Aux États-Unis, la 2e semaine de février a été comme l’effondrement d’une digue qui provoque une inondation. Des politiques soutenues pendant des décennies à coup de milliards de dollars, de milliers d’exécutants, d’une propagande incessante, ont été emportées comme des débris dans le torrent d’eau. La CIA est mise au pas; USAID, en réalité organe de soudoiement des médias « libres et indépendants » (95% des médias en Ukraine reçoivent des subsides de USAID), de préparation de coups d’État et source de financement de l’industrie des regime change, est démantelé; l’éléphantesque budget militaire étatsunien est destiné à une amputation de 50%; un audit est mis en route pour tracer les milliards de dollars prévus pour l’Ukraine et détournés par des intermédiaires américains et ukrainiens; la réalité de la défaite de l’OTAN en Ukraine, recouverte d’épaisses couches d’un « récit » officiel triomphant depuis 2022, est reconnue de la bouche même du chef du Pentagone; la politique étrangère des États-Unis entame tapageusement un virage historique qui annonce la rupture avec le mondialisme néolibéral-néoconservateur des 40 dernières années.
Surtout frappant est le fait que les nouveaux dirigeants de l’État américain énoncent ce que les critiques soutenaient depuis longtemps et qui leur a valu censure, dénigrement, calomnies ou répression. On note que l’aveu est d’autant plus dramatique qu’il est le fait des plus hautes instances de l’État. Les mêmes lutrins qui ont servi à répandre « narratifs » mensongers, mythes invraisemblables, tromperie grossière et fabulation honteuse sont utilisés aujourd’hui pour balayer le fatras qui a aveuglé l’opinion publique et empoisonné les esprits. Ce qui était dénoncé comme faux hier est maintenant reconnu comme vrai. Ce qui était tenu pour « complotiste », « conspirationniste », « pro-Poutine » s’avère avoir été la vérité. La volte-face est évidente, le virage à 180 degrés. La russophobie viscérale et l’« annulation » aveugle qui paralysaient les fonctions cérébrales sont passées de mode.
Y aura-t-il des excuses pour les imbécilités répandues depuis 2022 ? On attend le mea culpa des dirigeants politiques, des médias et des « experts » improvisés qui se sont fourvoyés, ont alimenté l’hystérie collective et interdit la parole à ceux dont les critiques ont depuis été validées : c’était une guerre par procuration de l’OTAN contre la Russie, l’Ukraine n’était qu’un pion dans une entreprise cynique, les Ukrainiens ont été sacrifiés dans le vain espoir d’affaiblir la Russie et de lui infliger une « défaite stratégique », les groupes néonazis agissaient à leur guise. Rien de ce que la propagande assénait n’était vrai : la Russie n’était pas faible, l’Ukraine n’était pas victorieuse, elle ne défendait pas « la démocratie ». Toutefois on peut craindre que le discrédit ne frappera pas la propagande et que les propagandistes et « experts » en mal de notoriété rétropédaleront, retournant leur veste en temps opportun pour s’adapter au nouveau discours, voire soutenir qu’ils avaient eu raison sur toute la ligne depuis le début. L’adhésion à la nouvelle ligne se fera avec autant d’aplomb que de flagornerie.
L’Europe en état de choc
Le bouleversement de l’ordre international qui se profile est la forme la plus dramatique de la mutation en cours. Les États-Unis entament une négociation directe avec la Russie, pestiférée, diabolisée et vouée aux gémonies par le discours officiel occidental. Ils reconnaissent de facto la victoire russe en Ukraine et la défaite de l’OTAN, idées combattues avec acharnement auparavant. Le 12 février, ils annoncent aux membres européens qu’ils leur refilent le problème ukrainien (ce qui se profilait depuis 2023, pour permettre aux États-Unis de se focaliser sur la Chine) et qu’ils ne les soutiendraient pas militairement s’ils se trouvaient dans un conflit avec la Russie, cela en dépit de l’article 5 qui est au cœur de l’OTAN. Par conséquent, l’alliance devient désuète, une coquille vide. La page est tournée sur trois quarts de siècle de relations atlantiques.
Sonnés d’avoir été mis sur la touche dans les négociations bilatérales américano-russes sur l’Ukraine, les dirigeants européens émettent des gémissements qui font pitié, tout en suscitant l’incrédulité devant leur naïveté. Ce serait une « trahison », de l’« apaisement » et une « capitulation » rééditant « Munich 1938 », regrettent ces fidèles de l’unipolarité étatsunienne et de l’ordre mondialiste néolibéralo-néoconservateur américano-dirigé qu’ils voient agoniser sous leurs yeux. Comme si leur présence à la table changerait d’un iota ce qui s’y passera entre les deux principaux acteurs. La fin des illusions est amère : ces « alliés » sont des vassaux, au même titre que leurs homologues de Kiev. Ils ont droit au traitement cavalier réservé aux sous-fifres entraînés à obéir. Ils ont aliéné l’indépendance de leurs pays, ruiné leurs économies et plongé leurs peuples dans une russophobie mortifère au service de la politique des États-Unis. Ils ont méconnu l’habitude des États-Unis de semer le chaos par leurs interventions étrangères, puis d’abandonner la partie dès qu’elle tournait mal, laissant à d’autres le soin de réparer les dégâts.
La réalité est implacable : la guerre contre la Russie est perdue. L’Ukraine est devenue pour les États-Unis une mauvaise affaire, un tonneau des Danaïdes; le Trésor américain doit arrêter de dépenser à fonds perdus. L’Europe recevra la facture pour la reconstruction de l’Ukraine, avec obligation probable de faire appel à des sociétés étatsuniennes. Poussant parfois à l’affrontement direct avec la Russie, militante enthousiaste de la croisade antirusse, elle en aura bientôt la pleine responsabilité. L’heure de la désintoxication a sonné mais la gueule de bois ne sera pas résorbée de sitôt.
La débandade en Ukraine est symptomatique de la marginalisation de l’Europe, devenue un acteur mineur sur la scène internationale, occupée désormais par des pays qui l’ont dépassée. Maîtresse du monde pendant 500 ans, elle a vu son hégémonie entamée par la Première Guerre mondiale et elle est entrée en phase terminale avec la Seconde. Il suffit de constater la médiocrité de ses dirigeants biberonnés à l’idéologie mondialiste néolibérale-néoconservatrice, de leur manque de prise sur le réel, de leur suivisme embarrassant en Serbie, en Afghanistan, en Libye, en Syrie et en Ukraine, pour mesurer la gravité de la déchéance. Qui ne se rappelle du regard vide du chancelier Scholz et de son allure pitoyable pendant qu’il écoutait Biden déclarer que le gazoduc Nord-Stream, vital pour l’Allemagne, serait détruit ? Peut-on oublier Johnson, petit coursier de Biden, dans le torpillage du règlement de mars 2022 et l’escalade en Ukraine ? Que penser des rodomontades d’un Macron va-t-en guerre contre la Russie, comme si la campagne de Napoléon 1er pouvait être rééditée ? Que dire de la « verte » Baerbock faisant la surenchère de propos martiaux contraires aux intérêts de l’Allemagne ? Ce sont les signes d’une Europe qui se dirige vers le statut qui a été le sien pendant des siècles de simple péninsule excentrée de l’Asie.
La reconfiguration des relations internationales
Parallèlement, les plus acquis au système mondialiste néolibéral-néoconservateur sont en deuil et disent leur tristesse dans les médias face au virage américain. Se répandant en lamentations devant la « liquidation de l’ordre international fondé sur les règles », ils oublient que cet ordre unipolaire était un instrument de l’hégémonie étatsunienne et que les « règles » n’étaient que les volontés américaines. Aucune référence n’était faite au droit international.
Les États-Unis ont défendu leurs intérêts, d’abord dans le cadre de l’ordre mondialiste néolibéral-néoconservateur, aujourd’hui en le mettant de côté. Ils l’abandonnent parce qu’il n’est plus viable. La défaite en Ukraine est le point culminant d’une série d’échecs qui révèlent les limites de la puissance américaine. Le plus sérieux, la défaite contre la Russie, une grande puissance, est un fait incontournable qu’aucun « récit » mystificateur ne saurait effacer. Les États-Unis ne font qu’acter leur insuccès : ils n’ont pas réussi à abattre la Russie et n’ont pas les moyens d’intervenir partout. En fin de compte, les relations internationales sont toujours basées sur des réalités et des rapports de force, voilés ou transparents. Les guerres révèlent les vrais rapports de force, indépendamment des discours et des mises en scène. Elles sont des points d’inflexion qui obligent à des réévaluations et mènent à terme les mutations en cours. Le système mondialiste néolibéral-néoconservateur est à ce tournant.
Les cartes sont rebattues. Les États-Unis passent de l’unipolarité clairement revendiquée à un système basé sur l’intérêt national non déguisé par des fioritures moralisantes, sur la souveraineté et sur les rapports de force en dehors d’un cadre international reconnu. Un nouveau paradigme se met en place. Le délitement du système politique mondialiste est parallèle à l’impasse de la mondialisation économique (https://www.pressenza.com/fr/2025/02/les-etats-unis-delaissent-la-mondialisation-quils-avaient-parrainee/). C’est une sorte de retour au modèle westphalien, comme disent les politologues. Mais il ne faut pas se tromper : les rapports de force ont toujours primé et ils seront encore plus visibles dans un monde fragmenté ou le « chacun pour soi » sera la règle non dissimulée. Le réalisme sera sans fard, l’égoïsme sans déguisement et le cynisme décomplexé.
On peut s’étonner de la brutalité avec laquelle les États-Unis traitent leurs « alliés » européens, canadiens et autres. Ils ne ménagent pas leurs susceptibilités, seule véritable préoccupation de ces « alliés » qui ne demandent pas mieux que de se soumettre à condition de ne pas être trop humiliés. Comme toujours, les États-Unis préfèrent imposer leurs vues que d’arriver à des arrangements consensuels. Mais il faut se rappeler qu’ils sont un hégémon frustré de son déclassement. Ils ont un besoin urgent de succès, contre leurs adversaires si possible, contre leurs alliés si nécessaire, y compris en ponctionnant leurs économies.
Cela dit, qu’ils respectent les formes ou pas, qu’ils pratiquent le multilatéralisme ou l’unilatéralisme, les États-Unis ont eu le dernier mot depuis la Seconde Guerre mondiale. Ils comptent bien conserver leur hégémonie, mais autrement, en jouant de leur poids pour forcer les autres à céder, plutôt qu’en donnant l’impression de les respecter ou en les caressant dans le sens du poil. Les circonstances rendent indispensable un changement de contexte et de posture. La démagogie portant sur « la démocratie », les « valeurs » et les « droits humains » à répandre dans le monde sera stoppée pour laisser voir, sans hypocrisie, les intérêts et les rapports de force qu’elle camouflait. L’accent sera mis sur la « forteresse Amérique » plus que sur le « leadership mondial », même si ce dernier sera toujours recherché. Les États-Unis demeurent hégémoniques. Ils ne renoncent pas à leurs 800 bases militaires à travers le monde ou aux 18 000 « sanctions » qu’ils ont imposées à des pays, des individus et des entreprises. Ils continuent à financer et à armer Israël. lls veulent en découdre avec la Chine.
Pour les peuples du monde, la défense de la paix exigera probablement moins la mise à la lumière du jour des politiques agressives de l’hégémon (elles ne seront plus cachées) que la lutte contre le chauvinisme belliqueux.