Le renversement du régime en Syrie et le basculement de l’État syrien dans le camp étatsunien-occidental sont les derniers épisodes dans la bataille de longue haleine engagée entre l’unipolarité et la multipolarité. La première représente la politique américaine, la seconde celle des pays qui n’acceptent pas l’hégémonie des États-Unis.
Notre époque est celle du recul objectif – naturel et bien connu dans l’histoire – et de la remise en question de la prédominance d’une grande puissance, mais c’est aussi l’époque de la lutte acharnée que livrent les États-Unis pour renverser la tendance et perpétuer un statu quo qui consacrerait leur primauté et leur rapporterait artificiellement le contrôle et les profits sur la production de richesses développées à l’étranger. Cet objectif d’unipolarité est un premier trait caractéristique de leur impérialisme.
Une politique offensive
Comme ils ont et auront de plus en plus de mal à rivaliser avec les forces les plus dynamiques et productives dans le monde, leur politique est de les abattre par tous les moyens possibles. Cela va de la guerre ouverte à la promotion du chaos, en passant par la mainmise et la satellisation. C’est une politique offensive menée à des fins de défense de l’ordre établi. Ses porte-parole essaient de la faire passer pour une entreprise d’extension de “la démocratie”, dans son acception occidentale (processus électoral purement politique avec statu quo socio-économique). Il suffit d’observer le système oligarchique américain pour comprendre à quoi ressemble ce travestissement de la démocratie.
L’enjeu véritable
Mais tout cela n’est qu’une diversion et un écran de fumée pour justifier des entreprises d’expansion et de mainmise contre des pays ciblés. L’enjeu dans le conflit mondial n’est pas “la démocratie“ mais la perpétuation ou pas de l’hégémonie contestée des États-Unis par la neutralisation des pays qui ne se soumettent pas au contrôle américain. Le conflit mondial est géopolitique et non un affrontement de “valeurs”, ainsi que veulent le faire croire les États-Unis et leur camp. Il constitue une tentative d’intégration forcée du reste du monde en position de subordination dans le capitalisme mondialisé americanocentré. Cette ambition hégémonique est un autre aspect de leur impérialisme. L’idéologie est néolibérale. Le processus avait connu une accélération suite au démantèlement de l’URSS avant de rencontrer une opposition croissante en raison de ses vices intrinsèques et ses dysfonctionnements: crises économiques, enrichissement de minorités fortunées et appauvrissement de masse, guerres sans fin pour poursuivre son élargissement.
Le central et le périphérique
Dans ce contexte général se situe la bataille engagée par les États-Unis contre la Chine et la Russie, les deux plus puissants contestataires de l’ordre américain et les pôles de l’opposition mondiale à leur hégémonie. Les abattre est une immense aventure qui ne peut être tentée sans préparation méthodique. Entre-temps se déroulent des opérations de mainmise sur des pays plus faibles et anti-hégémoniques ou susceptibles de se joindre à ce courant. C’est ainsi qu’il faut comprendre les actions offensives contre la Serbie, l’Irak, la Libye, le Venezuela, l’Iran, la Corée du Nord, la Géorgie, la Biélorussie, le Kazakhstan, la Syrie, et bien d’autres. Tous ces pays ont des rapports et des affinités avec la Russie et la Chine, ou leur sont contigus. Il s’agit d’affaiblir la Russie et la Chine en retournant contre elles leur voisinage. Le cas ukrainien est clair: instrumentaliser l’Ukraine limitrophe pour en faire une ennemie de la Russie, un bélier et une rampe de lancement militaire contre ce pays. À cela s’ajoute l’encerclement de la Russie par l’OTAN. Un scénario similaire se dessine avec l’usage de Taïwan et des pays de l’Asie contre la Chine. Les cibles ultimes sont donc la Russie et la Chine, identifiées à juste titre comme les foyers principaux de la résistance au projet américain. C’est dans ce cadre qu’il faut placer la guerre menée contre la Syrie depuis 2011 et qui a abouti à sa chute en 2024.
Les atouts et les faiblesses
Dans cet affrontement global, les États-Unis et ceux qu’ils visent ne sont pas dans la même posture et ne disposent pas des mêmes moyens. Bien qu’ils soient historiquement sur le déclin, les États-Unis sont en position offensive. À l’inverse, bien qu’ils soient en phase avec l’évolution de l’histoire, les anti-unipolarité et anti-hégémonie sont en position défensive. À vue d’œil, les États-Unis et leur camp ont plus de moyens de tous genres que leurs cibles, mais cette situation est fluide et susceptible de rééquilibrage. D’ailleurs elle change graduellement.
Nous essaierons ici de donner un aperçu des moyens et actions de chacune des parties. Sur le plan militaire brut, l’équilibre est acquis en matière d’armes de destruction massive, en ce sens que chacune est en mesure de détruire l’autre. L’existence de ces armes font en sorte qu’une guerre directe et frontale sera évitée le plus longtemps possible, malgré les spéculations de certaines têtes brûlées qui la croient gagnable et les efforts pour trouver des armes miracle qui mettraient instantanément l’adversaire hors combat, avec un minimum de dommages pour soi.
L’essentiel de la guerre en cours se déroule à un niveau inférieur à celui de la guerre totale. Les guerres actuelles menées par les États-Unis ont pour but de faire s’effondrer leurs adversaires sans attaque directe et massive. Ceux qui ont des armes nucléaires peuvent riposter. Ceux qui n’en possèdent pas jouissent quand même d’une certaine protection provenant du fait que, même après des invasions et des occupations, ils sont quasiment impossibles à contrôler et coûtent des vies à l’armée de l’occupant, comme l’Irak et l’Afghanistan l’ont démontré. Les États-Unis semblent guéris de l’habitude de mettre des “boots on the ground”.
C’est pourquoi les guerres actuelles sont hybrides et sont menées à des fins de déstabilisation plutôt que de conquête. Elles déploient une panoplie de moyens pour mettre à genou le pays ciblé. Le modus operandi comprend les désordres, des manifestations, la personnalisation des situations, la diabolisation des dirigeants, la fabrication de leaders opposants adulés en Occident, un déluge de propagande, des “révolutions de couleur”, l’instrumentalisation de pays voisins, la fomentation de troubles ethnico-régionaux, l’utilisation de supplétifs terroristes (Contras, djihadistes) pour désarticuler les sociétés et provoquer des guerres civiles, sans exclure les pressions militaires, les menaces et les “frappes” aériennes. C’est la nouvelle façon de faire la guerre. Ces techniques sont le monopole de facto des Occidentaux (États-Unis et leur camp) car ils sont à l’offensive.
Le groupe des pays ciblés ne mène pas des guerres hybrides. Il résiste tant bien que mal, parfois avec succès, parfois pas. On ne peut pas dire qu’ils ont trouvé la parade pour se protéger. Leur plus grande faiblesse tient à leur position défensive. Ils encaissent les coups sans pouvoir en donner. Un manque flagrant est le défaut d’articuler et de répandre leur point de vue. Face au tintamarre occidental sur “la démocratie”, ils se contentent de rappeler leur souveraineté sans en expliquer l’importance, sans démasquer explicitement l’entreprise d’assujettissement à laquelle ils sont soumis et sans riposter à la critique de leurs sociétés par des critiques détaillées de la société occidentale. Ils se contentent de légalismes et de l’utilisation des canaux officiels (ambassades, ONU, communiqués, conférences de presse formelles), comptant sur la rationalité et le droit, et laissant la place publique et les opinions publiques entièrement sous le contrôle des Occidentaux, plus expérimentés en marketing. Les pays ciblés n’essaient même pas de pénétrer la sphère des “communications”. C’est là où l’avantage occidental est le plus manifeste: la possibilité d’imposer son “récit”, aussi invraisemblable et démagogique soit-il, et d’étiqueter leurs adversaires à leur guise par les mass média omniprésents (“dictateur”, “autoritaire”, “ultra conservateur”, etc.), en s’adressant au public plutôt qu’aux milieux officiels.
Il y a enfin un atout majeur à la disposition de l’Occident, à savoir celui de pouvoir utiliser des pays relais pour faire une partie du travail pour lui. Les élites de ces pays sont intégrées dans le système occidental et font des États qu’ils dirigent des prolongements de l’Occident. C’est le fruit de la longue expérience coloniale de l’Occident, de sa domination du monde, de sa richesse, du fait qu’il est entré tôt dans le développement continu et qu’il a pu ainsi nouer des fidélités et des complicités de longue date. La Russie et la Chine n’ont pas de relais significatifs.
Conclusion
Ces relais sont “périphériques” par rapport aux cibles principales que sont la Russie et la Chine. Ces dernières sont les véritables forteresses à prendre, des piliers protégés et dangereux pour quiconque essaierait de les assaillir directement. Toujours est-il qu’elles sont isolables et n’ont pas vraiment résolu le dilemme de l’action déstabilisatrice de l’Occident dans leur environnement proche et lointain. Le succès de cette action rapproche le monde de l’affrontement direct entre les États-Unis, la Russie et la Chine. Ces dernières pourraient se trouver à devoir se battre avec tout leur potentiel pour assurer leur survie.