Le chemin vers la non-violence peut être le fruit d’aspirations individuelles et l’on peut souhaiter que chacun trouve les ressources en lui pour s’en nourrir et en inspirer sa vie. Cependant, nos comportements dépendent aussi de notre environnement de vie. Certaines réalités sociétales seront plus favorables que d’autres à l’épanouissement de la non-violence.
Tout le monde connaît ces vers des Animaux malades de la peste de Jean de la Fontaine. Malades de la peste ? Tiens donc, une prémonition ?
Malheureusement, ce type d’aphorisme peut être répété pendant des siècles sans que jamais rien ne change vraiment. C’est le type même de ritournelle qui entérine l’inacceptable sous le sceau de la fatalité : c’est comme ça et on n’y peut rien.
Sauf que l’iniquité est un grand mal qui agrège des frustrations infinies qui se polarisent dans les haines, mères de toutes les violences. Inviter nos contemporains au grand bain de la non-violence, c’est aussi concourir à ce que l’eau du bain soit à bonne température. Les injustices ont été couvertes par l’ignorance de leur ampleur pendant des siècles, puis par l’esprit de résignation des peuples sur le sujet. Mais la révolte sourde est là. Elle s’exprime parfois par le lynchage populaire permis par les nouveaux moyens de communication ou par des actes de vengeance personnelle. Le plus souvent, elle s’immisce dans l’attirance pour des promesses politiques de solutions radicales.
Le mépris des victimes
Il suffirait de mentionner ici l’histoire des plaintes pour agression sexuelle au cours des cinquante dernières années pour illustrer notre propos. Pour montrer à quel point une victime peut ou non être considérée en fonction de la reconnaissance sociale du crime en cause. Mais ce serait négliger les millions d’autres situations dans lesquelles des victimes se sentent flouées de ne pas être entendues et prises en compte. Certes, beaucoup de situations sont a priori moins lourdes de conséquences psychologiques et physiques que les agressions sexuelles. Mais pour la victime, l’iniquité sera vécue de la même manière : une frustration intense.
Considérer que tel ou tel fait délictueux est plus ou moins digne d’intérêt, c’est ignorer l’impact sur la victime qui ne sera pas nécessairement proportionnel à ce que l’on considère comme la gravité objective des faits. Si nous prenons un fait qui peut sembler moins choquant qu’une agression physique, personne ne peut nier que selon que « vous serez puissant ou misérable, etc. »
Car, souvent, les plaintes sont reçues et les poursuites sont engagées en fonction du statut social de la victime et non pas de la nature des faits. En réalité, ce que nous appelons ici statut social correspond essentiellement à l’entregent médiatique, économique, judiciaire et politique de la victime. Et, en la matière, il n’y a pas de tendance politique qui tienne ou soit exclue : il s’agit d’un groupe commun de nantis de la justice.
Voir au quotidien un parquet qui poursuit sans délai les broutilles des puissants quand elle refuse à la personne lambda la moindre poursuite de faits de harcèlement, d’escroquerie, d’insultes, de menaces… constitue le compost de la colère. Si vous n’avez jamais été concernés ou si vous ne connaissez pas d’exemples autour de vous, peut-être êtes-vous dans l’environnement des puissants ?
Nous n’oublions pas non plus ceux qui ne s’adressent pas à la justice en présupposant son inaccessibilité et ceux qui ne s’y adressent plus du tout par expérience, déception ou rancœur.
Des délais à géométrie variable
Il n’a échappé à personne que la célérité de la justice à gérer certaines affaires n’a d’égal que la servilité due aux puissants. On connaît l’encombrement de certains tribunaux en France, ce qui n’empêche jamais de glisser telle ou telle affaire VIP au milieu de ce concours de lenteur. Le plus étonnant est que tous les tenants du pouvoir semblent s’en accommoder et en profiter le moment venu. Et que dire de ceux qui réussissent à faire travailler une justice exsangue sur des dossiers de plus de cent ans ?
Nous y reviendrons en conclusion, mais il est bien évident que la justice manque de moyens. Pourtant, il existe une action simple pour faire changer cela. Il suffirait que la magistrature ait le courage de décider que toutes les affaires soient traitées dans l’ordre d’arrivée : une sorte de grève du zèle. Si les puissants devaient se retrouver dans les files d’attentes de la justice, comme le quelconque, il ne passerait pas longtemps avant que les budgets de la justice soient revus à la hausse. Et surtout, cela conduirait à une véritable réflexion sur la place de la justice dans une démocratie.
Justice n’est pas équité
À force d’agglomérer des textes de lois, on aboutit à cette situation incompréhensible pour le commun : une décision de justice réputée juste n’est pas nécessairement équitable. On comprend que la forme de la justice (l’ensemble des procédures) serve de rempart à tous les risques d’abus de justice ou de pouvoir. Ce principe est noble et mérite un certain respect. En revanche, dès lors que cela aboutit à des situations dans lesquelles la forme devient un obstacle à un jugement équitable du fond, la forme en cause doit être questionnée.
La forme doit être au service de l’équité. Or, on constate aujourd’hui que la justice est au service de la forme et n’a plus grand-chose à faire de l’équité.
La complexité dans laquelle s’est enfermée la forme de la justice aboutit en réalité à en exclure l’accès au plus grand nombre. Elle favorise inévitablement ceux qui ont les moyens de recourir à des conseils juridiques ou des avocats.
Le plus grand nombre, voilà bien ce qui pose un problème.
Nous revendiquons de vivre dans une démocratie dont une idée est que l’on s’occupe de tous. Ce qui veut dire construire des outils et des services pour le bien de tous et non pas du plus petit nombre et des cas particuliers. Vivre en société implique conjointement d’admettre que rien ne sera parfait. La justice ne sera pas toujours parfaite, et inventer chaque jour des garde-fous pour éviter des erreurs de justice n’est pas toujours légitime.
Les erreurs de justice dont on veut se prémunir aujourd’hui ne sont pas si nombreuses, ce qui n’enlève rien de leur gravité. Mais tout l’arsenal que l’on met en place pour s’en protéger crée un monstre d’iniquité immensément plus catastrophique. Une justice débordée, une justice trop complexe, donc difficile d’accès pour les démunis, une justice malentendante quand il s’agit des plaintes des lambda, une justice lente, donc décalée, une justice obsédée par la forme, peu soucieuse d’équité, une justice incompréhensible pour la plus grande masse des personnes. Ceci est autrement grave que le nombre d’erreurs de justice que l’on prétendait prévenir.
Nos démocraties ne peuvent s’obstiner à créer des usines à gaz pour régler le problème de quelques-uns quand elles savent pertinemment que ce sera au détriment du plus grand nombre. Il faut effectivement un certain courage pour dire que l’on prend le risque de 10 défauts de justice pour simplifier l’accès à 100 000 personnes. Mais selon que « vous serez puissant ou misérable, etc. » Aujourd’hui, les nantis de justice continuent à empiler les formes pour protéger les nantis de justice.
On peut appeler cela démagogie, populisme et tout ce que l’on veut. Mais, nous disons que gérer une cité de millions de personnes oblige à mettre en œuvre des dispositifs aptes à prendre en compte ces millions de personnes, sans la moindre différence. Cela veut aussi dire assumer la responsabilité de certains défauts. Le mieux est ici l’ennemi du bien, comme souvent.
Et que l’on ne nous parle pas de statistiques d’amélioration ou de « sentiment d’iniquité ». En 2002, quelqu’un s’est essayé à mépriser l’insécurité réelle en parlant de « sentiment d’insécurité », avec les conséquences que l’on sait.
Quant aux propositions politiques pour améliorer la justice du citoyen ? Il y aurait des citoyens lésés ?
Un problème de moyens
La première explication de ce drame de l’iniquité est évidemment le manque de moyens de la justice. L’équité doit trôner au Panthéon des priorités d’une démocratie au même titre que la santé, l’éducation et la protection des citoyens. L’iniquité est un cancer qui ronge le contrat social au même titre que la pauvreté et son lot de conséquences.
Et maintenant, allons au bout de notre « démagogie ». Au lieu de dépenser des milliards d’euros dans les conflits et les guerres que nous exportons sur toute la planète, les démocraties seraient bien inspirées de s’occuper d’abord de leurs propres difficultés dans leurs propres pays. Il n’y aura pas d’équité sans moyens de justice, c’est le début. Il n’y aura pas d’équité sans prise en compte au même niveau de toutes les plaintes de tous les citoyens. Il n’y aura pas d’équité sans simplification de l’accès à la justice et simplification de la justice elle-même. Il n’y aura pas d’équité si l’on ne met pas fin aux passe-droits des nantis. Cette dernière nécessité s’impose également afin qu’ils constatent enfin le gouffre dans lequel sont plongés les outils de justice. Aujourd’hui, comment pourraient-ils le voir ? Tout va bien pour eux.
Certaines conditions de vie rendent l’aspiration à la non-violence presque homérique. Le chemin vers la non-violence peut être semé d’embûches et le comportement non-violent nécessite des doses d’abnégation, de résilience et de tolérance parfois hors du commun.
Dans des sociétés démocratiques en paix, le chemin peut sembler plus facile. Cependant, des obstacles existent qui engendrent des forces contraires : frustrations, rancœurs, ressentiments, colères, rages… Si elles veulent durer, nos démocraties sont sommées de prendre en compte les germes de ces aigreurs : l’iniquité en est un des principaux éléments.
Parallèlement, on peut souhaiter que l’équité soit l’obsession des éducateurs et des enseignants, mais c’est un autre sujet.
Dans une société plus juste, l’idéal de non-violence trouvera un écrin bénéfique.
Frédérique DAMAI, auteur de « Nowar, 47 jours d’espoir », Éditions L’Harmattan
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