des batiks indonésiens répandus par les hollandais). Ensuite, le moindre déplacement engendre des coûts importants parfois inabordables, pourtant indispensables pour s’approvisionner en fils d’une part, pour exposer et présenter les Kamandjè à vendre d’autre part. Ne disposant pas de véhicule, les tisserands sont tributaires d’une moto taxi ou d’une voiture pour parcourir les kilomètres de piste les reliant aux villes avoisinantes. Ils s’y rendent lors de manifestations culturelles par exemple, mais peinent à valoriser leur savoir-faire au-delà, toujours faute de moyens. Enfin, même si les populations, les artistes africains et les diasporas s’appuient de plus en plus sur les textiles traditionnels pour valoriser leurs racines, leur identité et la richesse de la diversité culturelle, il reste difficile de se démarquer des traditions locales issues des quelques 68 ethnies peuplant la Côte d’Ivoire.
Sur le plan culturel, le Kamandjè fait partie intégrante de l’âme Gouro. Il est l’un des symboles de l’identité Gouro, un de ses langages pour véhiculer les traditions, les histoires et les coutumes, d’autant qu’il est le seul pagne tissé sacré du pays. Le Kamandjè porte en lui bien plus que le simple objet textile utilitaire !
L’enjeu actuel des tisserands de Kamandjè
Afin de mutualiser leurs moyens, de valoriser et de faire rayonner leur art, les tisserands de Bandefla se sont récemment constitués en association. Leur objectif vise humblement leur autonomie pérenne, indispensable pour se consacrer pleinement à leur artisanat et participer au rayonnement de l’identité Gouro.
Lucides sur la situation actuelle, ils savent qu’ils doivent constamment jongler entre des productions bon marché et qualitatives d’une part et des créations traditionnelles rares et précieuses, plus onéreuses, d’autre part. Ils savent faire et sont ambitieux pour l’avenir de leur art, à condition de parvenir à en vivre et à maintenir la transmission de leur savoir-faire si spécifique. Ils savent surtout qu’il est indispensable de différencier ces deux types de pagnes et de faire comprendre aux novices qu’ils ne sont pas équivalents.
Ils savent aussi que le Kamandjè mérite d’être plus connu, ce qui passe par plus de visibilité au-delà des sphères locales habituelles.
Le tissage n’est pas un savoir-faire anodin, toutes les cultures de tisserands au monde le savent et l’Araignée maitresse le leur rappelle. Les connaissances ancestrales doivent être à la fois protégées et transmises pour ne pas disparaitre ; elles doivent être respectées et valorisées. Les pagnes en sont les étendards, les tisserands leurs garants.
L’appel est ainsi lancé aux amateurs de pièces sublimes, et aux créateurs et artistes utilisant le textile. Un trésor est à portée, si près de Yamoussokro, en limite de pays Gouro.
Voir aussi :
L’Afrique, une histoire à redécouvrir. 13- Les textiles sont des écritures
L’Afrique, une histoire à redécouvrir. 14- Les textiles traditionnels retrouvent leur place