L’offensive surprise des rebelles syriens a renversé Bachar al-Assad après un long conflit sanglant qui paraissait gelé. Politiques et médias occidentaux adoubent le nouvel homme fort de Damas, ancien responsable d’Al-Qaïda. Et envoient rapidement à la poubelle « cinq décennies de dynastie Assad ». Sans expliquer comment le parti Baath a permis à la Syrie de se développer ni pourquoi il a été miné par l’autoritarisme et la corruption. D’autres analyses se focalisent sur le rôle, indéniable, des ingérences étrangères. Mais il nous apparaît important de mettre aussi en lumière les contradictions internes de la Syrie, leur contexte historique, social, économique et politique. C’est pourquoi nous vous proposons ce long extrait de notre livre « Jihad made in USA » dans lequel Mohamed Hassan, spécialiste du Moyen-Orient, explique les origines du conflit.
La Syrie est toujours embourbée dans un conflit particulièrement meurtrier. Tout a commencé en 2011 avec des manifestations populaires. Faisant écho aux révoltes qui ébranlaient une bonne partie du monde arabe, des Syriens étaient descendus dans la rue. Qui étaient ces manifestants et que voulaient-ils ?
Les premières manifestations ont éclaté au mois de mars 2011 à Deraa, une ville du sud-ouest située sur la frontière jordanienne. Le climat social y était pesant. Deraa faisait partie de ces villes qui avaient accueilli de nombreux réfugiés internes à la suite des sécheresses à répétition qui ont frappé le pays entre 2006 et 2010. Selon les Nations unies, près de 1,3 million de Syriens issus des zones rurales avaient été affectés et des centaines de milliers avaient quitté le nord du pays pour gagner d’autres régions comme la province de Deraa.
De là, les protestations se sont étendues à d’autres régions. Elles ont mobilisé les jeunes, notamment de nombreux universitaires sans emploi qui se plaignaient des conditions de vie et dénonçaient la corruption au sein du gouvernement. On retrouvait également des organisations de la société civile qui s’étaient déjà manifestées en septembre 2000 avec la publication d’un manifeste : le « Printemps de Damas » exigeait la levée de l’état d’urgence, l’amnistie des prisonniers politiques, l’instauration d’un État de droit, la promotion des libertés politiques et la reconnaissance du pluralisme. Telles étaient les revendications portées par les premières manifestations. Les slogans confessionnels et les groupes armés sont venus plus tard.
Comment expliquer que les conditions de vie d’une grande partie de la population syrienne se soient détériorées de la sorte au cours des dernières années ?
Il faut tout d’abord tenir compte du contexte. Je vous ai parlé des réfugiés internes victimes des sécheresses. À ceux-là, nous devons ajouter les réfugiés irakiens. L’invasion de l’Irak en 2003 a provoqué une crise de réfugiés avec le déplacement de 4,2 millions d’individus ! Près de la moitié s’est déplacée à l’intérieur même de l’Irak. Les autres ont quitté le pays. Avec 1,2 million de réfugiés, la Syrie est le pays qui a accueilli le plus d’Irakiens.
Pourquoi la Syrie était-elle une destination privilégiée pour ces réfugiés ?
Il y avait tout d’abord la proximité géographique et le fait que les frontières étaient ouvertes. C’était un effet de la politique panarabe du gouvernement syrien, les Irakiens n’avaient pas besoin de visas pour entrer en Syrie. Les réfugiés pouvaient aussi y bénéficier de services sociaux qu’ils n’auraient pas trouvés dans d’autres pays.
Ce n’est qu’à partir de 2007 que le gouvernement syrien a commencé à prendre des mesures pour limiter le flux des arrivées. Ces réfugiés venaient de toutes les classes sociales d’Irak. Ils ont mis une pression énorme sur la société syrienne.
Voilà pour le contexte. Mais les réfugiés irakiens n’expliquent pas à eux seuls comment les conditions de vie des Syriens se sont dégradées.
Parallèlement à cela, le parti Baath a entrepris toute une série de réformes économiques à partir des années 2000. C’est bien le cœur du problème. Certes, des réformes étaient nécessaires. Ce n’est d’ailleurs pas un sujet tabou. D’autres pays marqués par une économie étatiste comme la Chine, le Vietnam ou Cuba ont également introduit des éléments typiques du capitalisme pour doper leur croissance.
En Syrie, l’État avait toujours joué un rôle prépondérant dans l’économie. Mais le parti Baath semble ne pas avoir résisté pleinement aux sirènes néolibérales dont le chant avait été amplifié aux quatre coins de la planète par la mondialisation. Les premiers éléments de réforme amorcés au début des années 2000 ont ainsi connu un certain regain en 2005 avec le dixième Congrès du Baath décidant du passage à une « économie sociale de marché ».
Quels ont été les effets concrets de cette nouvelle orientation ?
Pour bien comprendre à quel point ces réformes ont entraîné des changements déterminants dans la situation politique, économique et sociale de la Syrie, nous devons revenir sur l’histoire de ce pays. Permettez-moi de prendre comme fil rouge la classe paysanne. Le secteur agricole a en effet toujours joué un rôle important, pour ne pas dire capital, dans l’histoire de la Syrie.
L’historien palestinien Hanna Batatu a écrit un ouvrage remarquable sur la paysannerie syrienne. Et il souligne à juste titre qu’on ne peut considérer cette paysannerie comme un seul ensemble homogène tant il existait de fortes disparités selon les régions, les clans, les confessions, etc. Par exemple, les paysans soufistes des plaines étaient plus enclins à la résignation, car leur croyance au destin et à l’ordre divin les amenait à accepter leur sort comme une fatalité. À l’inverse, les paysans de l’Hauran, un plateau volcanique de la Syrie méridionale, avaient une culture plus guerrière. Confrontés aux pillages des bandits, aux assauts de tribus nomades, aux réquisitions capricieuses de nourriture orchestrées par les militaires ou aux extorsions abusives des collecteurs d’impôts, ces paysans pouvaient, dans un geste désespéré, prendre les armes.
De manière générale, on peut dire que les paysans des plaines étaient plus pacifistes alors que ceux des montagnes avaient davantage recours aux armes. De manière générale toujours, on remarquera qu’avant la deuxième moitié du vingtième siècle, les petits paysans, dont beaucoup étaient issus des minorités religieuses, étaient exploités par de riches propriétaires terriens de confession sunnite et qui vivaient dans les villes. Bien sûr, il y a des exceptions à cette tendance générale.
La Syrie faisait partie de l’Empire ottoman, mais passe sous mandat français après 14-18. La colonisation aura-t-elle un impact sur la paysannerie ?
Durant la Première Guerre mondiale, les Britanniques, qui cherchaient des appuis pour vaincre l’Empire ottoman, avaient promis l’indépendance aux Syriens en cas d’issue favorable au conflit. L’Empire ottoman a bel et bien été vaincu, mais la France et la Grande-Bretagne ont comploté les accords de Sykes-Picot. Les deux puissances coloniales se sont ainsi partagé le monde arabe, plus précisément les territoires compris entre la mer Noire, la Méditerranée, la mer Rouge, l’océan Indien et la mer Caspienne, établissant des frontières factices. Les nationalistes syriens qui espéraient créer une Syrie indépendante incluant le Liban et la Palestine ont dû ravaler leurs rêves.
Le mandat français a eu un impact important sur l’agriculture en Syrie. En effet, la France a fait entrer le secteur agricole syrien sur le marché mondial dans un contexte de pénurie provoqué par la guerre de 40-45. Cela a entraîné la mécanisation de l’agriculture syrienne et débouché sur un système intensif de production.
En 1943, la Syrie devient indépendante. Les troupes françaises se retirent totalement en 1946. La libération nationale profite-t-elle à la classe paysanne ?
Après l’indépendance, le gouvernement syrien a poursuivi sur la même lignée et a fait de l’agriculture une priorité. Le secteur employait alors près des trois quarts de la population ! Le développement économique de la Syrie passait par une forte intervention de l’État, mais celui-ci représentait avant tout les intérêts des grands propriétaires terriens. Autrement dit, après l’indépendance, le secteur agricole s’est développé, mais ce développement n’a pas profité aux fellahs, aux petits paysans. Ils continuaient à subir des conditions de vie difficiles. Si bien que les écarts se sont creusés davantage avec les grands propriétaires terriens qui amassaient de plus en plus de profits.
Le secteur agricole se développait malgré tout. Assez pour renforcer l’économie du jeune État syrien ?
Pas vraiment. Après l’indépendance de la Syrie, les grandes puissances se bousculaient au portillon pour « aider » le jeune État. Profitant du fait qu’ils n’avaient jamais eu le statut de puissance coloniale, les États-Unis devancèrent des pays comme la France et la Grande-Bretagne. Washington envoya ainsi des experts agricoles pour conseiller les Syriens. En réalité, ces experts ont fait en sorte que les produits américains (machines, engrais, etc.) deviennent indispensables au développement de l’agriculture syrienne.
Les petits paysans, qui continuaient à subir des conditions de vie difficiles, avaient-ils des moyens pour se faire entendre et revendiquer leurs droits ?
Nous avons vu que le secteur agricole occupait la majeure partie de la population syrienne. Si bien que pour n’importe quel parti souhaitant disposer d’une base sociale importante, la classe paysanne a toujours représenté un enjeu important. La première formation politique bien organisée à s’intéresser au sort des paysans fut le Parti communiste de la Syrie et du Liban qui est apparu en 1924. Deux des cinq membres du premier comité central de ce parti venaient de la classe rurale. Ces communistes avaient établi un programme visant à exproprier les grands propriétaires terriens, à abolir le travail forcé, à équiper les villages d’eau courante ou bien encore à effacer les dettes des petits paysans.
Le parti communiste n’a pas pu cependant devenir une grande formation politique. Il y a plusieurs raisons à cela. Tout d’abord, des divergences internes minèrent le parti et certains membres fondateurs comme Fouad Chameli furent écartés car ils avaient des divergences avec Moscou. En outre, beaucoup de villages n’étaient pas accessibles depuis les villes qui constituaient le centre stratégique des communistes. Et lorsqu’ils parvenaient tout de même à gagner les campagnes, les communistes pouvaient se heurter à la tradition soufiste. Enfin, à l’aube des années 40, le programme agraire du parti devint beaucoup plus timide. Celui qui dirigeait le parti à l’époque, Khalid Bakdash, déclara même : « Nous assurons les propriétaires terriens que nous ne demandons pas et ne demanderons pas la confiscation de leurs biens. Tout ce que nous demandons, c’est de la gentillesse à l’égard du paysan et l’allègement de sa misère. »
C’est assez mou ! Comment expliquer ce changement par rapport au programme du début ?
La Syrie n’en était qu’au niveau de la libération nationale. En théorie, vous devez d’abord libérer votre pays de l’emprise coloniale avant de pouvoir construire votre propre État en développant une économie souveraine et en assurant une juste répartition des richesses. Or, pour combattre l’occupant, il est bien souvent nécessaire de former un front regroupant toutes les forces disponibles pour se libérer des puissances coloniales : paysans, ouvriers, propriétaires terriens, bourgeoisie nationaliste, etc. Un ensemble d’acteurs qui n’ont pas forcément les mêmes vues, mais que l’on peut réunir autour d’un objectif commun : l’indépendance du pays. À l’époque, la Syrie était toujours sous mandat français. Bakdash ne voulait donc sans doute pas diviser les Syriens autour d’une réforme agraire et avait remis le sujet à plus tard. La priorité du moment était de chasser les Français.
Les communistes ont donc eu du mal à s’allier les masses dans les campagnes ?
Oui, d’autant plus qu’en 1947, le Kremlin acceptait le plan de partition de la Palestine. La plupart des paysans qui avaient soutenu les communistes jusque-là se tournèrent vers une autre organisation, le Parti arabe socialiste d’Akram Houraini. Par la suite, le Parti communiste syrien siégera de temps à autre dans le gouvernement, mais n’aura pas suffisamment de poids pour influencer réellement la politique du pays. Il faut tout de même reconnaître à ce parti le rôle important qu’il a joué jusque dans les années 40 et 50 pour éduquer politiquement les paysans.
À partir des années 40, le Parti arabe socialiste s’est donc imposé comme le principal acteur politique dans la défense des intérêts de la classe paysanne. Il a permis de mettre les problèmes de la paysannerie au-devant de la scène politique en les présentant comme un problème général à toute la société syrienne. Le Parti arabe socialiste a également permis à de nombreux paysans paralysés par la tradition soufiste de se libérer du fatalisme et leur a inculqué la conscience de classe. C’est-à-dire qu’il a permis aux paysans de comprendre qu’à travers leur position sociale, ils partageaient des intérêts communs et qu’il leur fallait unir leurs efforts pour défendre ces intérêts.
Entre 1949 et 1954, la vie politique était particulièrement agitée en Syrie. Rien qu’en 1949, le pays a connu pas moins de trois coups d’État. Durant cette période secouée, le dirigeant du Parti arabe socialiste, Akram Houraini, parvint à exercer une certaine influence sur Adib Chichakli, le militaire qui dirigea la Syrie de 1949 à 1954. Une première réforme agraire fut ainsi menée dans le pays. Mais dès 1952, Chichakli décida de supprimer tous les partis politiques. Houraini quitta la Syrie. Et avec lui, les fondateurs du Baath. Contraintes à l’exil, les deux formations vont fusionner.
Qu’est-ce qui a motivé le rapprochement du Parti arabe socialiste et du Parti Baath ?
Confrontés à la répression du gouvernement syrien, il leur fallait unir leurs efforts. Et les deux formations étaient sur la même ligne progressiste du nationalisme arabe.
Vous parlez de progressistes et de nationalisme. Le cocktail peut sembler déroutant pour les lecteurs européens qui ont plutôt l’habitude de voir des partis d’extrême droite défendre le nationalisme…
Il faut faire une distinction. Aujourd’hui en Europe, le nationalisme s’inscrit dans une démarche de rejet de l’autre sous une forme de repli identitaire. Cela débouche sur des slogans comme « la France aux Français » et autres balivernes. Et ces idées reprennent de la vigueur particulièrement en période de crise. Il est plus aisé de canaliser le mécontentement populaire sur des boucs émissaires comme les Roms ou les musulmans plutôt que d’analyser les véritables raisons qui ont conduit à la crise, ce qui amènerait à remettre en cause l’ordre établi.
La crise que traverse l’Europe est une crise économique. Elle a été précipitée par trente années de néolibéralisme qui ont permis aux banques de jouer au casino et aux multinationales d’engraisser leurs actionnaires dans une stratégie à court terme. Cette crise révèle aussi la contradiction profonde du système capitaliste. En effet, pour diminuer les coûts et engendrer toujours plus de profits, les multinationales ont tendance à réduire les effectifs, à bloquer les salaires ou même à délocaliser leurs usines pour profiter d’une main-d’œuvre bon marché. Ce faisant, elles contribuent à appauvrir les travailleurs tout en cherchant à produire encore et encore plus pour gagner toujours plus d’argent. Mais si les gens deviennent de plus en plus pauvres, qui va acheter les produits de ces multinationales ? Il arrive inévitablement un moment où ça ne colle plus. C’est ce qu’on appelle une crise de surproduction, un élément typique du capitalisme qui survient parce que l’économie n’est pas pensée pour subvenir aux besoins de la société. Elle ne connaît qu’une seule règle, celle du profit maximum. Ce système n’est pas rationnel donc il n’est pas fiable. C’est un château de cartes bien fragile. Et à présent, nos gouvernements tentent de sauver les meubles en faisant trinquer les plus faibles.
Dans pareille situation, il est confortable de soulever d’autres problèmes pour détourner l’attention des véritables enjeux de la crise. On pourra ainsi faire feu de tout bois sur cette Europe qui est envahie par les étrangers, sur ces musulmans qui ne parviennent pas à s’intégrer ou sur ces Roms qu’il faut renvoyer chez eux. La vérité, c’est que nous sommes dans le même bateau. Cette crise oppose comme on les appelle les 1 % aux 99 %. Ni vous ni moi, ni les femmes voilées, ni les Roms, ni la plupart des gens qui votent pour des partis d’extrême droite ne font partie des 1 %. Ces personnes ont continué à s’enrichir durant la crise, alors que nos gouvernements sabraient les retraites, les allocations de chômage ou les budgets de l’éducation. Le problème, ce n’est donc pas que les étrangers volent le pain des Français. Le problème, c’est que des personnes faisant partie des 1 % peuvent dépenser en une semaine de vacances ce que vous gagnerez dans toute votre vie. Le problème, ce n’est pas tant le manque d’argent, c’est plutôt la répartition des richesses. La crise économique a offert l’opportunité de remettre en question ce système qui favorise tant les inégalités. Mais lorsqu’on s’attaque aux Roms, cette opportunité nous glisse entre les doigts.
Dans des pays comme la Syrie, le nationalisme ne joue-t-il pas le même rôle ?
Dans ces pays du Sud qui ont été colonisés, le nationalisme a joué un rôle tout à fait différent. Il ne s’agissait pas d’un repli identitaire. Au contraire, le nationalisme a été émancipateur et fédérateur. En effet, c’est à travers lui que les peuples de ces pays ont pu s’unir pour revendiquer leur indépendance et se libérer du joug colonial. Ils pouvaient affirmer : « Nous ne sommes pas des sujets de l’Empire britannique, de la France ou de l’Espagne. Nous sommes Égyptiens, Syriens, Kényans ou Colombiens. »
Ce n’est pas tout. Dans un pays comme la Syrie qui compte une population très diversifiée, le nationalisme devait aussi permettre d’établir un socle commun grâce auquel tous les citoyens auraient été mis sur un même pied d’égalité, quelle que soit leur religion ou leur culture. Sunnites, Druzes, alaouites ou chrétiens orthodoxes… Tout le monde pouvait être considéré comme syrien. Tout le monde pouvait même être considéré comme arabe ! C’est ce qu’on appelle le panarabisme. L’idée était défendue par l’ancien dirigeant égyptien, Nasser. Mais aussi par le parti Baath en Syrie. Après le découpage arbitraire de cette région du monde par les puissances coloniales, le panarabisme devait permettre aux peuples de ces pays de se retrouver et de s’unir sur un socle commun.
Il y avait d’ailleurs eu un projet d’union entre la Syrie et l’Égypte. En 1958, les deux pays s’étaient unis pour former la République arabe unie. Malheureusement, non seulement l’union n’est pas parvenue à s’étendre à d’autres pays arabes, mais elle a été rompue au bout de trois ans.
Sunnites, chiites, chrétiens, mais aussi kurdes… Comment expliquer une telle diversité au sein de la population syrienne ?
L’ancien diplomate hollandais, Nikolaos Van Dam, a écrit un très bon livre, The Struggle for Power in Syria. Il expose plusieurs raisons à ce melting-pot syrien. Notamment le fait que les trois grandes religions monothéistes trouvent leurs origines dans cette région où la Syrie est située. Il rappelle également que le Croissant fertile dont fait partie la Syrie a fait l’objet de nombreuses conquêtes : Arabes, Kurdes, Mongols ou Turcs. Les différences religieuses, tribales et linguistiques ont également été nourries par des formes de loyautés locales, elles-mêmes renforcées par la configuration géographique de certaines régions montagneuses qui étaient difficiles d’accès. Van Dam soulève aussi que la diversité ethnique et religieuse a été encouragée par la relative tolérance de l’islam à l’égard des communautés chrétiennes et juives, les «gens du Livre». Enfin, durant leur mandat, les Français ont favorisé le sectarisme pour empêcher l’émergence du nationalisme arabe qui compromettait leur domination. Cherchant à diviser pour régner, la France a ainsi soutenu la création d’un État alaouite dans la région de Lattaquié et un autre pour les Druzes dans la région appelée la Montagne des Druzes, au sud du pays. Ces deux communautés avaient ainsi leur propre gouvernement qui était autonome et indépendant de la république syrienne. Les Kurdes, eux, étaient placés directement sous l’administration française. En outre, la France avait créé des troupes spéciales pour lutter contre les indépendantistes. Des troupes composées principalement par les minorités syriennes, ce qui avait accentué la contradiction avec la majorité sunnite du pays.
Vous comprenez dès lors à quel point le nationalisme arabe relevait d’un enjeu crucial pour le développement de la Syrie. Et il n’est pas étonnant que les fondateurs du parti Baath se soient rattachés à cette idéologie. Il y avait parmi eux le chrétien orthodoxe Michel Aflak, le sunnite Salah al-Din al-Bitar et l’alaouite Zaki al-Arzouzi. Aflak et Bitar s’étaient tous deux rencontrés à la Sorbonne. L’université parisienne était à l’époque le centre de rayonnement du nationalisme arabe, car elle comptait beaucoup d’étudiants venus de l’autre côté de la Méditerranée. Aflak et Bitar étaient par ailleurs tous deux issus de familles actives dans le commerce du grain dans un quartier périphérique de Damas. Très jeunes, ils ont baigné dans ces idées qui agitaient la petite bourgeoisie et les commerces de l’époque : l’Empire ottoman s’était effondré en 1917, les provinces arabes avaient été découpées de façon arbitraire et les commerçants se sentaient à l’étroit dans ses frontières factices. Et ces nouvelles frontières ne pénalisaient pas seulement l’activité commerciale. Elles avaient aussi séparé des familles ou des clans.
En 1954, le dictateur Chichakli est renversé. Le parti Baath, qui avait fusionné avec le Parti arabe socialiste, intègre le gouvernement. Mais le climat politique reste tendu…
Tout d’abord, le secteur agricole a connu d’importants changements à cette époque. La chute de Chichakli avait ramené une certaine liberté d’expression. Les idées socialistes, communistes et baasistes se diffusaient plus largement et condamnaient l’action de l’Occident en Syrie. Elles dénonçaient notamment le partenariat avec les États-Unis qui n’aidait pas réellement le développement du pays et ne contribuait en rien à l’amélioration du sort des petits paysans.
Parallèlement, l’influence de l’Union soviétique devint de plus en plus importante dans la région. Depuis la Syrie, on observait les progrès engrangés par l’Égypte de Nasser. Si bien qu’à partir de 1955, Damas se rapprocha de l’URSS. Les choses allèrent plus loin encore en 1958 avec l’établissement de la République arabe unie qui vit l’Égypte et la Syrie unir leur destin. Le projet était beau sur papier. Mais dans la pratique, il ne faisait pas que des heureux. Pour intégrer la nouvelle république, Michel Aflak avait dissous le Baath unilatéralement, sans même organiser un Congrès. Certains craignaient par ailleurs que Nasser impose ses vues aux Syriens. La jeune garde du parti Baath créa donc un comité militaire secret au sein duquel on retrouvait un certain Hafez el-Assad. L’objectif du comité était de rétablir le parti Baath et de démocratiser la République arabe unie.
L’objectif ne sera pas vraiment atteint. Trois ans après sa création, la jeune république vole en éclats. Pourquoi ?
En 1961, des conservateurs syriens menèrent un coup d’État et mirent un terme à l’union avec l’Égypte. La classe traditionnelle avait été malmenée par la réforme agraire et les nationalisations de la République arabe unie. En 1961, elle tenta donc de rétablir ses privilèges.
Mais ce régime de l’Infisal (séparation) fit long feu. En 1963, un nouveau coup d’État installait le Baath à la tête de la Syrie. Deux tendances s’affrontèrent alors au sein du parti. La première, la vieille garde incarnée par Michel Aflak, faisait passer la question du nationalisme arabe avant la lutte des classes. Elle prônait un socialisme modéré et souhaitait établir une nouvelle union avec Nasser. Or, cette tendance avait été décrédibilisée par l’épisode malheureux de la République arabe unie. De l’autre côté, il y avait les réformistes. On y retrouvait les officiers du Comité militaire qui s’était construit dans l’ombre dès 1959. À la différence de la vieille garde, ces réformistes estimaient que le sort des paysans ne pouvait attendre que l’unité arabe soit accomplie. Ils étaient plus radicaux que les membres fondateurs du Baath et relativement hostiles à l’égard de Nasser. C’est finalement cette tendance qui l’a emporté au travers d’un nouveau coup d’État mené en 1966. Un officier alaouite du Comité militaire, Salah Jedid, prit alors les rênes du pays.
Qu’implique cette défaite de la vieille garde ?
La montée au pouvoir des réformistes a marqué ce qu’on appelle généralement la revanche des campagnes. La vieille garde était en effet composée majoritairement de petits-bourgeois issus des villes. Avec les officiers réformistes, c’était tout l’inverse. La plupart venaient non seulement des campagnes, mais aussi des minorités religieuses qui avaient longtemps été marginalisées. Cette représentation s’explique par le fait que pour ces jeunes du monde rural, l’armée constituait bien souvent le meilleur, si pas le seul moyen de prendre l’ascenseur social. La tendance était renforcée par le fait que jusqu’en 1964, on pouvait payer pour ne pas faire son service militaire. Et ce sont surtout des sunnites aisés des villes qui ont profité de cette mesure. Pour eux, le montant à débourser n’était pas trop important. Mais pour les jeunes paysans qui s’enrôlaient à leur place, c’était une rondelette somme qui pouvait payer des dettes ou contrecarrer les pertes d’une mauvaise récolte.
Quelles vont être les conséquences de cette ruralisation de l’armée ?
La ruralisation de l’armée a marqué la montée d’alaouites aux plus hauts rangs du pouvoir alors que l’on constatait parallèlement le déclin des officiers urbains d’origine sunnite. Les trois personnalités les plus importantes du Comité militaire étaient alaouites : Salah Jedid, Mohammed Omran et Hafez el-Assad. La représentation du monde rural s’accentua encore lorsque les membres du Comité militaire entreprirent de purger les cadres de l’armée de leurs opposants politiques. Ils les remplacèrent par des proches en qui ils avaient toute confiance, c’est-à-dire par des membres de leur famille, de leur clan ou de leur village, c’est-à-dire par des personnes également issues des campagnes et des minorités religieuses. Un autre élément a renforcé le phénomène. Les officiers sunnites au sein de l’armée étaient beaucoup plus divisés, que ce soit sur le plan politique, régional ou social. De leur côté, les officiers alaouites présentaient un bloc plus homogène capable de défendre ses intérêts même s’il n’était pas épargné par quelques conflits internes.
Comme celui qui opposera Hafez el-Assad à Salah Jedid ? En 1970, le premier renverse le second et s’installe durablement au pouvoir…
Exact. L’instabilité de l’armée était une autre conséquence de sa ruralisation. Les officiers étaient certes politisés, mais pas forcément disciplinés. Certains n’avaient pas l’expérience ou les capacités requises lorsqu’ils ont été promus à de hauts postes. Par ailleurs, entre mars 1963 et juin 1967, pas moins de huit généraux occupèrent la fonction de ministre de la Défense ! Cela eut des répercussions dans la cinglante défaite qu’essuyèrent la Syrie, l’Égypte et la Jordanie face à Israël dans la Guerre des Six Jours.
La Syrie perdit le plateau du Golan au terme de ce conflit qui exacerba davantage les contradictions entre Jedid et Assad. Le premier était plus radical. Il faisait de la transformation socialiste sa priorité et, à ce titre, refusait de collaborer, même au nom de la lutte contre Israël, avec des pays réactionnaires ou pro-occidentaux comme la Jordanie, l’Irak ou le Liban. Plus pragmatique, Assad préconisait une alliance temporaire avec les autres pays arabes. Même si elle devait retarder le projet de transformation sociale en Syrie, cette alliance aurait permis d’offrir une résistance plus importante à l’égard d’Israël. Jedid avait pour lui le soutien des civils au sein du Baath, Assad celui des militaires. Et le conflit tourna à l’avantage du second.
Vous venez d’expliquer comment les alaouites ont pu atteindre les plus hauts postes de commandement. Est-il exact de parler de régime alaouite en Syrie comme on l’entend souvent ?
Non, cela ne correspond pas tout à fait à la réalité. Comme le relève l’historien Hanna Batatu, déjà lors de la ruralisation de l’armée, si les alaouites tendaient à former un bloc plus homogène que les officiers sunnites, ils n’agissaient pas toujours consciemment en tant qu’alaouites : « Ils étaient, il faut se le rappeler, des gens d’origines rurales ou paysannes et agissaient en tant que tels, c’est-à-dire qu’ils agissaient selon les instincts et les tendances que leur situation structurelle avait engendrées. » Il n’y a jamais eu un projet conscient de la communauté alaouite pour prendre le pouvoir en Syrie. Les circonstances ont fait que cette minorité religieuse s’est retrouvée représentée aux plus hauts postes. Ces circonstances, comme nous l’avons vu, sont diverses : contradiction historique entre les classes rurales et la bourgeoise sunnite urbaine, l’échec de l’union avec l’Égypte, le déclin de la vieille garde du Baath, la montée de l’aile armée du parti, la revanche des campagnes, etc.
Mais lorsque Hafez el-Assad a pris le pouvoir, n’a-t-il pas mené une politique qui a favorisé la communauté alaouite ?
Cela aurait été du suicide ! La communauté alaouite ne constitue qu’une dizaine de pour cent de la population syrienne tandis que la majorité sunnite en représente plus de soixante-dix. Si le gouvernement syrien, depuis Hafez el-Assad, avait réellement dirigé le pays dans le seul intérêt de cette minorité, il n’aurait pas résisté aux différentes crises qui ont ébranlé le pouvoir.
Comme la crise qui a opposé le gouvernement aux Frères musulmans à partir de la fin des années 70 ?
C’est effectivement la plus grande crise qu’Hafez el-Assad ait dû affronter. L’implantation des Frères musulmans en Syrie remonte aux années 30. Des étudiants, qui avaient suivi l’enseignement d’Hassan el-Banna en Égypte, créèrent une branche syrienne à leur retour. Jusque dans les années 70, les Frères syriens s’étaient investis dans les activités traditionnelles de la Confrérie : action sociale, charité et surtout enseignement. En effet, le Baath concentrait à l’époque tous ses efforts sur les communistes qu’il voulait écarter. Les Frères avaient profité du vide laissé par ces derniers, surtout au niveau de l’éducation. C’est ainsi qu’éclata en 1964 une première grande manifestation de lycéens, suivie par tout l’appareil religieux qui appela au jihad contre le régime impie. Pour rappel, la Syrie était alors dirigée par le Baath qui avait repris le pouvoir aux conservateurs après la fin de l’union avec l’Égypte. Le président du Conseil de la Révolution, Amin el Hafez, tout sunnite qu’il était, ne réagit pas dans la dentelle en faisant bombarder la mosquée al-Sultan à Hama. Le geste fut perçu comme sacrilège et valut aux baathistes d’être assimilés aux Mongols. La comparaison n’était pas veine. Bien que convertis, les Mongols étaient réputés pour être de piètres musulmans si bien qu’une fatwa du 14e siècle ordonnait de les combattre. Cette fatwa fut ressortie pour l’appliquer aux baathistes syriens. Mais à nouveau, la contestation fut violemment tuée dans l’oeuf.
Lorsqu’Hafez el-Assad prit le pouvoir en 1970, il sut ménager la majorité sunnite et plus particulièrement les religieux, gagnant ainsi, si pas le soutien, la tolérance d’une bonne partie des Frères musulmans. Assad fit ainsi amender la Constitution de 1969, la plus laïque que la Syrie ait connue, pour y faire inscrire que le chef d’État devait être musulman. Il prit également quelques mesures favorables aux commerçants qui constituaient une bonne partie de la base sociale des islamistes.
Mais la Société des Frères musulmans en Syrie était traversée par différentes factions à l’époque. Les Phalanges de Mohamed, l’une des plus violentes qui ne faisait pas forcément l’unanimité, mirent le feu aux poudres après la mort de leur leader en prison. Le climat était déjà houleux à la suite de l’intervention syrienne dans le conflit libanais en 1976 à la faveur des maronites conservateurs et en opposition aux Palestiniens progressistes. Elle laissait craindre à l’opposition islamiste l’établissement d’un axe alaouite-chrétien. Les Phalanges de Mohamed commencèrent alors à perpétrer des attentats, ciblant des personnalités du régime et des alaouites.
Comment réagit Hafez el-Assad à cette vague d’attentats ?
Au départ, il tenta de circonscrire le phénomène, tendant à réprimer au cas par cas les incidents. Le président s’efforçait aussi de distinguer l’opposition islamiste pacifique des fauteurs de troubles. Mais l’attentat contre l’école d’artillerie d’Alep vint donner une autre dimension au conflit. En juin 1979, un commando d’islamistes prit d’assaut l’établissement et exécuta 83 cadets, tous alaouites. La répression se fit plus sévère. Les Frères syriens mirent de côté leurs divergences. De plus, la contestation gagnait également l’opposition laïque qui critiquait la répression du gouvernement, le manque de libertés démocratiques et la corruption.
Assad joua alors sur deux tableaux. D’un côté, il redoublait d’intransigeance avec les éléments violents. De l’autre, il se montrait attentif aux critiques tout en se posant au-dessus de la mêlée. Par exemple, le président remodela le commandement régional du Baath. La proportion de sunnites y fut augmentée alors que le pourcentage d’alaouites était revu à la baisse, ceci afin de couper court aux critiques sur la confessionnalisation du régime. Quelques années plus tard, Hafez el-Assad lança également une très médiatique campagne anticorruption qui se solda par des centaines d’arrestations et même quelques condamnations à mort.
C’est tout de même dans un bain de sang que la crise prend fin, en 1982, avec le massacre d’Hama.
En février 1982, une insurrection générale menée par les Frères musulmans éclatait à Hama, ravivant les contradictions profondes entre les courants religieux d’une part, mais aussi entre la ville et la campagne d’autre part. Des armes furent distribuées, Hama passa rapidement sous le contrôle des Frères musulmans et un tribunal islamique condamna et exécuta dans les rues bon nombre de cadres de l’administration ainsi que des membres du Baath. Le frère du président, Rifat el-Assad, s’occupa de mater l’insurrection. Les Forces spéciales, épaulées par l’armée, pilonnèrent Hama pendant un mois avant de reprendre le contrôle de la ville. Les sources varient et situent le bilan du massacre entre 10 et 30.000 morts ! Ce bain de sang mit un terme aux activités des Frères musulmans en Syrie. Les cadres de l’organisation qui avaient échappé à la répression condamnèrent le rôle provocateur joué par le leader des Phalanges de Mohamed. Traditionnellement, les Frères musulmans ne sont pas partisans de la lutte armée. Les dirigeants syriens de l’organisation s’exilèrent : Irak, Jordanie, Arabie saoudite…
Le président avait pris des mesures pour calmer les critiques comme remodeler le commandement régional du Baath. N’était-ce pas un exercice de style, les postes les plus stratégiques restant aux mains d’alaouites ?
Hafez el-Assad avait remodelé le commandement régional du Baath, mais beaucoup de postes stratégiques tant dans l’appareil militaire que politique restaient effectivement occupés par des alaouites. En fait, chaque fois qu’il essuyait une crise, le président avait tendance à réorganiser les premiers cercles de pouvoir afin de s’entourer de personnes en qui il pouvait avoir une extrême confiance. Tout comme le Comité militaire qui, avant la révolution du parti Baath, contribua à la ruralisation de l’armée, Assad allait en premier lieu chercher des membres de sa famille, de son village ou de son clan. Des membres qui, forcément, étaient alaouites.
La méthode ne garantissait pourtant pas une sécurité maximale au président puisque la menace est venue un moment donné de son propre frère.
En effet, il y a plusieurs remarques à apporter à cette méthode. Tout d’abord, il est vrai qu’il y a eu un différend entre le président et son frère, contraignant ce dernier à l’exil. Lorsqu’Hafez a été gravement malade dans le courant des années 80, Rifat se voyait déjà lui succéder et s’était montré plus qu’entreprenant. Ce qui n’a pas été du goût de tout le monde.
Ensuite, si Hafez el-Assad pouvait s’entourer d’alaouites, rien ne prouve qu’il ait mené une politique visant à favoriser les intérêts de cette communauté. Même ses opposants les plus objectifs le reconnaissent. Comme je l’ai dit, compte tenu de la démographie syrienne, cela aurait été du suicide. Le président s’entourait de proches, oui. La plupart étaient alaouites, effectivement. Mais il y avait aussi des sunnites. Le plus emblématique est sans doute Mustafa Tlass, un compagnon d’armes de la première heure d’Hafez el-Assad. Il l’a soutenu dans le conflit qui l’a opposé à Salah Jedid et a été nommé ministre de la Défense après le putsch de 1970. Il a participé à la répression d’Hama en 1982. Et lorsque Rifat a tenté de prendre le pouvoir, Mustafa Tlass a encore et toujours soutenu son président.
Par rapport à la corruption, il était de notoriété publique qu’elle touchait certains proches du président. N’ont-ils pas été épargnés par les Eliott Ness de Syrie ?
La corruption était bel et bien présente. Elle ne concernait pas le président lui-même, mais pouvait toucher tout l’appareil d’État, des proches hauts placés jusqu’aux petits fonctionnaires. Si des mesures ont été prises contre ces derniers, parfois avec beaucoup de démonstration, les proches d’Assad ont été relativement épargnés en effet. Il y a plusieurs théories qui expliquent cela. Certains avancent que c’était une manière d’acheter la loyauté des personnes placées à des postes-clés. Si Assad devait tomber, ils auraient pu dire adieu à leurs privilèges. D’autres prétendent que le président était dans l’impossibilité de s’attaquer à cette petite caste de corrompus pour la simple et bonne raison qu’ils constituaient la base du pouvoir dont Assad était la tête. Ce dernier ne pouvait donc pas s’arracher un bras. Toujours est-il que la corruption était là et qu’elle a malheureusement entravé le développement économique de la Syrie.
Alors que depuis son indépendance, le pays avait sans doute battu tous les records de coups d’État, Assad s’est maintenu au pouvoir pendant trente ans, jusqu’à sa mort en 2000. Comment expliquez-vous cette longévité à laquelle la Syrie n’avait pas été habituée ?
Tout d’abord, Hafez el-Assad était un fin stratège, reconnu pour son génie politique même par ses adversaires. Il avait une très bonne connaissance de la société syrienne et savait comment en ménager les différents courants pour ne pas exacerber les contradictions. Ainsi, les radicaux qui avaient dirigé le pays avant lui avaient engagé la Syrie sur la voie du socialisme de manière assez brutale. Hafez el-Assad s’était en revanche montré plus pragmatique, laissant davantage de marge au secteur privé pour ne pas s’aliéner les commerçants. Jusque dans ses cercles proches, il dosait savamment le pouvoir qu’il attribuait à une unité spéciale, un ministre ou un clan de manière à maintenir un certain équilibre et empêcher tout putsch interne.
Ensuite, même s’il n’était pas épargné par les critiques, Hafez el-Assad jouissait d’un large soutien de la population. Il était tout d’abord celui qui avait ramené la stabilité en Syrie après des décennies marquées par des coups d’État à répétition. Il avait en outre mis en place un État-Providence et disposait ainsi d’une base sociale importante, notamment chez les paysans. Et nous avons vu à quel point cet appui était crucial en Syrie. Les Frères musulmans n’ont jamais pu en prétendre autant et cela explique en partie pourquoi il leur a été impossible de renverser le gouvernement. La Société comptait bien quelques membres dans la petite bourgeoisie. Mais il a fallu des renforts venus du Qatar ainsi que l’appui de la Jordanie et de l’Irak pour mener la révolte des années 70-80. La base sociale du président était à ce point forte qu’elle dépassait le clivage confessionnel. Les Frères musulmans avaient en effet axé leur propagande sur le caractère alaouite du gouvernement syrien. Leur calcul était simple : en ralliant la majorité sunnite à leur cause, soit plus de 70 % de la population, ils auraient été en mesure de renverser Hafez el-Assad. Ça n’a pas fonctionné.
De fait, il n’y avait pas que dans les classes rurales et parmi les minorités religieuses qu’Hafez el-Assad avait pu se constituer une base sociale. Son pouvoir s’était construit sur un pacte social qui profitait à une large majorité de Syriens. Il prévoyait d’améliorer les conditions de travail des paysans et de fournir un emploi à tous les travailleurs grâce au développement d’un secteur public fort. Il misait en outre sur la redistribution des richesses, notamment celles provenant de la manne pétrolière, pour offrir à la population toute une série de services comme l’accès à l’éducation ou aux soins de santé. Cela permettait ainsi de réduire le creusement des écarts sociaux.
Des écarts sociaux ont pourtant perduré, notamment entre les petits paysans et des élites corrompues. Dernièrement, ces écarts se sont même creusés. Le secteur agricole a par ailleurs subi diverses vagues de privatisation. Initiées par Hafez, elles se sont poursuivies avec Bachar pour déboucher en 2004 sur une nouvelle loi des relations agraires que certains considèrent comme une contre-réforme agraire. Enfin, on ne saurait passer à côté de la répression politique en Syrie qui a notamment conduit des marxistes et des communistes en prison. Le Baath, qu’il fût dirigé par Hafez ou Bachar, n’a pourtant cessé de se réclamer du socialisme arabe. N’est-ce pas contradictoire ?
Le Baath est parvenu à briser le lien entre la Syrie et l’impérialisme. Hafez el-Assad a défendu cet acquis. Ça, c’est progressiste ! En effet, quand votre pays est sous la coupe des puissances impérialistes, les multinationales pillent les matières premières et exploitent la main-d’œuvre bon marché. Seule une petite minorité locale profite de cela, la classe compradore qui s’enrichit en faisant de l’import et de l’export mais n’apporte rien à l’économie nationale. Par contre, quand vous parvenez à libérer votre pays de la domination impérialiste, vous avez accès aux revenus nationaux et vous pouvez les utiliser pour développer votre pays. C’est ce que Hafez el-Assad a fait en Syrie. Il a utilisé les richesses du pays pour développer la santé, l’éducation, les infrastructures, etc. Cela a profité à une grande partie de la population. Des gens qui n’auraient jamais eu la chance de suivre un programme d’éducation ont pu aller à l’école. Se libérer de la domination impérialiste est la première chose à faire si vous voulez engager votre pays sur une voie progressiste.
En fait, s’opposer à l’impérialisme vous renforce d’une triple manière : 1. Sur le plan économique, vous êtes déconnecté du système de pillage par les multinationales, 2. Sur le plan politique, vous êtes souverain, vous ne laissez pas d’autres gouvernements prendre les décisions à votre place, 3. Sur le plan international, vous êtes libre d’adopter une position progressiste même si l’on a vu parfois des pays qui n’étaient pas des néocolonies collaborer avec les impérialistes pour ne pas se trouver isolés.
Certes, la Syrie a enregistré des avancées sociales importantes. Mais la situation économique s’est dégradée. Le socialisme arabe est-il fiable ?
Hafez el-Assad avait ses propres limites. Voyons d’abord celles sur le plan idéologique. Les pères fondateurs du Baath étaient issus de la petite-bourgeoisie citadine. Ils avaient suivi des études universitaires et étaient en mesure de développer des théories politiques. En 1964, ils furent écartés par les radicaux du Baath qui ont mené un programme socialiste. Mais quand Hafez el-Assad a pris le pouvoir, il a choisi une ligne plus pragmatique pour stabiliser le pays. Par exemple, il ne s’est pas lancé directement dans l’élimination de la propriété privée, car cela aurait principalement nui aux intérêts de la bourgeoisie sunnite qui serait tombée dans les bras des Frères musulmans. Cependant, l’État a continué à tenir les rênes de l’économie. On peut donc parler en Syrie d’une bourgeoisie d’État avec différentes alliances. La classe exploitée avait ainsi noué une alliance avec Assad, car à travers l’État, elle jouissait d’une série d’avantages. Un arrangement avait également été passé avec certains segments de la bourgeoisie qui voulaient développer des industries en bénéficiant de subsides publics.
Mais Hafez el-Assad n’avait pas renié pour autant l’héritage idéologique du Baath et avait poursuivi le modèle de développement esquissé par ses prédécesseurs qui visait à 1. Atteindre l’autosuffisance alimentaire, 2. Approvisionner l’industrie nationale en matière première, 3. Dégager un surplus agricole dont l’exportation aurait permis de financer le développement des industries et des infrastructures. Toute une série d’événements a cependant empêché la bonne réalisation de ce plan. Notons les crises politiques internes et externes, les sanctions économiques ou bien encore la suppression de l’aide financière qui lui était attribuée par les monarchies du Golfe pour son rôle de leader du « Front de la résistance et de la fermeté » face à Israël.
Comment Hafez el-Assad a-t-il surmonté ces problèmes économiques ?
Difficilement. L’un des éléments les plus marquants est sans doute la loi de 1991 dite de « libéralisation économique ». Comme nous l’avons vu, le secteur privé n’avait pas disparu, mais il restait cantonné à des petites entreprises et n’avait pas accès aux secteurs stratégiques qui restaient aux mains de l’État. Dans les années 90 par contre, des mesures d’assouplissement sont prises dans le but d’inciter les investissements privés pour finalement relancer la machine économique.
Ces mesures ont-elles été fructueuses ?
Oui et non. Tout d’abord, les investissements restaient modestes, car la bureaucratie syrienne n’était pas des plus adaptées pour ce type d’entreprises. Par ailleurs, le secteur agricole n’était pas épargné par cette vague de privatisation « contrôlée et graduelle ». Le secteur privé fut ainsi autorisé à importer et commercialiser des moyens de production agricole. Il pouvait en outre créer de grandes exploitations irriguées. De son côté, l’État mettait un terme à toute une série de subventions agricoles qu’il compensait par une augmentation des prix garantis sur certains produits stratégiques.
Ces mesures ont eu des effets particuliers, bénéfiques sur le court terme, mais catastrophiques à moyen terme. Dans un premier temps, on a assisté à une forte augmentation des terres irriguées. Mais cette augmentation n’était pas contrôlée. Elle résultait de puits illégaux, forés par des particuliers qui voulaient profiter de la politique incitative du gouvernement en augmentant leur production. En conséquence, la Syrie atteignit l’autosuffisance alimentaire en 1991 et sa balance commerciale alimentaire devint même excédentaire en 2000. Mais ces bons résultats furent réalisés au prix d’une surexploitation des ressources en eau.
Cela explique-t-il pourquoi les sécheresses à répétition entre 2006 et 2010 ont eu autant d’impact ?
Exactement. En 2008, pour la première fois, la Syrie devait compter sur une aide alimentaire internationale. J’en reviens à mon fil rouge, la classe paysanne. Il n’est pas étonnant que les dirigeants syriens aient dû affronter l’un des plus importants mouvements de révolte de leur histoire alors que le secteur agricole était gravement touché. Nous avons vu à quel point le soutien des campagnes était important pour le Baath. D’ailleurs, les premiers soulèvements de 2011 ont été observés dans les régions agricoles les plus sévèrement touchées économiquement par les sécheresses. Deraa était en effet une ville qui a accueilli de nombreux réfugiés venus des campagnes arides.
Il y avait les sécheresses, mais aussi les réformes néolibérales décidées dans le courant des années 2000. Comment expliquer ce revirement du Baath ?
Plusieurs raisons. Tout d’abord, la Syrie a connu une importante croissance démographique d’environ 2,6 % par an entre 1994 et 2004. C’était trop pour le pacte social établi par Hafez el-Assad. Le secteur public ne pouvait plus garantir un emploi à ces jeunes beaucoup trop nombreux qui sortaient des études. De plus, confronté à une baisse de la rente pétrolière et à des sanctions économiques, le gouvernement avait de plus en plus de mal à assumer sa politique de redistribution envers une population sans cesse croissante.
Ensuite, comme n’importe quel parti politique, le Baath est traversé par différentes tendances. Son aile droite, composée en grande partie par les bourgeoisies rurale et compradore, a gagné en puissance au fil des privatisations et a poussé le gouvernement à adopter des réformes néolibérales.
Quels ont été les effets de ces réformes ?
La Syrie est entrée dans la Zone Arabe de Libre-échange et a noué des accords avec la Turquie qui faisaient tomber les barrières douanières protectionnistes instaurées de longue date dans le pays. Mais beaucoup d’entreprises syriennes n’étaient pas préparées à cela. Elles ont subi lourdement la concurrence de leurs voisins si bien que les conditions de travail des ouvriers se sont détériorées et que le chômage a considérablement augmenté. Qui a profité de cela ? La bourgeoisie compradore qui importait des produits étrangers, principalement de Turquie.
Une nouvelle loi sur les relations agraires a également été adoptée. L’objectif était d’encourager les propriétaires terriens à investir davantage dans leurs exploitations. La loi leur permettait ainsi de mettre fin aux anciens contrats de métayage pour introduire des contrats à durée déterminée. De nombreux métayers ont alors été expulsés et les conditions de travail des ouvriers agricoles se sont considérablement détériorées. Qui a profité de cela ? La bourgeoisie rurale.
À côté de cela, l’État, n’ayant plus les moyens de sa politique de redistribution, coupa certains subsides, notamment dans le secteur de la santé. Les segments les plus fragiles de la population furent affectés.
Dans les années 2000, alors que ces réformes étaient adoptées, la Syrie connaissait pourtant une croissance économique record !
Oui, mais comme nous l’avons vu, ces réformes ont renforcé les éléments les moins progressistes de la société. La corruption, déjà présente, s’est également développée au-delà de l’imaginable. Des sociétés holdings à caractère monopolistique sont apparues, dirigées par des proches du gouvernement.
Les réformes auraient donc dû être menées différemment, car elles ont amené beaucoup de frustration. Certains ingrédients ont manqué selon moi : une bonne analyse de la société syrienne comme pouvait l’avoir Hafez el-Assad, la concertation de toutes les classes sociales, des discussions plus transparentes au sein du Baath et entre les travailleurs ou encore la mobilisation des jeunes.
Ces années marquées par les réformes économiques ont également fait sortir la Syrie de son isolement. C’est l’époque où Bachar el-Assad était invité par Sarkozy au défilé du 14 juillet, l’époque où il dînait avec le couple Kerry dans un restaurant à Damas, l’époque où son épouse faisait du shopping à Doha… Les choses ont bien changé depuis !
Les puissances impérialistes étaient favorables aux réformes économiques. Elles espéraient que le Baath s’autodétruirait de la sorte et que le multipartisme serait introduit en Syrie. Il y a d’ailleurs eu un début d’ouverture politique avec la création de partis d’opposition locaux. Dans la société civile, des organisations ont vu le jour. Mais elles ont été écartées par les organisations financées par les puissances étrangères comme la Friedrich Ebert Stiftung du nom du Premier ministre allemand qui massacra la révolte populaire de 1919 et fit assassiner les dirigeants de la gauche révolutionnaire. Les impérialistes procèdent de la sorte. En prétextant de promouvoir la démocratie, ils installent leurs propres think tanks.
Quel est l’objectif ?
L’ouverture politique et la promotion de la démocratie ne sont que des couvertures. Le véritable objectif est de permettre aux multinationales de venir et de piller librement les richesses du pays. Voilà l’ouverture que souhaitent les impérialistes. Ils ne sont pas intéressés par la cause du peuple syrien ni par la démocratie. Quand leurs multinationales peuvent profiter tranquillement des richesses d’une dictature comme l’Éthiopie ou l’Arabie saoudite, les impérialistes n’ont plus aucun problème avec la question des droits de l’homme. L’ouverture souhaitée est donc économique avant tout. En Syrie, il s’agit d’écarter ceux qui défendent une économie nationale pour faire de la Syrie une néocolonie.
Mais en Syrie, cela n’a pas fonctionné. Pourquoi ?
Les impérialistes avaient pourtant beaucoup d’espoir en Bachar el-Assad. Ce dernier n’était pas vraiment destiné à diriger le pays. Hafez avait préparé son fils aîné, Bassel, à lui succéder. Il y a clairement une forme de népotisme qui ne correspond pas trop à l’idéologie socialiste revendiquée par le gouvernement syrien. Sans doute Hafez voulait-il continuer à faire passer ses idées à travers son fils. Certains avancent également que les cadres du Baath souhaitaient que la présidence reste aux mains de la famille Assad, car Hafez était parvenu à établir des relations équilibrées, notamment entre les clans. Ils craignaient dès lors qu’avec un autre dirigeant, les rivalités reviennent à la surface et plongent le pays dans l’instabilité. Toujours est-il que, conséquence inattendue de l’Histoire, Bassel est décédé dans un accident de voiture.
C’est Bachar qui a donc été désigné pour succéder à son père alors qu’il n’était pas destiné à cela. Contrairement à certains cadres du Bath, il ne vient pas de cette génération issue des milieux ruraux qui a connu la souffrance. Bachar a plutôt reçu une éducation occidentale. Il a notamment suivi des études en ophtalmologie à Londres. Aussi, lorsqu’il est arrivé au pouvoir, les impérialistes se sont dit : « C’est notre fils ! Utilisons-le pour réformer le pays. Nous allons faire de Bachar le Gorbatchev de la Syrie. » Mais les réformes n’ont pas été aussi loin qu’ils l’espéraient.
Les réformes ont tout de même été assez loin pour faire descendre les Syriens dans la rue. C’est bien le fond du problème ?
Selon moi, la réforme est problématique. Si les réformes économiques bénéficient à ceux qui veulent privatiser l’appareil d’État, si elles réduisent les aides aux plus démunis et si elles renforcent les classes sociales qui sont alliées aux impérialistes, alors, elles portent l’effet inverse d’une libération nationale. Nous avons vu comment le Baath et Hafez el-Assad étaient parvenus à délivrer la Syrie des chaînes de l’impérialisme. Mais avec ces mesures néolibérales, c’est tout l’inverse qui s’est profilé.
De plus, le processus des réformes a mis un terme aux débats, aux discussions, aux critiques et contre-critiques. Il a immobilisé le parti Baath et ses nombreux militants dans l’abattement. En théorie, ce devait être un parti d’avant-garde qui représenterait les forces populaires. Mais il n’a plus eu les capacités suffisantes pour jouer ce rôle, engendrant nihilisme et frustration.
Les discussions étaient-elles plus ouvertes par le passé ?
Par le passé, il y avait des débats et le parti Baath aurait été en mesure de régler ce problème de démobilisation. Hafez el-Assad jouissait de l’image d’un grand dirigeant qui avait transformé un pays faible en un pays fort. Il avait une connaissance très approfondie de la société syrienne. Et, même si ses trente années de présidence n’ont pas été épargnées par quelques violents conflits, il savait comment négocier les contradictions, les réduire plutôt que les alimenter. Mais les réformes, au lieu de faire progresser la Syrie, ont jeté du sel sur les blessures.
C’est comme ça que les premières protestations populaires ont éclaté. La moitié de la population a moins de trente ans. Beaucoup de jeunes demandaient de meilleures conditions de vie, notamment la possibilité de se marier et d’acheter une maison. C’est un problème lorsqu’on a un diplôme, mais pas de travail et que l’on est obligé de continuer à vivre aux crochets de ses parents. Nous avons d’ailleurs constaté le même type de phénomène en Grèce, en Italie, au Portugal ou en Espagne. En Syrie, les premières contestations avaient déjà amené le gouvernement syrien à faire marche arrière, notamment sur la nouvelle loi des relations agraires. Malheureusement, et c’est une tragédie pour le peuple syrien, la révolte populaire a été détournée.
Source: Investig’Action