À propos de la résolution du Parlement européen du 5 octobre 2022 sur l’eau en tant que droit humain
Selon l’UNICEF et l’OMS, 1 personne sur 3 n’a pas accès à de l’eau salubre. Aujourd’hui près de 2,2 milliards de personnes n’ont pas accès à l’eau et 3,6 milliards de personnes dans le monde vivent dans des zones où l’eau est une ressource potentiellement rare au moins un mois par an. Le droit à l’eau et à l’assainissement signifie disposer d’une quantité adéquate, au minimum 20 litres d’eau potable bonne par habitant et par jour dans les pays « pauvres », à moins de quinze minutes de marche du lieu d’habitation. La quantité monte à 50 litres dans les pays « riches ».(1)
En 1992, lors d’une conférence de l’ONU sur l’environnement et l’eau (2), le système dominant, finance prédatrice et technologie conquérante aidant, a réduit l’eau à une marchandise, un bien économique. Il a en outre proclamé, en 1993, par la Banque Mondiale la nécessité de fonder la gestion des ressources hydriques de la planète sur le principe de l’accès à l’eau via le paiement d’un prix par l’utilisateur, basé sur la récupération des coûts totaux encourus par le capital investi (y compris la rémunération du capital, à savoir le profit). Un principe devenu, depuis, la ligne rouge de la pensée et de la politique de l’eau des dominants à ne pas transgresser.(3)
La ligne rouge des dominants au sujet de l’eau
L’Union Européenne a établi la ligne rouge par l’art.9 & 1 de la Directive Cadre Européenne de l’Eau en l’an 2000 stipulant que « Les États membres tiennent compte du principe de la récupération des coûts des services liés à l’utilisation de l’eau, y compris les coûts pour l’environnement et les ressources, eu égard à l’analyse économique effectuée conformément à l’annexe III et conformément, en particulier, au principe du pollueur-payeur ».(4)
Cette ligne a été consolidée et renforcée par la Commission européenne dans son Water Blueprint de 2013 où elle précise que les acteurs principaux de la politique de l’eau européenne sont les « porteurs d’intérêts » (les stakeholders). Les citoyens, à travers les institutions publiques élues, ne sont :même pas mentionnés. (5) Ce faisant, la Commission européenne s’est positionnée clairement dans le camp des intérêts financiers, industriels et commerciaux des forces dominantes.
Toute tentative de déviation de cette ligne rouge par le Parlement européen a échoué.(6) Le même sort est arrivé aux promoteurs de l’importante Initiative Citoyenne Européenne (ICE) sur « Right2Water » (7) qui a réussi, en 2013 à satisfaire les conditions assez contraignantes (1,8 millions de signatures certifiées dans au moins 7 pays de l’Union) pour être prise en compte par la Commission Européenne. C’est au sein même des promoteurs que la ligne rouge a joué dès le début de la campagne ICE. Certaines fédérations nationales du Syndicat Européen des Services Publics, principal promoteur de l’ICE, étaient favorables à la privatisation des services publics, notamment l’eau, définis en tant que SIEG (Services d’Intérêt Economique Général) au lieu de SIG (Services d’Intérêt Général).(8) Contrairement à la première, cette dernière conception est plus favorable à la gestion publique, les coûts du droit à l’eau étant pris en charge par l’Etat via la fiscalité, comme c’est le cas des dépenses militaires. Or, les promoteurs ont précisé, dans le document explicatif des finalités et des objectifs de leur ICE, que par droit à l’eau ils entendaient l’accès à l‘eau à prix abordable. Grâce à cette précision, la proposition de l’ICE fut jugée recevable par la Commission européenne. Le résultat final de l’ICE fut que la Commission ne donna aucune suite à l’idée d’une reconnaissance juridique du droit à l’eau et à l’assainissement dans sa législation. Elle s’est limitée à réaffirmer que ses choix et les politiques de l’UE contribuaient efficacement à la promotion du droit à l’eau et à la sauvegarde de l’eau en tant que bien commun public ! Autrement dit, l’ICE sur l’eau est restée dans l’histoire européenne de la lutte pour le droit à l’eau comme une énorme mobilisation des citoyens européens pour rien, un triste exemple du non-respect éclatant de la volonté directe des citoyens, d’un vol de la souveraineté du peuple. (9)
Signalons que la ligne rouge du principe de l’accès à l’eau à prix abordable en opposition au principe du droit à l’eau a été aussi incorporée dans les principes inspirateurs de l’Agenda 2015 de l’ONU (« Les Objectifs du développement du Millénaire » 2000-2015) ainsi que de l’Agenda 2030, toujours de l’ONU («Les Objectifs du Développement Durable » 2015-2030 ») et étendue aux autres « droits humains universels » : à la santé, l’alimentation, le logement, l’énergie/électricité, l’éducation, la connaissance… Dans l’Agenda 2030, on ne parle jamais de droit à… mais d’accès à… sur bases équitables et à prix abordable.
Le dernier rapport du Parlement européen
Il s’agit (10) d’un nouvel échec par rapport à la mise en question de la ligne rouge, mais aussi d’une relance du débat politique européen sur l’eau, la vie et les droits humains sur des bases plus profondes et solides.
Les attentes étaient grandes pour ce nouveau rapport d’initiative du Parlement européen sur l’eau. Pour la première fois, il ne s’agissait plus seulement de traiter de la question de la sauvegarde du bon état écologique des ressources hydriques européennes et de leur gestion économique. Le rapport portait sur la « dimension extérieure », à savoir internationale, mondiale, de la question du droit à l’eau et de l’eau en tant que bien commun public mondial. Une tout autre perspective. Une grande nouveauté.
L’initiative a été prise par la Sous-Commission du PE sur les droits humains, présidée par la socialiste belge Marie Arena, personnalité bien réputée parmi ses pairs, et le rapporteur était Miguel Urban Crespo, chef de file du groupe « Anticapitalistes » au sein du parti espagnol Podemos. Le débat, important, a été le résultat d’un travail collectif et ouvert. Pensez-y : le projet initial soumis par le rapporteur comportait 16 vu, 22 considérant et 22 propositions. Le rapport adopté comporte 35 vu, 35 considérant et 50 propositions, c’est dire l’ampleur du travail réalisé par les parlementaires en termes de modifications et d’ajouts.
Ainsi, quelques-uns des points les plus marquants du rapporteur ont été, hélas, soit modifiés significativement soit éliminés. Je me réfère aux points par lesquels Urban Crespo a défendu la supériorité, dans l’intérêt des citoyens, du modèle d’approvisionnement public des services hydriques, ainsi que son invitation à la Commission européenne de faciliter les processus de dé-privatisation de l’eau et de l’assainissement. La majorité des parlementaires ne l’a pas suivi.
Ni le rapport initial ni le rapport adopté n’ont remis en question la conception délétère de la substitution du droit à l’eau par le principe de l’accès à l’eau sur bases équitables à prix abordable (rappelons que l’équité n’est pas la justice). Dès lors, aucune dénonciation substantielle et argumentée n’est faite de la mainmise du droit et du bien commun public mondial par la monétisation et la financiarisation de l’eau en tant que telle. On mentionne la mise en bourse des contrats à long terme sur l’eau, sans plus. Comme le démontrent les 30 dernières années de lutte contre le changement climatique, le refus absolu des dominants de modifier si peu que ce soit les règles du système financier mondial actuel, prédateur de la vie, constitue le principal goulot d’étranglement qui a bloqué et bloque à ce jour (voir la COP27 sur le changement climatique) l’adoption de solutions qui pourraient arrêter le collapse de notre monde et de la vie actuelle la Terre. Leur seul défaut est qu’elles sont inacceptables pour les pouvoirs économiques, financiers et techno-militaires dominants. Tel est le sens de la grande injustice structurelle du système existant.
Un autre motif majeur de considérer le verre à moitié vide est lié à la faiblesse, voire l’absence d’analyse et de débat sur la grande question de la sécurité hydrique mondiale et, dans ce cadre, de la stratégie de la résilience imposée par les dominants notamment occidentaux à l’échelle mondiale, continentale et locale. Telle que conçue et proposée par les dominants, la résilience face à la pénurie de l’eau qui est déjà en train de ravager de nombreux pays d’Afrique, d’Asie Mineure et d’Asie du Sud, dépend de deux facteurs clés : une grande capacité technologique de plus en plus chère permise par une grande puissance financière. Or, plus de 80 % de la population mondiale ne possèdent, de manière basique, ni de capacité technologique ni de puissance financière. En absence de modification de cette situation, ces 80 % seront non résilients, à savoir sans futur. (11)
Enfin, peu d’espace est dédié aux institutions et aux mécanismes de régulation, responsabilité, gestion, contrôle et sanctions, à l’échelle mondiale (non seulement internationale) , censés définir et promouvoir des politiques « mondiales » de l’eau et de l’assainissement. Pourtant les faiblesses et les limites des capacités d’action de l’ONU au niveau mondial sont bien commues. On dit, à cause des dits « intérêts nationaux » alors que, de facto, derrière cet alibi, il s’agit des intérêts prédateurs de domination et d’enrichissement des grands groupes privés les plus puissants, Pourquoi le Parlement européen n’a-t-il pas profité de cette résolution pour dénoncer le fait que l’une des formes embryonnaires mais fortes de régulation mondiale « politique » de l’eau et de l’assainissement est constituée par un organisme privé, comme le Conseil Mondial de l’Eau et ses deux instruments majeurs, le Forum Mondial de l’Eau et le Partenariat Global de l’Eau ? Le Conseil a été fondé en 1995 par les grands groupes privés producteurs, distributeurs et utilisateurs de l’eau. Aujourd’hui, derrière le paravent d’un soi-disant partenariat public privé, on assiste à une véritable soumission choisie des pouvoirs publics nationaux et internationaux à la vision marchande, utilitaire et technocratique, de l’eau.
Comme on le voit, le verre est encore vide par moitié. Heureusement, il est déjà à moitié rempli. Je pense notamment à l’accent mis de manière systématique par le rapport sur le principe du droit universel à l’eau et de l’eau en tant que bien commun public mondial, bien public essentiel. Cela, en contraste évident aux tentatives des « seigneurs de l’eau » qui, après l’inattendue adoption surprise par l’AG de l’ONU le 28 juillet 2010 de la résolution reconnaissant le droit universel à l‘eau et à l’assainissement, ont cherché à faire oublier l’existence d’un tel droit ! L’insistance du rapport sur la conscience de la valeur de l’eau en tant que droit et bien public essentiel est encourageante face à l’avalanche continue des visions marchandes, productivistes, extractives, financières, technocratiques, compétitives de l’eau.
Un autre signe positif aussi, les multiples références aux droits des populations indigènes, autochtones et au respect de leurs spécificités, valeurs et modes de vie. La même remarque vaut pour l’accent mis sur la condition des femmes et des fillettes sur lesquelles pèse la corvée d’aller prendre l’eau chaque jour à des kilomètres de distance…
L’approche humaniste du rapport du PE n’est pas rhétorique. Elle est fondamentale dans la lutte contre les inégalités sociales et la prédation de la vie. Ainsi, il faut saluer la dénonciation de l’accaparement des terres par les grands groupes privés des pays riches, notamment européens, et la critique formulée à l’adresse de la Banque Mondiale et du FMI, les invitant à cesser d’appliquer le principe de la conditionnalité, à savoir l’obligation pour les pays demandeurs de fonds de privatiser l’eau et les services hydriques pour l’octroi de prêts pour le développement de systèmes nationaux de gestion hydrique.
À cet égard, il faut aussi souligner les références faites à plusieurs reprises au renforcement des moyens et des actions de coopérations au niveau des cours d’eau internationaux et des bassins transnationaux.
Bref, si la résolution ne touche pas certains bastions de la ligne rouge des dominants qui ,aujourd’hui, délimite le champ du politiquement correct, (13) il faut cependant reconnaître que les droits non garantis, négligés, voire niés à l’eau et à la vie de milliards de personnes (les appauvris, les exclus, les plus vulnérables, les victimes de racisme et des guerres typiques des dominants) ont trouvé des défenseurs convaincus auprès des parlementaires européens.
Ceux-ci ont réouvert des espaces d’action et d’utopie. La lutte pour le droit universel à l’eau et à l’eau bien commun public essentiel mondial continue.
Notes bibliographiques
(1)1 personne sur 3 dans le monde n’a pas accès à de l’eau salubre – UNICEF, OMS (who.int)
(4) https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000000330631
(5) https://ec.europa.eu/environment/water/blueprint/pdf/brochure_en.pdf
(6) Cfr. https://www.europarl.europa.eu/news/fr/press-room/20140214BKG36173/initiative-citoyenne-l-eau-un-droit-humain/2/l-eau-un-droit-humain-et-le-parlement-europeenU. En outre, une importante tentative non réussie intervint lors de la révision de la directive sur l’eau potable en 2018. Cfr. https://europeecologie.eu/droit-a-leau-le-parlement-europeen-a-loccasion-de-defendre-une-position-forte-et-ambitieuseut.Ce ne fut pas le cas !
(7) https://europa.eu/citizens-initiative/find-initiative/eci-lifecycle-statistics
(8)Cfr. « Le cadre réglementaire européen en matière de services publics : législation, financement et contraintes », https://www.ciriec.uliege.be/wp-content/uploads/2017/02/WP2016-10FR.pdf
!9)Riccardo Petrella, https://www.pressenza.com/fr/2020/06/des-attaques-persistantes-pour-ne-pas-reconnaitre-leau-comme-un-droit-humain-et-un-bien-public/
(10)Cfr. Rapport sur l’accès à l’eau en tant que droit de l’homme: la dimension extérieure, https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/A-9-2022-0231_FR.html
(11) Riccardo Petrella, Eau et résillience,5 mars 2020, https://www.meer.com/fr/61408-eau-et-resilience
(12) https://press.un.org/fr/2010/AG10967.doc.htm
(13) Parmi les propositions « politiquement » non-correct »e voir Riccardo Petrella, « Il faut créer un Conseil mondial de la sécurité hydrique, https://www.lalibre.be › Débats › Opinions
Riccardo Petrella, professeur émérite de l’Université Catholique de Louvain(B), Agora des habitants de la Terre, auteur de Le Manifeste de l’Eau (1998).