Pourquoi parler de Gorizia aujourd’hui ? Pour deux raisons. La première en est qu’en 2025, Gorizia est capitale culturelle européenne et la seconde, parce que c’est dans l’hôpital psychiatrique de cette ville qu’a démarré en 1962 le processus de désinstitutionalisation associé au nom de Franco Basaglia.
L’histoire de cette révolution en psychiatrie avait fait jadis l’objet d’un rapport, publié en français en 1970 sous le titre « L’institution en négation ». En 1978, l’adoption de loi 180 dite aussi « loi Basaglia », met fin à l’existence des asiles psychiatriques en Italie en créant le réseau national des services ambulants pour la santé mentale.
Revenir plus de 60 ans après sur les pas de celui qui a disparu prématurément en 1980, ce n’est pas tant pour célébrer l’œuvre et la loi pionnières, mais plutôt pour contribuer à perpétuer le processus de transformation des relations sociales qu’il avait initié.
C’est dans ce contexte que se situe le travail de recherche de Marica Setaro, basé sur le témoignage du journal des patient.e.s Il Picchio. L’article qui retrace l’ambiance des premiers mois à Gorizia est publié ici pour la première fois en français. Il contribue à rendre intelligible une manière de raisonner et de procéder qui a su transformer les relations et ce faisant, venir à bout de la violence de l’institution psychiatrique.
L’expériment de Gorizia : la genèse des pratiques thérapeutiques dans la communauté psychiatrique de Basaglia (1962-68)
Marica Setaro
Source :
Doing psychiatry in postwar Europe. Practices, routines and experiences. Gundula Gahlen, Henriete Voelker, Volker Hess et Marianna Scarfone (edit;) Manchester University Press, 2024, chapitre 2, p. 56-83
Traduit de l’anglais par Angelika Gross, avec Deepl
Briser les frontières dans un asile frontalier
L’’assemblée générale’ de la communauté thérapeutique de l’hôpital psychiatrique de Gorizia, en Italie, près de la frontière avec l’ancienne Yougoslavie (aujourd’hui la Slovénie), organisée sous la direction de Franco Basaglia de 1961 à 1968, est devenue la pratique quotidienne la plus importante de cette communauté. Il est impossible de savoir avec certitude quand s’est tenue la première ‘assemblée générale’ ; en fait, nous ne savons même pas avec certitude si ‘assemblée générale’ était son nom officiel. (1) Les sources primaires et secondaires semblent s’accorder pour indiquer le mois de novembre 1965 comme étant le début d’une pratique collective qui, tous les matins de dix à onze heures, réunissait les patient.e.s, médecins, infirmières, personnel auxiliaire et visiteurs. Le contenu des réunions n’était pas planifié à l’avance, mais les sujets de discussion, décidés par l’assemblée présidée à chaque fois par un.e patient.e différent.e, concernaient toujours la vie commune de l’hôpital. La discussion des problèmes de la gestion pratique des services reflète les relations sociales au sein de la communauté thérapeutique de Gorizia et donne un aperçu des aspects décisionnels indispensables à l’expérience d’ouverture progressive de l’hôpital psychiatrique jusqu’en 1968. Les réformes de Basaglia à Gorizia ont donné naissance à un mouvement national de réforme psychiatrique en Italie, qui a abouti à l’adoption de la loi n° 180 en 1978.
Communément appelée ‘legge Basaglia’ (loi Basaglia), cette loi a été le premier cadre juridique imposant la fermeture définitive des établissements psychiatriques civils et de la réglementation du traitement obligatoire en Italie en créant un service public régional de santé mentale.
Afin de reconstituer en détail les motivations qui ont présidé à l’établissement de l’assemblée générale ainsi que les pratiques qui ont caractérisé les réunions, nous examinerons d’abord sa ‘préhistoire’, à partir de la fin de l’année 1961, lorsque Basaglia a pris la direction de l’hôpital psychiatrique de Gorizia. Nous analyserons ensuite le fonctionnement de ces assemblées communautaires : le cadre et les événements, qui prenait la parole, quel était l’objet de la discussion, qui rédigeait le procès-verbal, et comment et pourquoi les gens ont participé. L’exploration des mécanismes de cette pratique, à travers tout ce qui reste en termes de documents sur une période limitée, de 1962 à 1968, nous permet de reconstruire l’expérience thérapeutique fondamentale de Gorizia ainsi que de comprendre les difficultés et les conflits potentiels liés à cette pratique. Cette contribution analyse non seulement la signification thérapeutique de l’assemblée générale de Gorizia, mais aussi si et dans quelle mesure elle a établi les bases épistémologiques d’une ‘nouvelle’ pratique psychiatrique. (2)
Il y a un fil que la présente analyse entend tisser, sur la signification scientifique, politique et pratique de l’’expériment’ au sein du cas de Gorizia. L’aspect transformatif de cette expérimentation, notamment le développement d’une ‘transformation des relations’ (3), définit l’identité du collectif fondé dans les locaux de l’Hôpital Psychiatrique de Gorizia. Cette transformation ne s’est pas développée sans risque, et en particulier le risque d’échec de l’expériment lui-même, comme l’a écrit l’un de ses protagonistes : ‘ Il y a eu un grand risque pour nous comme pour le patient… Il y avait une tension autour de l’innovation : nous étions impliqués dans une expérience unique et non reproductible’ (Venturini, 2020 : 143).
Pour reconstruire comment et pourquoi la communauté thérapeutique à Gorizia, d’inspiration anglophone (4), est devenue un exemple à suivre, je me propose ici d’utiliser plusieurs sources, parfois inédites, qui offrent un point de vue qui dépasse les perspectives théoriques et pratiques de la psychiatrie. J’analyserai donc le matériel de Il Picchio : Organo dei degenti dell’Ospedale Psichiatrico Provinciale (Le pic : Journal des interné.e.s de l’hôpital psychiatrique provincial), un mensuel rédigé par un groupe de patient.e.s, qui commence à paraître quelques mois après l’arrivée de Franco Basaglia et d’Antonio Slavich, et ce jusqu’en 1966 (5).
En s’intéressant de plus près à la pratique de l’assemblée à l’hôpital de Gorizia, ce chapitre vise à contribuer à un compte-rendu complet de la lutte italienne contre l’institutionnalisation, qui a été déclenchée historiquement par l’expérience de Basaglia dans cet hôpital. Les travaux à ce sujet sont nombreux : des livres tels que L’istituzione negata (L’institution en négation) et d’autres textes contemporains, ainsi que des recherches historiques et des témoignages plus récents (6), soulignent les caractéristiques essentielles de la dissidence sociale qui, conformément à la culture politique de l’époque, s’est concrétisée par l’approbation de la loi n° 180 de 1978. Cette victoire a été soutenue par un vaste mouvement de l’opinion publique. Il n’y a pas de doute que le charisme du leader du mouvement, Franco Basaglia (1924-80), ainsi que l’influence des médias, à savoir la télévision, la radio et les journaux, ont fait en sorte que l’expérience, initiée dans un asile construit sur le mur qui divisait l’Italie et la Yougoslavie comme une cicatrice fraîche, a trouvé un écho dans le monde entier. Nombreux sont ceux qui ont décrit dans leurs souvenirs l’asile de Gorizia comme d’une Mecque à atteindre pour voir par soi-même l’effet profond du changement (Babini, 2009 : 178 ; Foot, 2014 : 237). Beaucoup de ceux qui le faisaient, étaient des étudiants, des volontaires, des écrivains, des photographes, des journalistes, des intellectuels et des artistes. (7)
La force dérangeante des événements qui ont progressivement modifié la réalité des asiles en Italie doit être lue devant le contexte politique et idéologique de la République italienne des années 1960 et 1970. Il serait toutefois erroné de circonscrire le mouvement anti-institutionnalisation dans un cadre de référence exclusivement médical ou idéologique. Dès le début, les pratiques quotidiennes, ainsi que les essais et les articles produits pour des conférences, des livres, des magazines, des congrès internationaux et réunions publiques par les protagonistes, une poignée de psychiatres, avaient posé les enjeux. Il ne s’agit plus seulement de dénoncer les conditions inhumaines et dégradantes dans lesquelles les interné.e.s anonymes des asiles étaient détenu.e.s, ni d’ouvrir une voie vers la réforme des institutions psychiatriques (8). Que la psychiatrie italienne serait une sorte de ‘cathédrale désolée’ dans une République encore immature était une hypothèse émise même dans les cercles académiques les moins enclins à des changements radicaux. Cependant, selon Basaglia, ‘l’arriéreté et la paresse’ (Basaglia, 2018 : 41) ont été perçus comme des éléments qui maintenait en vie une culture entremêlant un organicisme moisi, d’empreinte positiviste, avec une sorte d’inéluctabilité de l’hôpital clos. Ces aspects-là ont conduit à un retard, voire à un rejet, de l’introduction des orientations anthropo-phénoménologiques et psychanalytiques, déjà actives dans d’autres pays d’Europe occidentale (9).
Dans de nombreux cas, y compris à l’hôpital de Gorizia, ce ‘arriéreté’ était le résultat d’une détérioration continue des structures psychiatriques, en particulier après la Seconde Guerre mondiale, et la ‘ paresse’ indiquait l’acceptation de cette situation, l’absence de volonté de changement. L’asile de Gorizia, inauguré dans les années 1930, à l’apogée du régime fasciste, était plus reclus et périphérique que d’autres dans le pays, non seulement pour des raisons géopolitiques, mais aussi pour des raisons politiques. Les salles étaient sur-peuplées, les ressources humaines et économiques totalement insuffisantes. (10) Gorizia était un lieu de « second choix », même pour les psychiatres et médecins qui n’avaient pas trouvé de place dans le monde universitaire.
Lorsqu’en 1947, les Alliés redéfinissent la frontière orientale de l’Italie, l’hôpital subit les effets de la partition du territoire de l’Isonzo avec la Yougoslavie. De nombreux patient.e.s d’origine slovène, qui n’ont pu être libéré.e.s, se sont retrouvé.e.s apatrides, confronté.e.s à un long internement, aggravé par les barrières linguistiques et l’’italianisation’ forcée. Sur les six cents interné.e.s, plus d’un tiers étaient slovènes, et pour ces dernier.e.s, le gouvernement italien était obligé de payer une taxe journalière pour dommages de guerre à la République populaire yougoslave. (11)
On peut imaginer que pour Franco Basaglia, la direction de cet hôpital, obtenue par la réussite d’un concours public en novembre 1961, a ressemblé à un exil. Basaglia n’avait pas choisi Gorizia pour faire carrière ; son ami et premier collaborateur, le psychiatre Antonio Slavich, se souvient que Gorizia était une destination inattendue et non demandée (Slavich, 2018 : 21). Après des années passées en tant qu’assistant à la clinique neurologique de l’Université de Padoue, où il avait obtenu un poste de professorat et reçu le titre de ‘philosophe’ de son professeur Giovanni Battista Belloni, Basaglia espérait poursuivre ses recherches bien que sous un angle théorique différent. Ses premiers écrits scientifiques, publiés dans les années 1950, portent sur l’analyse de la subjectivité psychopathologique. L’influence de Jaspers et de Binswanger est évidente (Basaglia, 2017 : 45-91 ; Colucci et Di Vittorio, 2020 : 27-79). Le répertoire diagnostique observé dans la clinique padouane est devenu l’occasion d’explorer, sous une forme antiréductionniste, les relations entre les approches thérapeutiques biologiques et celles que Basaglia qualifie d’anthropo-phénoménologiques. Cela a marqué une nouvelle approche critique du modèle organiciste de la psychiatrie. Belloni, professeur de neurologie à l’université de Padoue, s’est trouvé dans la position inconfortable d’avoir à ‘caser’ cet étudiant brillant mais non conventionnel. (12) A ce moment-là, Basaglia était pleinement conscient qu’il se trouvait coincé dans un limbe académique humiliant.
L’ouverture d’un poste de directeur d’asile à Gorizia s’est faite par hasard en mars 1961. Le directeur Antonio Canor étant décédé dans un accident de la route, l’administration provinciale de Gorizia commençait alors à envisager sérieusement la possibilité d’un changement de direction de l’hôpital, dont l’entretien était devenu difficilement soutenable, surtout en termes financiers. Au moment de sa nomination en novembre 1961, l’asile comptait environ 630 interné.e.s, réparti.e.s dans huit services.
‘Lorsque Franco arrive à Gorizia, la rencontre avec l’asile fut violente’, au point que Basaglia n’exclut pas sa démission imminente (Terzian, 1980 : 2). Lors de sa première tournée, zigzaguant entre les cours, les colonies de travail et les salles des départements, Basaglia décrit l’asile comme « un tas de fumier » où les êtres humains ont perdu toute dignité (Basaglia, 2017 : 663). Des hommes et des femmes en uniforme, le crâne rasé, étaient affalé.e.s sur les bancs des cours ; d’autres, les plus « agité.e.s », se trouvaient dans des cours clôturées, attaché.e.s à des arbres pendant leur heure quotidienne d’accès à l’extérieur. L’intérieur de chaque salle contenait entre cinquante et cent lits. Dans les salles B et C, de nombreux internés étaient attachés à leur lit dans des cellules séparées. D’autres erraient, en perpétuel mouvement et le regard vide, dans d’immenses pièces dépourvues de tout ornement. Les plus dociles, sous la surveillance d’ouvriers et d’infirmières, remplissaient l’atelier, la menuiserie et les colonies, travaillant selon les dictats de l’ergothérapie.
La rencontre abrupte avec cette sombre réalité a suscité chez Basaglia un besoin urgent de rompre avec les normes antérieures et d’inventer de nouvelles pratiques : une entreprise incertaine et ardue. Une anecdote presque légendaire raconte que son premier grand geste, accompli depuis sa position aux commandes à la fin de cette matinée de novembre, fut son refus de signer le registre des contentions. « E mi no firmo » (Et je ne signerai pas !), déclara-t-il en dialecte vénitien. Un geste symbolique, tout à fait inattendu, qui a heurté ses collaborateurs et marqué une première césure, préfigurant, même de manière indirecte, un changement de rythme pour l’hôpital.
Donner des coups de bec comme un pic : une lettre d’information comme preuve documentaire
Dans l’une de ses plus importantes contributions académiques, Le istituzioni della violenza (les institutions de la violence), Franco Basaglia fait un bref historique des premières années de l’expérience de Gorizia. Il ne s’agit pas principalement d’élaborations théoriques étayées par des expériences pratiques, mais plutôt du récit par Basaglia de ses observations au cours des années précédentes :
La situation à laquelle nous étions confrontés … était fortement institutionnalisée dans toutes les catégories : patients, infirmières, médecins … On a cherché à provoquer une situation de rupture qui puisse aider les trois pôles de la vie hospitalière à sortir de leurs rôles cristallisés, en les plaçant dans un jeu de tension et de contre-tension dans lequel chacun.e. se trouverait impliqué.e. et responsable. Il s’agit d’entrer dans le ‘risque qui, seul, peut mettre les médecins et les patient.e.s, les patient.e.s et le personnel à un pied d’égalité, uni.e.s dans la même cause, tendant vers un but commun’ (Basaglia, 1968 : 131).
Que signifiait matériellement ‘provoquer une situation de rupture’ ? Où et comment devait-elle commencer ? Comment le risque et la tension pouvaient-ils être rendus productifs ? Plonger dans l’expérience aliénante de la vie d’asile était le seul moyen d’apprécier les conséquences de l’application périmée de connaissances scientifiques. Ces résultats n’étaient pas la distorsion occasionnelle d’une institution qui fonctionne mal, mais le signe de l’effondrement de l’ensemble du système psychiatrique italien. Le petit hôpital de Gorizia a déclenché ce premier tremblement de terre essentiel : la réalité brute qu’elle présentait nécessitait un examen attentif du fondement théorique sur lequel elle s’était formée. Il était désormais nécessaire de mettre la théorie au service de la pratique. Et ce n’était pas une mince affaire. La ‘mise entre parenthèses de la maladie mentale’ (Basaglia, 2017 : 315) était plus qu’un simple slogan antipsychiatrique. Il s’agissait d’abraser la surface du modèle psychiatrique dominant et vérifier les conséquences humaines, sociales, médicales et culturelles de son application. Un travail « sale » et risqué, qui ne changeait rien s’il était accompli dans la solitude la plus totale. Le personnel médical était à reconstruire en partant de zéro, le travail du personnel paramédical était à réorganiser et à ré-imaginer, et c’est sans doute l’un des aspects les plus délicats et les plus complexes : en effet, les seules relations suivies que les patient.e.s avaient précédemment établies dans cet environnement étaient celles avec les infirmièr.e.s, les religieuses, les ouvriers et les soignant.e.s ; certainement pas avec les médecins.
En août 1962 paraît le premier numéro du mensuel Il Picchio. Produit sur une vieille presse interne et fortement soutenu par le nouveau directeur, le premier numéro est composé de quatre feuillets. Le choix du nom n’a fait l’objet d’aucun commentaire bien qu’il se réfère, métaphoriquement, à l’activité caractéristique de l’oiseau qui lui a donné son nom, à savoir battre tous les jours avec insistance l’écorce dure, apparemment incassable.
Figure 2.1. Une des illustrations de couverture du mensuel Il Picchio (Archivio Agostino Pirella della Biblioteca di Area Umanistica di Arezzo – Università degli Studi di Siena)
L’idée d’imprimer un magazine des patient.e.s n’était pas originale en soi. À la fin du XIXe siècle, de telles initiatives avaient déjà été prises dans plusieurs institutions psychiatriques européennes (13). Souvent, leur fonction était de fournir une distraction, une activité qui pouvait être une forme d’ergothérapie de l’asile tout comme un véhicule d’expression personnelle. Cependant, il n’était pas rare que les articles adoptent un ton paternaliste et soulignent les aspects positifs de la vie asilaire sur lesquels les médecins et le personnel s’accordaient. Ces journaux composaient un bulletin documentant et faisant l’éloge du bon fonctionnement du site asilaire. Il Picchio n’était pas complètement immunisé face à ce style, mais il devenait néanmoins le premier instrument à rendre public le changement radical à l’intérieur de l’hôpital de Gorizia. Bientôt, des numéros ont été envoyés non seulement à d’autres hôpitaux psychiatriques, mais aussi à des patient.e.s sorti.e.s de l’hôpital, à des médecins, à des bénévoles et à d’autres personnes qui en faisaient la demande. Un patient surtout, ‘Furio’, est devenu le moteur de cette initiative et deviendra, quelques années plus tard, l’une des figures de proue de l’assemblée générale. Le premier numéro du journal s’ouvre avec une invitation du collectif éditorial, composée au départ uniquement de patients masculins, principalement du service A :
Ceci est notre journal et nous tou.te.s, patient.e.s, hommes et femmes,
devons collaborer à sa rédaction. Nous invitons tout particulièrement
les femmes que nous n’avons pu, pour des raisons évidentes, contacter
directement à nous envoyer leurs contributions
(Il Picchio, 1 (1962) : 1).
Les ‘raisons évidentes’ se référaient à la séparation nette des sexes dans les services, aggravée par les limites architecturales internes, difficiles à franchir. Les cours entre les pavillons étaient entourées de hauts grillages. Le long de la frontière avec la Yougoslavie, l’enceinte de l’hôpital était clôturée par un haut mur d’enceinte. Réduire la distance interne, en particulier celle du genre, a été l’une des premières décisions partagées avec les patients par le nouveau directeur entre novembre et décembre 1962.
Voici comment la nouvelle a été rapportée et commentée :
Un de ces jours, nous assisterons à un événement qui fera date. Les barrières
entourant les promenades seront démantelées. […] Nous applaudissons le
dynamisme de la direction qui, par cette action, initie une série de mesures qui
rendront notre hôpital semblable aux autres hôpitaux civils. À notre humble
avis, cet événement doit être célébré
(Il Picchio, 4(1962) : 1).
Le mois suivant, après l’enlèvement des clôtures, un article signé par la rédaction, titrait ‘Les barrières tombent’ :
Le ‘basculement’ des clôtures est importante non seulement en soi mais aussi pour rétablirla sérénité dans l’environnement tout autour, pour la restauration de la dignité et la confiance des patient.e.s., pour le contact avec le monde extérieur, pour la nouvelle conception de psychiatrie à laquelle elle donne naissance. Son utilité sera encore plus significative si ce principe s’étend à chaque personne et inclut les droits civils et légaux.
(Il Picchio, 5 (1962) : 4-5)
Le démantèlement des barrières en décembre 1962 a été rendu public par un film qui, heureusement, est encore conservé (14) Basaglia (2017 : 261-9) comme Slavich (2018 : 150) ont souligné l’importance de supprimer les contraintes internes et externes dans les départements, même si l’ouverture de ceux des interné.e.s chroniques, comme dans le quartier C, s’est faite progressivement. Et pourtant, le démantèlement des barrières n’était pas seulement symbolique. Plusieurs mots utilisés dans l’article d’ll Picchio mettent en évidence deux aspects fondamentaux. D’une part, renverser matériellement les barrières signifiait initier l’exercice pratique de petites libertés retrouvées par les patient.e.s dans leur vie quotidienne. D’un autre côté, des clôtures retirées signifiaient pas une liberté de mouvement immédiate pour les corps d’hommes et de femmes longtemps confinés au lit ou dans un environnement contenu. Cela nécessitait d’autres mesures visant à redéfinir la relation entre le corps, le temps et l’espace au sein de cet environnement.
L’une des étapes les plus importantes dans la redéfinition de cette relation fut l’introduction des médicaments psychotropes, comme Basaglia lui-même le rappelait lors de sa première communication sur l’expérience de Gorizia au Congrès international de psychiatrie sociale (Londres, 1964) : ‘Si la personne malade a perdu sa liberté à cause de la maladie, cette liberté de se réapproprier soi-même lui a été donnée par ses médicaments’ (Basaglia, 2017 : 264).
L’introduction des médicaments psychotropes a donc favorisé une liberté plus grande mais encore limitée du corps des patients et un traitement innovant et souvent réussi des formes de régression les plus graves. Basaglia souligne néanmoins que le médicament ne peut pas être élevé au rang de pouvoir thaumaturgique : ‘Si, en conjonction avec l’action d’un médicament, l’hôpital ne met pas en œuvre des mesures pour défendre la liberté, dont le/la patient.e subit déjà la perte, le médicament, en activant un spectre plus large de conscience, augmentera en lui la conviction d’être désormais définitivement perdu’ (Basaglia, 2017 : 264). Ici, dans la première étape expérimentale, émerge une attitude qui deviendra quelques années plus tard une devise et une partie de la pratique quotidienne à Trieste : « La liberté est thérapeutique ». (15)
Le deuxième aspect important de l’article « La chute des barrières » est le terme du ‘renversement’. L’usage qu’en fait Il Picchio n’est pas fortuit. C’est une référence claire à un nouveau dicton adopté par les réformateurs radicaux de Gorizia. « Le renversement pratique de l’institution de l’asile psychiatrique » (16) est devenu un slogan central de la dialectique anti-institutionnelle, avec ses implications radicales. Selon l’écrivain.e patient.e, le renversement des barrières n’avait de sens que si le système civil et juridique des institutions psychiatriques était également renversé et que, ce faisant, la nécessité de l’institution disparaissait également. En outre, cela reflète une position politique de caractère hégélien-marxiste, déjà exprimée dans les premiers écrits collectifs de Gorizia (voir Basaglia, 1967 : 433).
Dans quarante-deux numéros, de 1962 à 1966, Il Picchio a gardé la trace des bouleversements quotidiens à Gorizia, enregistrant souvent des revers et des échecs. Il reste le témoignage documentaire le plus détaillé des premiers contacts des patient.e.s avec le monde extérieur à travers des excursions d’une journée, l’exploration de problèmes profondément ressentis comme l’alcoolisme, le besoin de discuter de l’éventuelle réinsertion sociale des patient.e.s par le travail, des difficultés du rétablissement des relations familiales, l’entrée à l’hôpital d’une nouvelle génération d’infirmières, de médecins et d’assistants sociaux, ainsi que la rénovation et l’ouverture des services pour créer un environnement plus confortable et moins dégradant. Le journal contenait également des reportages sur le forum cinématographique, la chorale, la bibliothèque, la musicothérapie, le bar, les festivals et les célébrations ainsi que des histoires personnelles de patient.e.s, des poèmes et des entretiens avec des visiteur.e.s ‘de l’extérieur’. Ainsi, le magazine présente un hôpital essayant de créer et d’augmenter les espaces de rencontre, et aborde les contradictions et les conflits quotidiens que créent ces relations, impliquant des rôles différents et asymétriques.
Bien qu’il soit impossible de restituer ici la riche variété de toutes les rubriques mensuelles du journal, il convient, pour le présent examen, de se concentrer sur trois éléments qui présentent le prototype de l’assemblée générale : la psychothérapie de groupe, la naissance du comité ‘Aidons-nous les uns les autres à guérir’ et l’institution de réunions des services et du collectif éditorial du journal, de 1962 à 1965.
De l’asile à la communauté hospitalière : s’entraider pour guérir
La nouvelle année 1963 commence sous de nouveaux auspices pour Il Picchio. Pour commencer, le changement de couverture
Figure 2.2 Il Picchio. Magazine écrite et composée par les patient.e.s de l’Hôpital Psychiatrique Provincial de Gorizia. Slogan : « Aidons-nous les uns les autres à guérir ». Avec l’aimable autorisation de l’Archivio Agostino Pirella della Biblioteca di Area Umanistica di Arezzo – Università degli Studi di Siena.
Dans le numéro de 1963, sous l’image omniprésente de l’oiseau martelant, apparaissent deux silhouettes de personnes se serrant la main. La légende contient un message fort : « Aidons-nous les uns les autres à guérir. » Et l’article à l’intérieur précise : « Chacun.e doit être l’ami.e, le/la conseillèr.e de l’autre. Nous pouvons ainsi découvrir ce que la maladie nous a fait perdre. … Ce n’est pas seulement notre maladie qui constitue notre dommage ». (Il Picchio, 6 (1963) : 2)
L’appel à l’entraide a été lancé à celles et ceux de l’hôpital qui ne participaient pas encore aux activités du journal ou à d’autres occupations courantes et s’adressait aux décideur.es : les médecins, les administrateur.e.s, l’intendant et les infirmières. Cette relation binaire entre personnel et patient.e.s resterait inéluctable. L’exercice quotidien de l’autodétermination des patient.e.s et la reconstitution de leur propre subjectivité étaient étroitement liés à une redéfinition de rôles et de tâches distincts tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’hôpital.
Cet aspect n’a échappé à aucun.e des acteur.e.s, notamment médecins, patient.e.s et infirmièr.e.s, et est devenu partie intégrante des relations thérapeutiques dans la communauté :
Cependant, notre position privilégiée par rapport
à un.e malade rendu.e inférieur.e, à nos yeux ne
sera pas facilement surmontée, mais nous pouvons
essayer de vivre les besoins qui font partie de la
réalité des patient.e.s en établissant une relation
basée sur un processus de risque mutuel et de contestation
(Basaglia, 2017 : 331).
La dialectique de cette relation caractérise fortement les premières réflexions sur la psychothérapie de groupe à Gorizia, que l’on retrouve également dans les pages d’Il Picchio en 1962 :
Une personne malade mentale ne se remettra certainement
pas seule d’un traitement, mais la psychothérapie,
telle que la comprennent nos médecins, aura un effet
bénéfique sur sa personnalité. … Dans ce groupe, qui ne
devrait être rien d’autre qu’une société miniature, le/a patient.e
rencontre ses semblables, se libère, parle, d’abord avec
beaucoup de difficulté, puis, surmontant les résistances
émotionnelles, avec aisance.
(Il Picchio, 5 (1962) : 1).
Furio, l’âme du bulletin, était également le porte-parole des patient.e.s dans cette phase, ce qui suggère leur participation à des discussions avec des médecins concernant la psychothérapie. Comment la psychothérapie est-elle comprise et comment sera-t-elle pratiquée à partir de 1963 ? C’est encore un court article du bulletin qui commente l’introduction de la psychothérapie de groupe :
La psychothérapie de groupe a commencé. Cette
thérapie consiste à réunir des groupes de patient.e.s,
sélectionné.e.s a priori, et à leur donner amplement
l’occasion de converser entre elles et eux sur des problèmes
qu’elles/ils choisissent spontanément, c’est-à-dire qui
affectent le plus toutes les personnes présentes, tandis
que la fonction du médecin est d’écouter et de guider,
afin de stimuler la conversation et, si nécessaire, de la
ramener sur la bonne voie.
(Il Picchio, 6 (1963) : 4).
L’article est signé « L.V. » ; on ne sait pas s’il s’agissait d’un patient de sexe masculin ou féminin, mais il est certain que tous les numéros mensuels de 1963 et 1964 sont riches en articles sur la psychothérapie de groupe, signe que les membres du comité « Entraidons-nous pour guérir » écrivent de plus en plus sur leurs expériences pour le magazine. À partir du neuvième numéro de 1963, la rédaction a commencé à publier méthodiquement les mouvements internes des patient.e.s de l’hôpital, en mettant en évidence la relation entre les patient.e.s sorti.e.s et les patient.e.s hospitalisé.e.s, et en notant l’augmentation progressive du nombre de patient.e.s participant aux différentes activités de travail. En mars 1963, sur 563 patient.e.s (273 hommes et 290 femmes), 319 étaient employé.e.s soit à l’intérieur, soit à l’extérieur de l’hôpital. Ici, les statistiques habituelles concernant l’emploi des hommes et des femmes ont été inversées, avec 200 femmes employées contre seulement 119 hommes. (17)Mais quel était le sens du travail dans ce contexte ? À Gorizia, les réformateurs ont critiqué l’ergothérapie traditionnelle, la considérant comme un travail dégradant, non rémunéré ou troqué contre des cigarettes et des bonbons, le travail qui y est effectué ne répondant qu’aux besoins des infirmières et des médecins liés à l’asile. En 1964, le travail à l’hôpital a radicalement changé lorsque, grâce à un système de trésorerie interne, un salaire hebdomadaire a été payé pour répondre à certains besoins fondamentaux des patient.e.s. C’est ainsi que des ateliers furent créés : couture, tricot, rembourrage de chaises, imprimerie et même un salon de coiffure. Non moins importante fut la création d’une bibliothèque et l’ouverture d’une école reconnue par l’État. À partir de 1965, un autre pas en avant fut franchi : il fut possible aux interné.e.s de travailler à des tâches artisanales simples pour des entreprises et des usines extérieures, grâce à des conventions stipulées par l’hôpital psychiatrique. Ainsi, jour après jour, il devint possible de réaliser à Gorizia ce que l’équipe de Basaglia avait vu et connu principalement grâce à l’expérience anglaise de Maxwell Jones à Dingleton. (18) Pourtant, aucun de ces changements n’était une émulation obséquieuse de prescriptions faciles de sociothérapie ou de formes éprouvées d’ergothérapie. De nombreux problèmes subsistaient, comme les doutes et les contradictions qu’Antonio Slavich a exprimé ainsi :
L’ergothérapie était peut-être un début nécessaire,
mais elle risquait d’accroître l’institutionnalisation
interne. Il a fallu aller au-delà… du fait d’organiser une
ergothérapie ou une thérapie par le jeu. Bien entendu,
il s’agissait là d’aspects de la technique asilaire, mais
au début nous n’avons pas dédaigné de les organiser à
Gorizia, à condition que la tendance soit d’impliquer
progressivement l’ensemble de l’hôpital. … Bref, on
peut tout faire, mais ne qualifier aucune de ces activités
de « thérapie »
(Slavitch, 2018 : 97).
Le processus a été un processus d’essais et d’erreurs, guidé selon Slavich par « un empirisme sain » (Slavich, 2018 : 98). Nous ne pouvons pas non plus considérer les changements intervenus entre 1963 et 1965 comme les plus radicaux. Celles-ci résultent de la constitution du comité « Aidons-nous à guérir » et de la mise en place d’une psychothérapie, transition complète de la réalité de l’asile à celle de l’hôpital. Plusieurs éléments coexistaient dans un même espace, compte tenu des limites objectives imposées tant par le manque de personnel que de compétences et de ressources spécifiques. Basaglia en était conscient dès 1964, lorsqu’il écrivait dans l’éditorial d’Il Picchio :
Asile, Hôpital et Communauté Thérapeutique sont
les étapes de notre parcours au cours de ces années.
Cela ne veut pas dire que ces trois étapes n’existent
pas simultanément dans notre institution. Nous avons
tenté de détruire l’asile comme lieu d’admission
exclusivement forcée, mais il reste encore de nombreux
éléments qui nous le rappellent.
(Il Picchio, 28-9 (1964) : 1).
Les différences dans l’équipement des salles étaient souvent importantes. Comme l’écrivait un groupe de patient.e.s à Il Picchio en juillet 1963, en référence à la rénovation de la salle A par rapport aux conditions inférieures de la salle B : « Passer du rez-de-chaussée au premier étage, c’est comme passer de l’obscurité à la lumière » (Il Picchio, 12 (1963) : 4). Deux ans plus tard, les femmes de la salle féminine D écrivaient :
Très cher Pic, bien qu’autrefois malades, nous nous
sentons aujourd’hui guéries, grâce aux soins et à la
bonne volonté, et nous le montrons dans l’attention
avec laquelle nous accomplissons notre travail, pour
lequel ils nous paient, mais peu. … Deuxièmement,
nous ne jouissons pas de liberté : dans des services
perpétuellement fermées, accompagnées partout,
nous pensons que nous devrions avoir les mêmes
droits que nos amis du quartier B.
(Il Picchio, 38-9 (1965) : 19).
Restait enfin la dernière frontière du germe pathogène de l’institutionnalisation, le département C, abritant des patient.e.s chroniques dont l’état mental et physique s’était détérioré au fil des années. Pour elles et eux, il était difficile d’imaginer un avenir hors de l’hôpital ainsi que de s’intégrer dans la communauté thérapeutique. Au département C, les grilles resteront levées et les portes fermées pendant encore plusieurs années, tandis que des microcommunautés thérapeutiques, masculines et féminines, émergeront entre 1965 et 1966, regroupant les patient.e.s des autres salles.
Figure 2.3 Il Picchio, 28-9 (1964) : 18-19. L’illustration de ce numéro a été réalisée par un patient nommé Velio T. Avec l’aimable autorisation de l’Archivio Agostino Pirella della Biblioteca di Area Umanistica di Arezzo – Università degli Studi di Siena.
Les premiers pas d’une communauté thérapeutique : l’assemblée générale comme expérience pratique des exclu.e.s
Qu’était donc la communauté thérapeutique de Gorizia et quelle était sa thérapie ? D’après ce qui a été écrit jusqu’à présent, et comme en témoigne Il Picchio, il est clair que jusqu’en 1964, tous les changements, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’hôpital, étaient orientés vers des principes et des méthodes communautaires, appliqués tant au comité « Aidons-nous les uns les autres à guérir » qu’aux réunions éditoriales d’Il Picchio et à la psychothérapie de groupe. Pourtant, quelque chose de différent caractérise la première apparition de la communauté thérapeutique officiellement constituée le 6 octobre 1964, dans le service B des hommes.
Les patient.e.s choisis dans différents services représentaient 53 des environ 600 interné.e.s, tandis que les critères de sélection tenaient compte à la fois de la différenciation diagnostique et des antécédents individuels des patients. Dans le service B, dit « service des agités » selon l’ancienne nomenclature, une place est réservée à la communauté accueillant des patients de sexe masculin venus d’autres services. Slavich, directeur du service B, rappelle qu’il était loin d’être facile de transférer les patient.e.s qui n’étaient pas destiné.e.s à participer à l’expérience vers d’autres services : « Il fallait communiquer à chacun les raisons de notre choix et expliquer à certains des internés du quartier B, même à ceux qui n’auraient probablement pas compris ou approuvés, les raisons de leur nécessaire transfert vers d’autres quartiers » (Slavich, 2018 : 147).
La sélection du personnel infirmier a également fait l’objet d’une attention particulière. Le début de cette vie communautaire n’a pas été laissé au hasard. Il s’agissait plutôt d’un essai à petite échelle en septembre 1964, au cours duquel vingt-deux patient.e.s (dix femmes et douze hommes), avec le consentement de l’administration provinciale, séjournèrent pendant une semaine dans une maison de Bagni di Lusnizza, une station de montagne non loin de Gorizia. Les patients d’Il Picchio en ont fait part avec enthousiasme : ‘L’expérience – la première du genre en Italie – a été, nous pouvons l’affirmer, un succès positif. Dès l’arrivée, l’horaire quotidien était établi lors d’une assemblée générale et ensuite tout le monde se mettait au travail’ (Il Picchio, 25-6 (1964) : 2). C’est ainsi que Velio T. se souvient ‘des vacances’ : ‘L’atmosphère morale était quelque chose que je ne peux même pas commencer à exprimer ; c’était tellement différent de ce à quoi j’étais habitué ces dix dernières années’ (Il Picchio, 25-6 (1964) : 2). Et Francesca S. écrivait : « Tout était si beau, le paysage, les promenades, les rencontres, les repas, être ensemble… tout se discutait librement » (Il Picchio, 25-6 (1964) : 2).
Dans ses mémoires, Slavich a souligné les changements intra-muros nécessaires à la création de la première communauté thérapeutique à Gorizia. Au-delà de la nécessité d’améliorer les conditions matérielles du quartier B par des rénovations facilitant les rencontres et la collaboration, il fallait aussi apporter un soin particulier aux interné.e.s qui participeraient : « Le choix du groupe de collaborateur.e.s a été une tâche difficile, car nous nous connaissions bien l’effet perturbateur sur les soigné.e.s de toute tension et disharmonie au sein de l’équipe de soignant.e.s » (Slavich, 2018 : 147).
Le programme des activités quotidiennes était rigoureux et structuré à la fois autour de l’individu et du groupe. Outre l’autonomie des espaces communs, on a également veillé à vérifier l’approche thérapeutique individuelle au sein de la communauté grâce à un examen approfondi des médicaments des patient.e.s, ainsi qu’à la mise en place de réunions bi-hebdomadaires de service et de personnel. Il Picchio est également devenu un facteur important d’information et d’éducation des interné.e.s sur les innovations introduites par la communauté thérapeutique. En effet, à partir du numéro vingt-sept de 1964, le journal introduisit une nouvelle section avec un titre sans équivoque et un contenu correspondant : ‘Communauté thérapeutique’. Les premières considérations de l’éditorial ne laissent aucun doute quant à la distinction entre les expériences d’un hôpital traditionnel et celles de la communauté de Gorizia. Ainsi, l’éditorial écrit que l’hôpital traditionnel reposait sur :
le principe d’autorité : une autorité qui se répartit
à différents degrés parmi le personnel et s’affirme
de différentes manières. Les patient.e.s, elles et eux,
sont totalement dépourvu.e.s d’autorité : ils n’ont rien
à dire, à prévoir, à organiser, l’environnement est fait
pour elles et eux, mais pas par eux et elles. Privé.e.s de
toute possibilité de décision, ils sont simplement objets
de ces normes.
(Il Picchio, 27 (1964) : 3).
L’existence de communautés thérapeutiques, en revanche, renverse le principe d’autorité, selon l’éditorial :
Une communauté thérapeutique est un service psychiatrique
organisé par les patient.e.s avec le personnel, afin que,
par cette collaboration, ils établissent… des liens de
connaissance et de confiance mutuelles ; des liens qui ont
aussi une valeur thérapeutique. … Ces communautés
sont de petites sociétés : s’il est vrai que la souffrance mentale
résulte d’un désaccord… il est légitime d’espérer qu’une
reconstruction spontanée et ordonnée d’une vie sociale
au sein de la communauté puisse atténuer et résoudre
cette souffrance en devenant un instrument thérapeutique
(Il Picchio, 27 (1964) : 4).
Dans les premiers mois de 1965, dans la salle des femmes B, de manière similaire et sous la coordination de la seule femme psychiatre présente dans l’équipe, Maria Pia Bombonato, fut créé un deuxième noyau de la communauté thérapeutique. L’ouverture de toutes les services et l’inclusion de tou.t.e.s les patient.e.s dans des sous-groupes de la communauté thérapeutique s’achève trois ans plus tard, en 1968, avec le service C des femmes.
L’organisation communautaire exigeait de plus en plus des discussions et des décisions continues, ainsi qu’une participation du personnel et des patient.e.s qui ne pouvait pas toujours être tenue pour acquise. La multiplication des réunions conduit à un choix systématique dès 1965 – celui de constituer une assemblée générale visant à résoudre quatre problèmes en particulier. Premièrement, il fallait éviter une dispersion indésirable des sujets abordés, comme cela se produisait parfois lors des réunions de service ; deuxièmement, la possibilité de participer à l’assemblée devrait être étendue non seulement aux différents services de la communauté mais à l’ensemble de l’hôpital ; troisièmement, la structure des ordres du jour de l’assemblée devrait être améliorée en responsabilisant les patient.e.s, qui présidaient et rédigeaient les procès-verbaux à tour de rôle ; et quatrièmement, il était nécessaire d’augmenter et de faciliter la participation et l’intervention des patient.e.s sur des questions constamment récurrentes, comme l’amélioration des conditions de vie dans la communauté hospitalière, comme condition nécessaire pour mieux préparer les patient.e.s à leur sortie de l’hôpital.
La proposition de créer une assemblée générale est venue du psychiatre Agostino Pirella en 1965 (Pirella, 1989 : 13-17). Pirella avait récemment rejoint le personnel de Gorizia, prenant en charge la gestion du service D et plus tard celle du service C hommes. Le rythme quotidien de l’assemblée générale en avait fait l’un des symboles les plus souvent représentés et racontés de l’esprit de réforme de Gorizia dans le monde extérieur. Les visiteur.e.s qui assistaient aux premières assemblées générales étaient souvent déconcertés par les débats ; les sujets de discussion étaient vastes, la vie privée de l’équipe médicale a effectivement disparu, tandis que la démarcation entre l’équipe médicale et les patient.e.s a été effectivement supprimée, devenant une unité collective. Franco Pierini, un journaliste italien, écrivait en 1967 : ‘[Les patient.e.s] sont meilleurs que nous dans la technique de la discussion, dans la dialectique des opinions opposées, dans les conclusions tirées sans boucs émissaires, sans perdant.e.s.’ (19)
Mais comment se déroulaient les assemblées générales ? Que savons-nous des sujets, des techniques de discussion et des débats qui se sont déroulés quotidiennement pendant plusieurs années ? Nous savons avec certitude que les archives historiques de l’hôpital psychiatrique de Gorizia ne contiennent aucun récit enregistré des assemblées ; ceux-ci ont probablement été perdus. (20) Cependant, des traces subsistent dans plusieurs sources. Certains récits sont connus à travers les livres Qu’est-ce que la psychiatrie ? et L’Institution en négation parce que des discussions d’assemblée apparaissent dans les textes, écrit.e.s par différents auteur.e.s entre 1967 et 1968. Pour les assemblées précédentes, en 1965 et 1966, Il Picchio est toujours une source précieuse. Les deux derniers numéros, quarante et quarante et un, (21) comprenaient des résumés des procès-verbaux des assemblées tenues du 1er avril au 30 juillet 1966.
En analysant les rapports publiés dans Il Picchio, il est possible de comprendre le déroulement et les résultats des discussions de cette année. La participation, en termes numériques, fluctue, surtout au printemps 1966 : « [Nous passons] de 60 à 130 participant.e.s et nous n’arrivons pas toujours à tirer des conclusions sur les sujets discutés » (Il Picchio, 40 (1966) : 8). Le 5 avril 1966, un point à l’ordre du jour concernait directement la diminution du nombre et la désaffection des parties prenantes à l’assemblée : « D’après de nombreuses opinions exprimées : il semble que beaucoup de patient.e.s n’interviennent pas parce qu’ils pensent que les médecins sont présents pour » scruter » leur comportement, que beaucoup de gens n’interviennent pas par timidité ou par peur d’être jugés en public » (Il Picchio, 40 (1966) : 10).
Dans de nombreux cas, les critiques exprimées par les patient.e.s lors de l’assemblée générale concernaient les conditions d’une vie contrainte dans l’hôpital en général, tandis que les problèmes personnels évoqués par les patient.e.s individuel. le.s recevaient beaucoup moins d’attention. Dès le début, la question la plus pressante et objectivement non résolue, au moins jusqu’à l’approbation de la loi Mariotti de 1968 sur l’hospitalisation volontaire (22), était celle de la sortie, qui exigeait la garantie signée d’un membre de la famille, et qui était trop souvent refusée. Face au refus des familles de prendre soin de leurs proches hospitalisés et en l’absence de services psychiatriques externes qui auraient pu offrir une alternative à l’hospitalisation, la plupart des patient.e.s ne voyaient aucune perspective de sortie et développaient de l’anxiété, de la désillusion et du mécontentement, qu’ils dirigeaient vers médecins lors des assemblées. En conséquence, des silences provocants ou des explosions d’émotions colériques se produisaient de temps en temps, que l’équipe n’essayait pas de limiter. Il appartenait au/à la patient.e qui présidait la séance respective de l’assemblée générale de traiter ce type de trouble sans intervention manifeste du personnel hospitalier ou des médecins.
Il est peut-être surprenant que, dans les procès-verbaux de l’assemblée générale qui ont été conservés, les mêmes sujets aient été abordés à plusieurs reprises. Les thèmes principaux étaient toujours l’organisation des fêtes, la gestion du bar et la vie dans les services. À première lecture, ces minutes pourraient donc paraître ennuyeuses ou insignifiantes. Pourtant, ce thème révèle clairement la grande valeur que les participant.e.s accordaient à la vie communautaire.
Comme le souligne John Foot, au cours de ces années-là, plus de cinquante réunions hebdomadaires ont eu lieu, y compris celles des services, du personnel, avec les bénévoles et l’équipe du journal (Foot, 2017 : 119). La ‘réunionite’, c’est-à-dire la possibilité concrète que la discussion se termine sans trouver de solutions efficaces, était le revers de la médaille. Durant l’été 1966, cette inefficacité entraînait des tensions et de la fatigue, qu’un patient soulignait clairement dans un article d’Il Picchio, tout en soulignant la valeur fondamentale des réunions :
Pendant tout ce temps où nous avons tenu des
assemblées, nous avons obtenu très peu, pour ne
pas dire presque rien, au fond ici nous ne faisons
que nous étudier les uns les autres : les médecins
nous étudient et nous pouvons les étudier. … La
presse devrait être invitée à changer l’opinion de
celles et ceux qui, à l’extérieur, doivent nous considérer
comme leurs semblables, éprouvé.e.s seulement
par le malheur. Si nos assemblées n’ont pas donné
de résultats dans ce sens, elles sont néanmoins
importantes pour nous car elles servent à
s’entraider et j’y inclus également le personnel
soignant. Nous devons nous unir pour lutter.
Pour nous faire entendre.
(Il Picchio, 41 (1966) : 21-2).
Dans l’ensemble, tant les témoignages des patients que les propres textes de l’équipe psychiatrique soulignent la valeur thérapeutique de cette « étude » réciproque (Basaglia, 2017 : 395). On peut donc affirmer que les assemblées ont assumé la tâche de psychothérapie de groupe à partir de 1965 et que les approches psychothérapeutiques individuelles ont joué de moins en moins de rôle à Gorizia. Comme le dit clairement Maria, une patiente :
Certains disent que les médecins s’occupent des malades
de manière plus générale et ne s’attardent pas longtemps
sur chaque cas individuel. C’est vrai, mais il faut en analyser
la raison. Au cours des réunions, on pratique une psychothérapie
de groupe qui permet au médecin d’observer l’attitude des
patient.e.s face aux problèmes qui concernent la vie de l’hôpital,
organisé comme une petite ville. Les protagonistes de ces
rencontres sont précisément les patient.e.s [qui] peuvent
exprimer et démontrer leur véritable personnalité devant le
médecin qui, à travers un long dialogue, vise à les guider, les
orienter, les encourager et les rendre responsables de
leur propre existence. Un climat ainsi conçu, outre
l’avantage psychothérapeutique, offre également un
avantage pédagogique. Il me semble que ce double caractère
peut bien être considéré comme contribuant à atteindre la liberté
qui est le but auquel chacun aspire.
(Il Picchio, 40 (1966) : 25).
L’exercice consistant à prendre en charge soi-même et les autres et à façonner activement le changement institutionnel a conduit à un nouveau processus de subjectivation pour de nombreux patient.e.s. Ils et elles se sont réhabitué.e.s à parler et à prendre des décisions, même si cela était loin d’être une réussite évidente. L’octroi de ces droits aux patient.e.s était lié au fait que la maladie mentale était largement considérée comme le résultat de l’internement et de l’institutionnalisation. Mais à Gorizia, cela a également conduit les patient.e.s à dénoncer de plus en plus l’exclusion et les restrictions imposées par la vie à l’hôpital. Les procès-verbaux quotidiens de l’assemblée générale montrent clairement que les acteur.e.s de l’expérience de Gorizia n’ont pas cherché à cacher les contradictions thérapeutiques et les limites idéologiques, mais qu’ils étaient plutôt très conscient.e.s de ce problème fondamental de Gorizia et ont permis d’en discuter : l’absence d’une alternative à l’hôpital psychiatrique risquait de perpétuer ce qui existait déjà, en créant une sorte de « bonne » institutionnalisation : bien conduite, moins traumatisante. Une communauté interne pourrait ainsi devenir « une cage dorée » (Basaglia, 2017 : 267) risquant de transformer la mobilisation politique en gestion technique.
Conclusion
Le dernier numéro d’Il Picchio a été publié en 1966. De nombreuses raisons ont conduit à la fin de cette expérience, toutes ne correspondent pas à la position officielle exprimée dans L’institution niée. Dans l’entretien de Nino Vascon avec le patient Furio, inclus dans L’institution niée, il est indiqué que la publication ‘n’a pas continué parce que la libéralisation de l’hôpital a rendu inutiles les moyens de communication’ (Basaglia, 1968 : 88). Plus important encore, le collectif éditorial de la revue s’amenuisait et ne comprenait plus que Furio lui-même. Les assemblées générales, au contraire, ont connu des hauts et des bas au cours des années suivantes, mais il n’y a pas de traces des procès-verbaux de cette période, à l’exception de quelques extraits.
Nous pouvons cependant affirmer que le monde extérieur à l’hôpital psychiatrique de Gorizia a reconnu le rôle central et sans précédent de la vie communautaire au sein de l’hôpital. L’intérêt du public pour l’expérience de Gorizia a explosé entre 1967 et 1968. Les éditions rassemblées Che cos’è la psichiatria (Qu’est-ce que la psychiatrie ?) et L’istituzione negata (L’institution en négation) éditées par Basaglia ont été lues par un vaste public. À cela s’est ajoutée une vaste campagne de presse nationale et internationale. La question des asiles n’était plus seulement une affaire confiée à des experts qui apportaient des solutions techniques et sanitaires.
Grâce à la volonté du mouvement qui l’avait portée, cette question était devenue une question démocratique et politique de premier plan, et de larges pans du public ont bien réagi à l’idée radicale et fondamentale selon laquelle la fermeture des asiles était aussi possible que nécessaire pour surmonter l’exclusion des personnes psychiatrisées.
Il n’est peut-être pas surprenant que la représentation médiatique et culturelle de cette expérience ait favorisé une vision trop simpliste, imaginant d’emblée l’hôpital psychiatrique de Gorizia comme une communauté thérapeutique. Paradoxalement, au moment même où Gorizia obtenait une reconnaissance nationale et internationale, l’équipe de Basaglia elle-même rencontrait des signes de crise et des points de non-retour. Le chemin de Gorizia vers la gloire fut donc un processus difficile avec une issue pas entièrement favorable. En fait, au cours de la période la plus médiatisée de l’expérience (1967-1968), la relation entre l’administration provinciale et l’équipe médicale est devenue de plus en plus compliquée. (23) Les psychiatres de Gorizia exigeaient des mesures décisives concernant la création de services de santé mentale externes et différents de l’hôpital, sans lesquels ils pensaient que l’expérience n’atteindrait pas ses objectifs. Leurs revendications se sont heurtées à des obstacles politiques et normatifs apparemment insurmontables. Ce conflit finit par mettre fin à la communauté thérapeutique, créée par Basaglia mais qui se poursuivit sans interruption sous la direction de Pirella, puis de Casagrande jusqu’en 1971.
Le microcosme de la communauté hospitalière libéralisée s’est heurté à la dure réalité. Le potentiel libertaire exprimé dans la construction de la liberté d’expression et de l’action communautaire s’est heurté aux revendications qui en découlaient logiquement. ‘Quand est-ce que je rentre à la maison ? Quand serai-je libéré.e. ?’ sont devenues des questions répétitives au cours des dernières années de Gorizia, mais elles n’ont pas pu trouver de réponse définitive à l’assemblée. Il y a eu en fait une augmentation du nombre de patient.e.s sorti.e.s de l’hôpital, mais, en l’absence totale d’aide extérieure, l’objectif de la direction d’admissions et de sorties continues n’a rencontré qu’un succès limité.
Le choix forcé, d’abord de Basaglia, puis de toute l’équipe, de quitter Gorizia a eu un double effet : d’une part, il a permis à cette expérience de s’enraciner ailleurs, en élargissant la possibilité de réaliser la transformation des pratiques psychiatriques et la fermeture des asiles. En revanche, ce fut un coup dur pour les patient.e.s de Gorizia, interrompant certaines pratiques de la vie communautaire. (24) Cela était particulièrement vrai pour les personnes ayant des antécédents de soins de longue durée dans les quartiers C, qui se résignaient à un internement pour une durée indéterminée face à l’incertitude, à l’abandon et au déni. (25)
En fin de compte, le caractère expérimental de ces pratiques reste l’aspect le plus innovant de Gorizia. Ce fut un acte fondateur, nécessaire mais non suffisant pour un changement épistémologique radical en psychiatrie. Comme l’écrivait son ami et collègue Hrayr Terzian, Basaglia
a réalisé une opération conceptuelle qui a été
son véritable travail scientifique, de cohérence
galiléenne. Il pensait que dans l’impossibilité
d’examiner un objet, on examine ce qui le contient.
… Et cette intuition l’a amené à mettre la
maladie entre parenthèses et à examiner ses
nombreuses incrustations dans l’espoir
de découvrir éventuellement la maladie elle-même
(Terzian, 1980 : 3). 26
L’expérience de Basaglia à Gorizia a, à plusieurs reprises, été critiquée comme non scientifique, et dans certains milieux, la question de la nature scientifique de sa psychiatrie est encore une question épineuse faisant l’objet de débats. Terzian, cependant, tout en expliquant la matrice expérimentale des pratiques de Basaglia, exprime clairement sa croyance dans leur caractère indubitablement scientifique.
Durant le mandat de Basaglia, l’assemblée générale fut l’un des instruments les plus à même de révéler les preuves apodictiques de la nature contradictoire de la psychiatrie. Sa réponse pratique à la violence des asiles, en les humanisant dès le début, était une tentative de prévenir les effets de l’institutionnalisation sur la maladie mentale. (27) Ainsi, l’expérience de Gorizia ne peut être comprise que si l’on suppose comme condition préalable le sens radicalement différent que prenait l’action thérapeutique au sein de cette communauté. Les pratiques de la communauté thérapeutique lors de cette première implantation italienne se caractérisent par leur orientation hautement utopique et idéologique. Comparer ces développements avec les développements ultérieurs d’autres hôpitaux psychiatriques, qu’ils soient ou non gérés dans le sens de Basaglia, est le défi qui nous attend. (28)
Notes
1 Antonio Slavich, le premier psychiatre de l’équipe de Basaglia à Gorizia entré à l’hôpital en 1962, note qu’ils utilisèrent initialement l’expression anglaise « community meeting » tirée du modèle anglais de communauté thérapeutique de Maxwell Jones : « que tout le monde appela plus tard plus modestement assemblea generale [assemblée générale] » (Slavitch, 2018 : 168). John Foot (2014 : 237, 241) parle à la fois de « réunions générales » et d’« assemblées générales ». Je propose de conserver la traduction littérale « assemblée générale » pour souligner la centralité de ce moment.
2 Un aspect très controversé de la relation entre la pratique et les modèles théoriques dans l’approche de Basaglia était la définition de la méthodologie actuelle de la réadaptation psychiatrique. Après la mort de Basaglia en 1980, alors que l’expérience acquise à Gorizia était diffusée par les membres de son équipe dans d’autres hôpitaux psychiatriques (par exemple à Arezzo, Parme et Trieste), un thème plus urgent est apparu ; non seulement l’importance de mettre fin à l’hospitalisation au profit d’une psychiatrie moins « dissimulatrice », mais aussi « la possibilité d’en faire une science » (voir Castelfranchi et al., 1995 : 39). Pour les bases épistémologiques de la « nouvelle psychiatrie », voir Pirella, 1999 : 63-71.
3 Dans une interview avec Pirella, réalisée par M. S. Goulart le 2 février 2001, publiée dans Venturini (2020 : 140), Pirella a déclaré : « Sans l’expérience de Gorizia, en Italie, nous aurions encore une situation comme celle de l’Allemagne. Nous aurions des hôpitaux psychiatriques plus petits et plus humanisés, mais avec une grande différence en termes de pouvoir entre les psychiatres, les opérateurs psychiatriques et les patient.e.s ; nous aurions toujours… un concept préférant le contrôle au soin » (Venturini, 2020 : 139).
4 Cela fait référence à l’expérience de la communauté thérapeutique de Maxwell Jones, qui représentait un modèle à explorer pour Gorizia. Sur la comparaison entre différents modèles de communauté thérapeutique et celui de Gorizia, voir Colucci et Di Vittorio, 2020 : 153-60 et Foot, 2017 : 84-94. Pour une reconstruction historique plus exhaustive des modèles de communautés thérapeutiques en Europe, voir également Fussinger, 2010 : 217-40.
5 Les numéros 3-7, 13-14, 17-19 et 22-4 d’Il Picchio sont accessibles à l’Archivio dell’Ospedale Psichiatrico Provinciale di Gorizia (Archives historiques de l’hôpital psychiatrique provincial de Gorizia), Gorizia (ci-après dénommé ASOPPPGo); les numéros 1, 8-12, 15-16, 20-1, 35 et 34-41 peuvent être consultés à la Biblioteca Statale Isontina (Bibliothèque d’État isontine), Gorizia ; les numéros 25 à 34 sont conservés dans l’Archivio « Agostino Pirella » (archives Agostino Pirella) de l’Université d’Arezzo à Sienne. Je n’ai pas pu consulter le numéro 2, qui est aujourd’hui extrêmement difficile à localiser.
6 Voir Basaglia, 1967, 1968 et 2017 ; Jervis, 1977; Corbellini et Jervis, 2008 ; Slavich, 2018. Pour les principales reconstructions historiques, voir Babini, 2009 ; Sforza Tarabochia, 2013; Trivelli, 2013 ; Pied, 2014 ; Brûlures et pieds, 2020 ; Colucci et Di Vittorio, 2020 ; Bruzzone, 2021.
7 Sur le rôle des volontaires de Gorizia, voir Setaro et Calamai, 2019 : 43-60 ; Setaro, 2021 : 391-9 ; des artistes et architectes voir Scavuzzo, 2020 ; des médias et des photographes, voir Guglielmi, 2018, Sforza Tarabochia, 2021 : 209-27.
8 Sur l’immobilité et le conservatisme de la psychiatrie italienne, voir Babini, 2009 : 130-42 ; Galli, 2014 : 79-90.
9 Dès les années 1960, Basaglia et son équipe avaient déjà commencé à s’informer sur des expériences thérapeutiques au Royaume-Uni (Dingleton Hospital, Melrose, 1961), en Allemagne (Würzburg et Gütersloh, 1964), en France (Sector Psychiatry de Duchêne et Daumezon, XIII Arr. ) et en Suisse (L’hôpital psychiatrique de Cery, Lausanne, 1965). Les psychiatres Edoardo Balduzzi, Giampaolo Lai, Michele Risso, Gian Franco Minguzzi et Pier Francesco Galli furent des intermédiaires importants dans ce processus. Voir Babini, 2009 ; Pied, 2014 ; Slavitch, 2018.
10 L’inventaire et l’introduction documentaire de l’ASOPPGo sont actuellement en préparation pour publication par Sara Fantin, archiviste de la Cooperativa La Collina qui a supervisé la réorganisation. J’ai consulté l’inventaire et certaines sources documentaires pour cet article avec son précieux soutien.
11 Sur les contributions économiques que la Yougoslavie a accordées à l’Italie pour soutenir les internés slovènes, voir Foot, 2009 : 16 ; Slavitch, 2018 : 75.
12 Voir Basaglia et al., 2008 : 103. Voir également Visintini, 1983 : 168-9 ; Giannichedda, 2005 : xviii ; Colucci et Di Vittorio, 2020 : 19-20.
13 L’ASOPPGo contient, bien que non encore triés, de nombreux magazines similaires provenant d’autres institutions européennes. Il Picchio en donne un aperçu détaillé dans la section intitulée ‘Leggendo la nostra stampa’ (voir, par exemple, Il Picchio, 20-1 (1964) : 19-21). Parmi eux figurent L’information (Vinatier, France), Coney Clarion (Gloucester, Angleterre), Là Haut (Marsens, Suisse) et O Arauto (Telhal, Portugal).
14 Les films, sans son, de la première démolition des clôtures de l’asile sont désormais conservés à la Mediateca « Ugo Casiraghi » de Gorizia dans le cadre de la collection Giorgio Osbat.
15 Ce slogan était écrit sur les murs de l’hôpital psychiatrique San Giovanni de Trieste, dont Basaglia était le directeur à partir de 1971. L’inventeur du slogan était Ugo Guarino, un artiste qui avait créé le Rainbow Art Collective dans l’hôpital : voir Gallio et al., 1983 et Giannichedda, 2016.
16 Cette expression apparaît fréquemment tant dans les procès-verbaux de l’assemblée que dans les écrits de l’équipe de Basaglia : voir Pirella, 1999 ; Basaglia, 2017.
17 Il Picchio, 9 (1963) : 19. Les tableaux de mouvements des patients ont été publiés dans tous les numéros ultérieurs, jusqu’aux numéros 36-7 de 1965.
18 À ce sujet, Foot écrit : « Gorizia avait un modèle pour sa révolution, et il venait du Royaume-Uni » (Foot, 2017 : 85). Sur l’importance du modèle anglais de communauté thérapeutique, voir aussi Pirella, 1999 ; Millar, 2000.
19 Pierini était journaliste à L’Europeo, un hebdomadaire largement lu en Italie. L’enquête sous sa signature a été publiée dans Il Picchio, 34 (1967): 14, intitulée ‘Se il malato è un uomo’ (Si le patient est un être humain).
20 L’inventaire de l’ASOPPGo ne donne aucune indication d’éventuels procès-verbaux d’assemblées ou de réunions de paroisse et de personnel parmi les documents en sa possession.
21 Le journal termine sa parution en 1966 avec le numéro 41, auquel devrait s’ajouter une édition spéciale en décembre 1962.
22 La loi n° 431 de 1968 tire son nom du ministre de la Santé de l’époque, Luigi Mariotti, qui comparait les asiles aux ‘camps de concentration allemands’. La loi a supprimé l’hospitalisation forcée, introduisant pour la première fois l’hospitalisation volontaire. Il s’agit du premier acte concret de réforme des hôpitaux psychiatriques en Italie et il a jeté les bases de la loi no. 180 de 1978.
23 Pour une analyse des dernières années de l’expérience basaglienne à Gorizia, lorsque l’hôpital était sous la direction du psychiatre Nico Casagrande, voir Venturini, 2020.
24 La démission de Nico Casagrande et de son équipe a été bien accueillie par l’autorité provinciale d’Isonzo, qui n’offrait aucune possibilité de réaliser les réformes demandées au fil des années par le mouvement de Basaglia (y compris la création d’un service régional de santé mentale, par exemple). Par la suite, un psychiatre de Padoue, Giuseppe Carucci, fut nommé directeur, mais son expérience fut très brève. C’est à ce moment-là que l’assemblée générale a été interrompue. Voir Foot, 2017 : 243 ; Venturini, 2020 : 183.
25 Letizia Comba, la psychologue responsable du service des femmes C à Gorizia, le définit comme ‘une île gelée sans histoire’ (Comba, 1968 : 233). Certes, les cages autour des lits avaient été supprimées et les espaces réaménagés, mais la salle resta confinée jusqu’en 1968.
26 Concernant les difficultés de l’expérience de Gorizia, Edoardo Balduzzi, ami de Basaglia et principal représentant du secteur psychiatrique en Italie, déclare : ‘La communauté qui ‘guérit en se guérissant elle-même’ est devenue le seul fond thérapeutique… dans un contexte institutionnel. Nous sommes en présence d’une véritable expérimentation’ (Balduzzi, 1968 : 127).
27 Sur cet aspect, voir Colucci et Di Vittorio, 2020 : 117-34.
28 Sur les communautés thérapeutiques dans d’autres pays européens, voir également les chapitres 1, 3, 5 et 10.
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