Entre la révolution et les guerres napoléoniennes, Sophie Germain a tant impressionné ses contemporains que Gauss la qualifia de « génie supérieur ». Elle était autodidacte.
Par Laurène Legrand, ECE Paris
Sophie Germain figure parmi les plus grands mathématiciens du XIXe siècle par la qualité et l’ampleur de ses recherches (théorie des nombres, vibrations des plaques élastiques…), mais reste pourtant largement méconnue.
Totalement autodidacte, c’est à force de courage et de ténacité qu’elle obtiendra en 1816 un prix de l’académie des Sciences, le premier attribué à une femme. Sans être féministe, Sophie Germain a démontré avec éclat, malgré un univers hostile, que les mathématiques n’étaient pas l’apanage des hommes. C’est ironiquement en utilisant le patronyme d’un homme qu’elle parviendra à se faire nom.
Une mathématicienne autodidacte
Sophie Germain se passionne dès son plus jeune âge pour les mathématiques. Pourtant rien ne l’y prédestinait.
Elle est née à Paris en 1776 dans une famille bourgeoise. Son père tenait le Cabas d’Or, un magasin de fils de soie, avant d’être élu député du tiers état de la nouvelle Assemblée nationale. À cette époque, les filles n’allaient pas à l’école et c’est sa mère qui inculque à Sophie et à ses deux sœurs des rudiments de lecture et de calcul.
Alors que la Révolution gronde, Sophie Germain, adolescente, est confinée chez elle. C’est en tombant sur l’« Histoire des Mathématiques » de Jean-Etienne Montucla (1758) dans la bibliothèque de son père qu’a lieu le déclic. Pour capter ses lecteurs, l’auteur agrémente son propos en le ponctuant d’anecdotes trépidantes sur la vie d’illustres mathématiciens. C’est le récit du destin tragique du grand mathématicien de l’Antiquité Archimède qui va bouleverser son existence : en 212 avant notre ère à Syracuse, Archimède aurait été si captivé par ses méditations géométriques qu’il n’aurait rien entendu du saccage de la ville par les Romains ni de l’irruption du soldat qui le transperça de son glaive.
Sidérée par le pouvoir de cette science, Sophie Germain se consacre alors pleinement à son éducation mathématique. Elle apprend seule le latin pour pouvoir lire les ouvrages d’Euler et de Newton. Ce n’est pas du goût de ses parents qui s’inquiètent pour elle. Pour la dissuader de travailler la nuit, on lui confisque ses chandelles, on la prive de couvertures et de chauffage. Mais devant sa détermination, ils finissent par la laisser faire des mathématiques. Ils ne l’obligeront pas non plus à se marier et la soutiendront financièrement toute sa vie.
Pour pouvoir continuer à s’instruire, alors que le climat social s’apaise un peu, elle se tourne vers la toute nouvelle École polytechnique, fondée en 1794, laquelle était réservée aux garçons (et le restera jusqu’en 1972).
Grâce à la probable complicité d’Antoine Auguste Le Blanc, élève de l’école Polytechnique, elle réussit à se procurer les cahiers de leçon de quelques professeurs et en particulier le cours d’analyse du célèbre mathématicien français Joseph Louis Lagrange.
Puis, empruntant le nom de cet étudiant, Sophie Germain commence à envoyer ses observations et ses solutions à l’illustre Lagrange, membre de l’Académie des sciences et professeur d’analyse à l’école Polytechnique. Impressionné par la qualité de ses contributions, Lagrange fait publiquement l’éloge de Le Blanc et cherche à le rencontrer, forçant Sophie à sortir de la clandestinité.
Empreint d’une certaine admiration, Lagrange devient son mentor et la guide dans ses travaux. C’est ainsi qu’il lui propose l’« Essai sur la théorie des nombres » d’Adrien-Marie Legendre (1795) dont la lecture met Sophie sur la route du grand théorème de Fermat.
Le grand théorème de Fermat
Pierre de Fermat est né au début du XVIIe siècle à Beaumont-de-Lomagne près de Toulouse.
Reconnu pour ses connaissances polymorphes, Fermat poursuit toute sa vie une double carrière de magistrat et de mathématicien. En particulier, Fermat consacre beaucoup de son temps libre à étudier l’Arithmetica de Diophante. En 1639, dans un passage dédié au théorème de Pythagore, Fermat annote dans la marge l’observation suivante :
« Il est impossible pour un cube d’être écrit comme la somme de deux cubes ou pour une quatrième puissance d’être écrite comme la somme de deux quatrièmes puissances ou, en général, pour n’importe quel nombre égal à une puissance supérieure à deux d’être écrit comme la somme de deux puissances semblables.
J’ai découvert une démonstration véritablement merveilleuse de cette proposition, que cette marge est trop étroite pour contenir. »
… mais on ne retrouva jamais la trace de la démonstration qu’il avait annoncée.
Sophie Germain s’attaque au théorème de Fermat
Au début du XIXe siècle, l’allemand Carl Friedrich Gauss révolutionne la théorie des nombres et est surnommé « le Prince des Mathématiques ». Il est l’auteur des « Disquisitiones Arithmeticae » (Recherches arithmétiques, 1801) dans lequel il introduit en particulier une notion complètement nouvelle : la notion de congruence dont Sophie va s’inspirer pour appréhender sous un nouvel angle le théorème de Fermat.
Cela lui permet en effet d’envisager la démonstration pour toute une série d’exposants n (plutôt que pour un seul à la fois, par exemple n=3).
Sous l’identité de Le Blanc, Sophie Germain écrit à Gauss en 1804 pour lui exposer ses découvertes et ses notes. Stupéfait par sa compréhension fine de l’arithmétique, Gauss entretiendra avec Le Blanc une relation épistolaire pendant plusieurs années. Gauss est séduit par son approche originale du théorème de Fermat, probablement due à son éducation autodidacte.
En 1806, alors que Napoléon envahit la Prusse et que ses troupes envahissent Brunswick, Sophie Germain craint pour la vie de Gauss — y voyant un parallèle avec le sort d’Archimède. Elle charge alors un ami de son père, le général Pernety, de sa sécurité, dévoilant ainsi sa véritable identité. Gauss sera impressionné par cette révélation et la décrira comme un « génie supérieur » dans une lettre qu’il lui écrira.
Affecté par une tragédie familiale, Gauss se tournera vers d’autres recherches et cessera ses échanges avec Germain qui abandonnera peu à peu la théorie des nombres, faute de pouvoir échanger avec la communauté scientifique. Les travaux de Germain en arithmétique aboutiront à la démonstration d’un résultat intermédiaire au théorème de Fermat qui porte désormais le nom de « théorème de Sophie Germain », et certains nombres qui y interviennent sont appelés nombres premiers de Sophie Germain.
Les recherches de Sophie Germain sur les surfaces élastiques
Elle se cherchera dès lors un nouveau projet dans lequel se plonger.
En 1808, l’acousticien et ingénieur allemand Ernst Chladni est invité à exposer à l’Académie des Sciences ses « expériences sur la visibilité du son ». Le principe est simple mais le résultat est spectaculaire !
Une plaque rectangulaire en métal est fixée sur un support, on la saupoudre de sable très fin. Puis, en frottant l’archet d’un violon sur son bord, elle se met à vibrer et produit une note de musique. Les grains de sable s’agitent et dessinent alors des formes géométriques d’une symétrie presque poétique. Si l’on déplace l’archet, c’est une autre note qui résonne et une autre forme géométrique apparaît alors.
Le sable migre vers les zones de la plaque de vibration nulle que l’on appelle « lignes nodales ».
En 1810, Napoléon, ébloui par les expériences de Chladni, met au défi la communauté scientifique d’expliquer le phénomène. Il lance alors un concours assorti d’un grand prix extraordinaire afin de déterminer le modèle mathématique qui régit la vibration des « surfaces élastiques » (c’est le nom donné à des plaques excitées qui se déforment puis reviennent à leur état initial).
Devant la complexité du problème, les scientifiques de renom abandonnent avant même de commencer, les outils mathématiques nécessaires à la résolution n’étant pas encore acquis à cette époque, en particulier la description géométrique des surfaces. Finalement, Sophie Germain est la seule à concourir.
Un Prix de l’Académie des Sciences
Sophie Germain utilise le travail d’Euler sur la vibration des cordes. Elle modélise ensuite la plaque élastique comme un assemblage de cordes parallèles entre elles qui vibrent à l’unisson, puis elle ajoute un terme à l’équation d’Euler afin de tenir compte des rayons de courbure de la plaque dans les deux directions perpendiculaires.
Elle soumet de façon anonyme trois mémoires en 1811, 1813 et 1815 en réponse au sujet du concours, la date butoir ayant été étendue à deux reprises faute de réponse satisfaisante.
Sophie Germain parvient finalement à obtenir une équation modélisant les vibrations des surfaces élastiques. Elle les confronte avec succès aux résultats expérimentaux de Chladni et ainsi qu’à ses propres expériences. Elle élargit le spectre d’étude en considérant différentes géométries de plaques ainsi que certains solides.
Cela lui vaudra d’être en 1816 la première femme à remporter un prix de l’Académie pour son mémoire sur les vibrations des plaques élastiques.
Ses résultats ne seront cependant pas publiés par l’académie, contribuant à son effacement de l’histoire des mathématiques. C’est finalement grâce à son ami Joseph Fourier qu’elle pourra assister aux séances de l’académie, mais elle n’y sera jamais éligible. Et il faudra attendre 1979 pour que l’Académie des Sciences élise une femme, la mathématicienne Yvonne Choquet-Bruhat — après avoir refusé d’élire Marie Curie, pourtant récipiendaire d’un prix Nobel.
Les résultats de Sophie Germain inspireront ses successeurs et jetteront les bases de la théorie de l’élasticité des corps, notamment appliquée aux métaux.
L’élasticité d’un matériau désigne sa capacité à reprendre sa forme initiale après déformation. Il s’agit d’un concept essentiel en ingénierie qui permet de prédire le comportement des matériaux et structures sous diverses contraintes et déformations. La construction de la Tour Eiffel, à la fin du XIXᵉ siècle, doit beaucoup à cette théorie, mais lors de sa construction, Gustave Eiffel a souhaité que « 72 noms de savants qui ont honoré la France de 1789 à 1889 » soient gravés en lettres d’or au premier étage de sa Tour… mais Sophie Germain n’en fait pas partie — ni aucune femme d’ailleurs.
En 1830, Gauss, silencieux depuis tant d’années, la fera nommer Docteur honoris causa de l’Université de Göttingen. Elle succombera malheureusement en 1831 des suites d’un cancer du sein avant de recevoir ce doctorat à titre posthume.
Laurène Legrand, Enseignante de Physique, ECE Paris
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.