L’enseignement du mouvement des droits civiques et ses dirigeants indiquent une importante approche double pour mettre fin à l’abomination du racisme.
J’ai vécu récemment l’expérience gratifiante d’un entretien avec le dirigeant des droits civiques et formateur en non-violence kingienne Bernard Lafayette pour un film sur la non-violence. Il m’a narré une histoire que je n’oublierai jamais. Après que John Lewis et d’autres avaient réussi – non sans de grands problèmes et en courant de grands risques – à s’installer à un comptoir de dîner à Nashville, il a demandé à son ami et « architecte du mouvement des droits civiques », Jim Lawson, « Pourquoi ne pas s’imposer dans les autres services ségrégationnistes de la ville ? », la réponse de Lawson lui a enseigné une leçon des plus profondes. « Non Bernard, nous avons accompli le premier pas. Maintenant laissons-les faire le reste. » Pourquoi ? Parce que « Quel était l’objectif ? », a demandé Lawson. Pas de s’imposer dans quelques comptoirs de restaurants. L’objectif était de « changer les esprits et les cœurs » des gens qui maintenaient la ségrégation. « Et seul l’amour peut accomplir cela. Et c’est le pouvoir de la non-violence. »
En déplaçant sa concentration de l’usage excessif de la violence par la police au racisme, le mouvement Black Lives a réalisé une avancée importante. Il est allé plus profond que la question immédiate « l’évènement déclencheur » comme on l’appelle, – le meurtre de George Floyd – en s’orientant vers le problème bien plus grand et systémique qui a rendu un tel meurtre possible. Il me semble que nous pouvons à présent avancer d’un pas supplémentaire : du démantèlement des structures du racisme dans la police ou ailleurs, à la guérison de la racine même de cette abomination dans le cœur des hommes.
En travaillant sur les causes sous-jacentes, nous éliminons souvent les problèmes durablement – et nous traitons en même temps d’autres problèmes. En traitant l’inégalité matérielle, par exemple les pays scandinaves ont découvert que les traitements de santé inadéquats, la criminalité et les tendances totalitaires persistant dans le reste de l’Europe dans les années 30 avaient aussi fortement diminué (comme le décrit George Lakey dans son livre « Economies viking »). Dans notre cas, les avantages collatéraux seront énormes, j’y reviendrai.
L’instant présent est, comme le dit la théoricienne de la co-libération Tawana Petty, « Une opportunité pour approfondir la question ». Si la violence policière est un symptôme du racisme, le racisme est à son tour un symptôme de la violence. Et qu’est-ce que la violence ? La malveillance provenant de l’incapacité de percevoir l’autre comme une partie de soi, une espèce d’échec de l’imagination qui nous empêche de voir les interconnexions de la vie. Nous souffrons tous de ce manque d’imagination à des degrés divers – mais c’est justement là que nous pouvons faire la différence. Le degré de cette aliénation peut être modifié. Notre culture contemporaine change tout le temps – exactement dans la mauvaise direction. Nos espaces culturels sont envahis de films, livres, jeux vidéo violents et autres images démoralisantes. Dans le sport, les affaires et (c’est peut-être le pire) en politique nous trouvons un style dominant de concurrence agressive. C’est vrai aussi dans les sciences. Il y a quelques années, des articles se plaignaient du fait que les Français avaient découvert plus de nouveaux éléments que nous !
De toutes ces manières, nous nourrissons le paradigme de la séparation, dont le racisme est la plus horrible – mais certes pas la seule – production.
Le racisme affaiblit notre pays et les circonstances actuelles l’ont placé à l’avant-plan. En tant que progressiste dédié à la guérison, je crois que nous devrions envisager une approche double : nous pouvons entreprendre des efforts à long terme pour traiter le racisme dans les esprits, comme un train express vous conduit au terminus, et en même temps nous pouvons œuvrer à ce que nous accomplissons maintenant, démanteler les structures du racisme dans la société secteur par secteur. La tactique de « l’express » change directement les cœurs et les pensées, mais elle prend du temps, les changements « locaux » les modifient indirectement mais commencent tout de suite à éliminer les expressions externes du racisme dans nos institutions et pratiques. Avec la deuxième voie, nous « empêchons les pires dégâts », comme le conseille Joanna Macy, avec la première nous travaillons sur la tâche à long terme et plus profonde de « changement de culture ».
Comment faire ? Un directeur d’école de mon pays a récemment déclaré que les enfants devraient être formés contre le racisme à un jeune âge. Bon, et s’ils apprenaient l’unité de la vie, à n’importe quel âge ? Et si nous l’apprenions tous, d’ailleurs ? J’ai bénéficié d’une éducation complète jusqu’au doctorat sans même entendre cette expression, apprenant encore moins qu’il existe des moyens de le réaliser. Dans un monde recherchant l’harmonie, la race serait vue comme ce qu’elle est : un aspect de la diversité, et non incomprise comme menace ou différence. Cela résonnerait comme le principe organisant la vie elle-même, la diversité. Je ne veux pas dire que la « race » est une réalité biologique : Cela n’est pas le cas. C’est une construction sociale, qui plus est dangereuse. Mais il demeure qu’en approfondissant notre conscience de l’unité, toute différence perçue serait interprétée comme exemple de diversité et non comme une raison de créer une altérité. La race participerait alors à cet étrange paradoxe qui veut qu’en devenant un être unique, nous trouvons notre place créative dans les connexions d’un tout. Howard Thurman a découvert que « Je ne peux pas devenir ce que je dois être avant que tu sois ce que tu dois être, » et Martin Luther King a ajouté « et tu ne pourras pas devenir ce que tu dois être avant que je sois ce que je dois être. » En d’autres termes, nous nous complétons, et quand nous commençons à comprendre que comme l’a dit Thurman, « Au lieu de nous étendre pour que les marges de notre être s’effacent et s’évanouissent, cela s’approfondit et intensifie notre sens d’être essentiellement unique, sans la dévastation d’une sensation d’être différent. »
La militante et mère Amisha Harding, dont les « Conversations courageuses pour la collectivité » » sont un bon exemple de non-violence et de de puissant antiracisme, l’a récemment affirmé ainsi pour un ami : « Oui les vies des Noirs comptent. Mais pourquoi comptent-elles pour vous ? Cela doit être personnel. » Elles comptent pour nous parce que c’est seulement quand je te connais en tant qu’être humain à part entière que j’en suis un. La déclaration récente des écoles et universités indigènes et tribales comprend Wiċoni wak̇an – ou la vie est sacrée (Lakota) — et Naahiłii beda’iina’ nihił danilį – les vies des noirs comptent (Navajo).
Modifier une mentalité culturelle est un objectif à long terme, mais quand nous commençons à traiter le racisme à ses racines éducationnelles et culturelles, nous bénéficions de trois avantages stratégiques. Nous sommes d’abord dans la position classique non-violente de libération de l’oppresseur en même temps que l’opprimé – et à un certain niveau ils en sont conscients. D’où cet appel désarmant que Tawana Petty appelle « co-libération », dont l’importance doit être soulignée. Dans l’une de ces inspirations les plus profondes, Thurman a écrit : « Le poids d’être noir et le poids d’être blanc est si lourd qu’il est rare dans notre société de se percevoir comme un être humain. »
L’un des éléments majeurs du célèbre programme constructif de Gandhi était « l’unité de cœur », c’est-à-dire ce dont nous parlons réellement ici. L’unité de cœur signifie être fondé en un sens de connexion empathique avec les autres, désireux de contribuer à leur bien-être en dépit de toutes les différences apparentes – qu’il s’agisse même de différences de fortune et de statut, sans parler de la race. Cela ne veut pas dire que pour vous ces différences « s’effacent et s’évanouissent » comme le dit Thurman, mais elles n’interfèrent plus avec votre sens de connexion, si elles ont un effet c’est de l’augmenter et l’enrichir. Cela ne veut pas dire « devenir le même » que l’autre, comme le dit John A. Powell, Directeur de l’Institut altérité et appartenance de l’université de Berkeley (Otherness and Belonging Institute), où l’autre est invité à condition qu’il s’assimile à soi. Au lieu de cela, les autres sont invités parce qu’ils peuvent contribuer dans ce qu’ils sont uniques.
Deuxièmement, nous portons ce que nous pourrions appeler une opération discrète, où l’opposition ne comprend pas que vous êtes une menace avant qu’il soit trop tard pour vous arrêter. Gandhi a critiqué le premier boycott de marchandises britanniques proposé par le Congrès National Indien (Indian National Congress) en 1917 — non pas parce qu’il était opposé à tout boycott, loin de là. Il était opposé à une action qui révèlerait leurs cartes avant qu’ils soient prêts à mettre leurs menaces à exécution. Quelques années plus tard, après qu’il avait commencé à relancer l’industrie du tissage ménager en Inde, en promouvant la filature dans chaque maison, il a demandé aux Indiens d’allumer leurs foyers et brûler leurs textiles britanniques. Dix ans plus tard, il recommença avec la Salt Satyagraha (campagne de résistance sur le sel), à propos de laquelle le vice-roi envoya un télégramme à Londres selon lequel il « ne perdait pas le sommeil à cause de cette campagne du sel » jusqu’à ce qu’il soit trop tard pour arrêter la campagne sans perdre l’empire.
Troisièmement, nous ne sommes pas seulement contre quelque chose, contre le racisme : nous sommes aussi pour quelque chose, notre indéniable interconnexion innée avec les autres et avec toute la vie. Des étapes sont déjà franchies dans cette direction, de nombreuses communautés explorent (ou ont déjà institué) la justice réparatrice et la police alternative, évoluant vers des modèles de non-violence, d’harmonie de communauté parallèlement ou en remplacement d’une diminution du financement de la police. Nous pouvons simplement approfondir cette approche, dans le narratif culturel impliqué. Un objectif positif, à n’importe quel niveau, a un effet bien plus encourageant pour les participants, cela fait souvent la différence entre l’abandon et la persistance à long terme, ce que les militants d’Amérique Centrale appellent firmeza permanente, souvent si critique pour la réussite d’un mouvement.
Venons-en au bénéfice collatéral que j’ai mentionné plus haut. Quand des personnes se libèrent de la propagande universelle de la séparation, se libèrent de l’aliénation et commencent à goûter l’harmonie, pourquoi s’arrêteraient-elles ? Elles peuvent continuer en appréciant l’unité avec la nature et mettre un terme à l’exploitation brutale de notre planète et d’autres êtres qui constitue une « menace existentielle » au progrès, voire à la continuation de la vie sur terre.
Avec cette approche, nous le répétons, en aucun cas nous n’abandonnons les changements que nous voulons mettre en œuvre partout, depuis les soins de santé jusqu’au droit de vote en passant par la police dans les communautés. Mais cela peut signifier que nous donnons des priorités différentes à ces actions. Cela peut signifier – je pense que c’est probablement le cas – modifier nos conversations cherchant des responsables et mettant le doigt sur les problèmes, pour qu’elles soient productrices de liberté et de solutions, dans l’esprit de l’œuvre d’Ibram Kendi « Comment être un antiraciste ».
Dans la mesure où nous encourageons les gens à ne pas être clients des médias qui persistent à colporter la vieille histoire de la concurrence et la violence, mais à se tourner vers la nouvelle science et la sagesse intemporelle de la connectivité humaine nous trouverons plus facile de réaliser la mission de l’antiracisme, qui est d’exposer le racisme comme l’absurdité tragique qu’il est.
Michael Nagler est professeur émérite de littérature classique et comparative à l’université de Berkeley, où il a cofondé le programme d’études des conflits et de la paix. Il est aussi le fondateur du Metta Center for Nonviolence et auteur de la recherche pour un futur non-violent, lauréate de prix. Son dernier livre est « The Third Harmony: Nonviolence & the New Story of Human Nature. »
Traduction de l’anglais, Serge Delonville