Parallèlement à la prospective scientifique, l’imagination est une machine à rêves qui parle une autre langue que les rapports du GIEC et cherche moins à anticiper le futur qu’à ouvrir des lignes de fuite. À travers la science-fiction, nous nous ouvrons à d’autres manières de voir le monde et, in fine, de l’habiter.
L’imaginaire est toujours transformateur
Selon Anne Besson, chercheuse en littérature comparée, les fictions créent des effets sur notre humeur et nos émotions. Elles nous permettent de nous approprier des idées, concepts et réflexions sur un mode plus sensible qu’analytique et nous affectent donc différemment, sans doute plus inconsciemment (1).
Si toutes les œuvres ne sont pas émancipatrices, toutes participent à forger un inconscient collectif, capable d’influencer notre vision du futur et notre manière de nous y projeter. À ce titre, l’imaginaire est toujours transformateur. Et on pourrait donc dire que les récits sont coresponsables de la culture hégémonique dans laquelle nous vivons. Les œuvres participent à nourrir les visions qu’on se fait du futur, dominantes ou non. Hollywood, ses super-héros (Marvel, DC Comics), son obsession pour la conquête spatiale (Interstellar), les guerres totales (Pacific Rim) et le survivalisme (World War Z) contribuent largement à renforcer dans le public, qui s’y accoutume, l’idée d’un futur ultratechnologique, solutionniste, sombre et militarisé. Un futur basé sur la performance et l’affrontement.
D’ailleurs, on sait à quel point la Silicon Valley et ses magnats de la tech sont friands de SF et s’en inspirent largement… avant de l’inspirer en retour. Ce faisant, ils saisissent souvent mal le message de certaines œuvres, aveuglés qu’ils sont par leurs rêves technophiles.
C’est en contre-pied à ces imaginaires dominants que certain·es auteurs et autrices, comme en France les Aggloméré.e.s, les Ateliers de l’Antémonde ou Zanzibar, appellent à créer différemment, à imaginer des chemins de traverse plus collectifs, émancipateurs et écologistes pour inspirer le passage à l’acte en vue de « désincarcérer le futur ».
Utopie contre dystopie : un faux débat
Il serait pourtant simpliste d’opposer la « bonne » et la « mauvaise » science-fiction, les utopies aux dystopies (2). Comme le rappelle justement l’essayiste Ariel Kyrou, le paradis des uns est souvent l’enfer des autres. Et de nombreuses dystopies de la fiction sont en fait des utopies ayant mal tourné, ou ayant tourné si parfaitement qu’elles en deviennent des mondes sclérosés, clos, figés et sujets à toutes les dérives (3). Le Meilleur des mondes, roman culte d’Aldous Huxley dont le titre (4) doit bien sûr se comprendre ironiquement, en est la plus parfaite illustration.
S’il y a des utopies glaçantes, il existe aussi des univers très sombres capables de faire exister de nouveaux espoirs et des rapports au monde plus sensibles grâce à leurs personnages. C’est souvent le cas du genre postapocalyptique, très populaire.
Les héroïnes de Dans la forêt, best-seller de Jean Hegland, vivent l’effondrement de la civilisation occidentale. La situation n’a rien de souhaitable, la mort est toujours en embuscade, la vie est difficile et les lendemains ne chantent guère. Les deux sœurs de Mélancholia, film de Lars Von Trier, sont certaines de mourir à court terme de la chute d’une comète éponyme. Mais, dans un cas comme dans l’autre, les héroïnes apprennent à faire face à la précarité du monde, à la peur et aux épreuves en inventant de nouvelles formes de solidarité, de cohabitation et, finalement de manières d’habiter le monde.
Car l’utopie, alerte Alice Carabédian dans son essai Utopie radicale, est plus à comprendre comme un processus que comme un état final, supposément accompli. L’utopie est un mouvement, un élan émancipateur de refondation perpétuelle, de création du possible dans un monde dont il ne s’agit pas de nier la dureté. À ce titre, l’autrice suggère de s’emparer des épreuves de la vie pour en sublimer les difficultés en mettant en fiction des luttes, triomphales ou pas, mais riches d’enseignements, de liens, de perspectives et d’ambitions politiques fortes (5).
Prototopies
L’opposition binaire entre utopies et dystopies est une impasse qui doit être contournée. Peut-être faut-il donc la battre en brèche et, à la suite du chercheur Yannick Rumpala, inviter à la conception de « prototopies » : des mondes à tester, à vivre, grâce au pouvoir sensible de la fiction (6). Un bon moyen de se projeter par l’immersion, de scénariser des possibles pour imaginer ce qui pourrait se passer, ce qui pourrait advenir, sans les limites de la prospective scientifique, avec le rêve pour limite.
L’enjeu serait alors moins d’imaginer des mondes « souhaitables » que des récits complexes, protéiformes et en mouvement, comme le suggèrent Yves Citton et Jacopo Rasmi : initier une « -praxie », c’est-à-dire une pratique du futur plutôt qu’une « -logie », un discours réflexif à son propos (7). Créer loin des morales simplistes et des solutions toutes faites, car c’est dans les aspérités et les émotions denses que nous, spectateurs et spectatrices, lecteurs et lectrices, pourrons ancrer une expérience quasiment vécue, capable de nous inciter à l’action. La pratique du futur permise par la fiction (et particulièrement les jeux), permet d’améliorer notre pouvoir d’agir sur le monde.
Pour une réappropriation des imaginaires
Pour ce faire, il s’agit également d’assumer la « mort de l’auteur », concept initié par Roland Barthes (8), et de faire confiance aux publics pour comprendre par eux-mêmes le « message » dans les œuvres qui saura les toucher. Les publics ne sont pas à considérer comme des éponges, absorbant sans recul critique ni capacité d’analyse. Anne Besson met en garde contre la tentation de « créer utile », de verser dans les récits moralistes et prêts-à-penser. Car, à mettre trop d’intentionnalité dans la création, on en oublierait presque que celle-ci s’enracine forcément dans le vécu de ses récepteurs et réceptrices, dans leurs attentes et leurs grilles de lecture. Et que la fiction, même si elle est capable de les faire évoluer, s’inscrit dans autant de cultures, de compréhensions et d’affects que de personnes réceptrices.
Car si la fiction est indéniablement porteuse d’idées et de regards singuliers sur le monde, elle est également fortement réinvestie de sens par les publics mêmes auxquels elle s’adresse. Tout auteur ou autrice perd le contrôle de son œuvre et s’inscrit dans une époque, qui en modifie profondément la réception. Impossible de voir Les Fils de l’Homme (9), film saisissant d’Alfonso Cuarón, sans percevoir les similitudes avec notre époque.
L’œuvre de fiction n’est pas qu’un monde en soi, c’est surtout un monde par rapport au réel. À ce titre, il s’agit de faire confiance aux publics pour se l’approprier et, situés dans leurs propres réalités, s’en nourrir pour donner du sens à leurs vies.
Nous racontons des histoires pour rendre le monde appropriable
La condition humaine, peut-être spécialement dans les périodes de troubles et face aux grands enjeux écologiques, climatiques et de réinvention auxquels nous faisons face, est indissociable de l’expérience de l’incertitude, de la complexité et de l’ambiguïté. C’est dans la confusion, l’indécision et l’anxiété auxquelles les fictions nous confrontent que nous interrogeons le mieux nos valeurs, nos certitudes et nos actes.
Il est impossible d’envisager de surmonter les épreuves à venir sans nous considérer, nous-mêmes, comme partie prenante du problème civilisationnel auquel nous faisons face. Impossible également de le résumer à des choix ou comportements personnels.
Tout, ou presque, nous échappe dans le chaos du monde. C’est pourquoi nous racontons des histoires : pour nous le rendre compréhensible et donc appropriable.
Face au vertige de la complexité et de l’impuissance, charge à chacune et chacun de s’emparer des œuvres qui sauront l’inspirer pour tracer sa propre route dans le labyrinthe de la vie. Et, en se nourrissant de l’ambiguïté, de la narration et de la poésie, de nourrir sa propre expérience du monde.
Antoine St. Epondyle, blogueur spécialisé dans les cultures de l’Imaginaire sur Cosmo Orbüs depuis 2010, est également membre de Mouton Numérique depuis 2017.
(1) Anne Besson, Les Pouvoirs de l’enchantement, Vendémiaire, 2021
(2) Une dystopie est un récit de fiction qui présente une société imaginaire régie par un pouvoir totalitaire ou une idéologie néfaste.
(3) Ariel Kyrou, Dans les imaginaires du futur, ActuSF, 2020
(4) Le titre original, Brave New World, tout autant que le titre français, dû au traducteur Jules Castier.
(5) Alice Carabédian, Utopie radicale, Seuil, 2022
(6) Yannick Rumpala, Hors des décombres du monde, écologie, science-fiction et éthique du futur, Champ Vallon, 2018
(7) Yves Citton et Jacopo Rasmi, Génération collapsonautes, naviguer par temps d’effondrement, Seuil, 2020
(8) Roland Barthes, Le Bruissement de la langue – Essais critiques IV, Seuil, 1984
(9) Alfonso Cuarón, Children of Men, (Les Fils de l’Homme), 2006 (d’après un roman de P. D. James)