Certains considèrent que le conflit ukrainien a commencé le 24 février 2022, tout comme d’autres considèrent que le conflit à Gaza a commencé le 7 octobre 2023. Tout au plus peuvent-ils admettre, de part et d’autre, qu’il y a eu une provocation américaine préalable en Ukraine ainsi qu’une provocation israélienne préalable à Gaza. Mais ils supposent quand même que la violence dans les réactions de la Russie et du Hamas doit être comprise en invoquant un agenda qui n’aurait rien à voir avec les provocations qu’ils ont subies.
Par Michel Seymour
(Samir Saul est temporairement absent pour motifs médicaux.)
Malheureusement, dans les deux cas, ces suppositions sont des procès d’intention qui ne tiennent pas la route. Ceux qui les formulent concernant le Hamas choisissent de mettre en exergue des déclarations contenues dans leur constitution selon lesquelles l’organisation exprime son intention d’éradiquer Israël. Ils ignorent les déclarations politiques ultérieures du Hamas dans lesquelles l’organisation se disait prête à accepter les résolutions de l’ONU de même que celles du Conseil de sécurité, ne prévoyant pourtant que 22% du territoire de la Palestine pour les Palestiniens.
Pour défendre une interprétation tout aussi douteuse dans le cas de la Russie, il faut s’en tenir à quelques lignes du texte de Vladimir Poutine de juillet 2021 ou à certaines phrases prononcées à la veille de l’opération militaire spéciale. À ces deux occasions, Poutine fait référence au fait qu’il n’y aurait pas de différences identitaires importantes entre les Ukrainiens et les Russes, que l’Ukraine faisait partie de la Russie historique et que les frontières qui les séparent ne sont qu’administratives et donc quelque peu arbitraires. Ces thèses serviraient la cause de ses ambitions impérialistes de conquête territoriale. Certains y voient l’influence du philosophe Alexandre Douguine que Poutine n’a pour ainsi dire jamais lu ni rencontré. Le philosophe américain Jason Stanley explique lui aussi l’invasion de l’Ukraine en s’appuyant sur les quelques remarques à caractère identitaire de Poutine et, dans son ouvrage Erasing History, il explique l’appui populaire dont bénéficie le chef du Kremlin par le fait que ses thèses au sujet de l’Ukraine historique sont enseignées dans les écoles. Ces thèses auraient servi d’alibi permettant une invasion motivée par des ambitions de conquête territoriale. Stanley affirme que l’éducation a consolidé le régime en remodelant la compréhension du passé. Pour d’autres encore, c’est le caractère non démocratique du régime qui expliquerait la brutalité de la solution non démocratique adoptée. Dans tous les cas, on estime que l’invasion de l’Ukraine procède de facteurs internes à la Russie et qu’elle doit être moralement condamnée.
Ceux qui sont obsédés par l’attribution d’ambitions impérialistes à Poutine ignorent le fait que son intervention du mois de juillet 2021 et celle faite quelques jours avant le 24 février 2022 s’accompagnaient en même temps de la reconnaissance de la souveraineté de l’Ukraine. Les remarques de Poutine à ce sujet ont malheureusement tout simplement été ignorées ou escamotées. Elles rendent pourtant problématique une interprétation de l’invasion s’appuyant sur des objectifs de conquête impérialiste. Ceux qui véhiculent ces idées ignorent surtout les avertissements répétés venant du Kremlin de ne pas inclure l’Ukraine dans l’OTAN. Ils oublient le soutien de Moscou aux accords de Minsk. Ils font fi des propositions russes de décembre 2021 concernant la sécurité en Europe. Ils omettent l’accord que la Russie et l’Ukraine ont conclu en avril 2022. Ces actions répétées sont pourtant révélatrices des véritables préoccupations de Moscou et elles concernent clairement la sécurité.
La Russie n’avait pas d’ambitions impérialistes en engageant son opération militaire spéciale en Ukraine. Pour assurer sa sécurité à la frontière, il fallait selon Moscou se résoudre à démilitariser une armée ukrainienne formée, équipée et fortifiée par l’Occident et il fallait dénazifier le régime sous le contrôle d’une minorité d’extrémistes carburant à la haine de la Russie et des russophones du Donbass. Ces deux buts spécifiques allaient selon les Russes favoriser une sécurité accrue et désamorcer l’instrumentalisation de l’Ukraine que les États-Unis étaient en train de mettre en œuvre pour affaiblir la Russie. Au lieu de se rapporter aux explications exploitant les idées de Douguine ou de Stanley, nous recommandons celles de Scott Horton qui, dans son livre Provoked, fournissent à notre avis une meilleure compréhension de ce qui s’est produit.
Les remarques que nous venons de faire ci-dessus auraient dû suffire à convaincre tout le monde que l’opération militaire spéciale n’avait rien à voir avec des ambitions de conquête territoriale. Elle n’a rien à voir non plus avec la « démocratie autoritaire » qui caractérise le régime politique interne de la Russie, car elle s’explique par des considérations liées à la géopolitique. La fixation sur l’idée d’une « agression non provoquée », ou d’une agression devant être « moralement condamnée », a peut-être un effet « salutaire » sur certains esprits, mais elle ne fait que renforcer des préjugés russophobes profondément ancrés.
Même si le régime interne de la Russie n’est peut-être pas recommandable, cela est sans rapport avec la politique extérieure de ce pays. Si on adopte une perspective géopolitique, il faut porter plutôt notre attention sur le caractère impérialiste de la politique extérieure des États-Unis. Ce pays utilise l’OTAN pour établir son hégémonie économique par la force, aux dépens du peuple ukrainien et des pays européens. Dans l’esprit des dirigeants américains, les États-Unis ne faisaient que répondre favorablement aux demandes de protection des anciens pays d’Europe de l’Est. Mais dans les faits, la réponse favorable étasunienne procédait d’une ambition visant à répandre partout à travers le monde les « valeurs » qu’ils croyaient avoir déjà mis en place chez eux.
Être forcé d’intervenir
Du point de vue des États-Unis, provoquer une intervention russe sur le territoire ukrainien était important, car cela permettrait enfin de justifier après coup des « sanctions » contre la Russie : notamment, mettre fin à la vente du gaz et du pétrole russes à l’Europe, et mettre fin au projet Nordstream, des objectifs recherchés depuis des années par Washington. Il fallait donc s’arranger pour que la Russie se compromette et s’enlise dans une guerre de longue durée en Ukraine.
La Russie n’était certes pas naïve face à ces provocations, mais en même temps, il fallait bien se rendre à l’évidence. L’Ukraine était devenue un membre de facto de l’OTAN. Les accords de Minsk n’avaient toujours pas été mis en œuvre. Ces soi-disant « accords » avaient seulement donné à l’armée ukrainienne le temps de s’équiper et de s’entraîner sous la gouverne de certains pays de l’OTAN. Des fortifications territoriales avaient été créées partout sur le territoire. Et qui plus est, Washington avait rejeté les propositions russes de décembre 2021 concernant la sécurité européenne.
Ensuite, selon Ray McGovern, même si Biden avait le 31 décembre 2021 promis de ne pas installer des missiles nucléaires sur le territoire ukrainien, quelques semaines plus tard, cette promesse n’était déjà plus sur la table. Si les Américains ont installé des systèmes de missiles antibalistiques en Pologne et en Roumanie après s’être retirés en 2002 de l’ABM treaty, ils allaient sans doute pouvoir et vouloir installer des missiles à moyenne portée en Ukraine, après s’être retirés du IMF treaty en 2019.
Enfin, les tensions montaient dans le Donbass, l’armée ukrainienne étant de plus en plus concentrée dans la région. L’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) notait une augmentation importante des incidents armés et des explosions survenant au sein des deux républiques.
La Russie a estimé qu’elle n’avait pas d’autre choix que de s’engager dans ce qu’elle a appelé une « opération militaire spéciale ». Rien de moins qu’une intervention militaire parviendrait à empêcher les États-Unis de provoquer constamment la Russie en créant à chaque fois des conditions favorables à une escalade des tensions. Ceux qui estiment qu’elle avait le choix doivent indiquer quelles autres avenues restaient à explorer. Ils doivent surtout montrer que ces « solutions » n’auraient pas amené les États-Unis à trouver d’autres façons de provoquer l’escalade.
Le simple fait d’établir un lien de cause à effet entre les événements qui ont eu lieu ne signifie pas que les interventions n’étaient pas planifiées. L’opération militaire spéciale était bien sûr planifiée. Des troupes russes étaient stationnées le long de la frontière ukrainienne depuis plusieurs mois. Dire que les provocations américaines ont causé l’opération militaire spéciale signifie simplement que l’intervention était devenue incontournable. Les autorités russes ont estimé qu’il ne restait plus d’autres options à explorer à la Russie. Plus précisément, Poutine a compris que toute autre option ne ferait qu’entraîner de nouvelles provocations. Cette réaction est, par son caractère inévitable, jusqu’à un certain point comparable à celle du Hamas, même si, dans ce dernier cas, il faut évoquer la situation désespérée dans laquelle se trouvait ce peuple oublié par la communauté internationale.
Dire que la guerre était inévitable ne signifie pas qu’elle était moralement justifiée. Cela veut dire que nous ne devons peut-être pas non plus la condamner. De la même manière, au Moyen-Orient, les accords d’Abraham pouvaient être signés sans tenir compte du peuple palestinien. Il fallait agir vite pour que le monde entier se rappelle de la cause palestinienne.
On était maintenant bien loin du fameux « moment unipolaire » et du désir américain de propager « généreusement » à l’extérieur de ses frontières les « valeurs » occidentales. Depuis au moins 2014, et encore plus depuis 2019, en s’appuyant sur le document de la Rand Corporation « Extending Russia », une inquiétude grandissante animait la Maison blanche. Les Américains craignaient de perdre leur hégémonie. Il fallait agir vite pour affaiblir la Russie.
Le droit international
Ne faut-il pas, quand même, condamner l’agression russe ? Relativement au droit international, la question est très complexe. Un pays a le droit d’intervenir dans un autre pays si c’est à sa demande. Les républiques autoproclamées de Donetsk et de Louhansk ont demandé l’intervention de la Russie. Quelques jours avant l’invasion, Poutine a reconnu ces deux oblasts comme des États souverains précisément pour cette raison. Son intervention dans le Donbass était donc techniquement légale.
Mais avait-il le droit d’intervenir ailleurs en Ukraine ? Du point de vue de Poutine, il fallait mettre fin à une escalade sur le point de conduire à l’installation de missiles nucléaires aux frontières de la Russie. Une intervention militaire préventive n’est toutefois légale que si on obtient l’approbation du Conseil de sécurité. Or il n’était pas question de pouvoir l’obtenir, puisque les États-Unis y ont un droit de veto. C’était donc une intervention illégale. Mais était-elle légitime ? La Russie peut-elle plaider sa cause et invoquer la légitimité de sa démarche? Le droit positif doit-il se transformer pour tenir compte de cette réalité?
On peut refuser de la légitimer tout en affirmant qu’elle était inévitable. C’est la position que semblent adopter John Mearsheimer, Ray McGovern et Norman Finkelstein. Elle est similaire à l’attitude de Finkelstein à l’égard du 7 octobre 2023. Il n’y a aucune justification morale possible à l’horreur qui a eu lieu le 7 octobre 2023. Les Palestiniens de Gaza étaient certes en situation de légitime défense face à un territoire occupé par une puissance étrangère, mais cela ne permet pas de justifier moralement les actes posés lors de l’insurrection. Une remarque analogue s’applique à la guerre d’Ukraine. La Russie, quant à elle, n’était pas en situation de légitime défense. Elle avait toutefois des intérêts sécuritaires légitimes, mais cela ne permet pas de justifier moralement la violation de l’intégrité territoriale de l’Ukraine. Il semble donc y avoir eu des crimes de guerre commis dans les deux cas : le massacre de civils par le Hamas et la violation de l’intégrité territoriale de l’Ukraine.
Devons-nous cependant les condamner? Ne devons-nous pas plutôt chercher à comprendre les causes sans porter de jugement ? Telle est peut-être la perspective qu’il faut adopter.
Conclusion
Les évènements du 24 février 2022 et ceux du 7 octobre 2023 constituent des recours extrêmes à la violence. Il n’empêche que la condamnation de l’insurrection du Hamas et de l’opération militaire spéciale de la Russie n’a peut-être pas lieu d’être. Les crimes de guerre commis ne doivent certes pas être approuvés, mais on a tort de les interpréter à l’aune d’objectifs qui seraient sans rapport avec ce que ces deux peuples ont eu à subir. L’envahissement de l’Ukraine ne s’appuyait pas sur des objectifs de conquête territoriale et l’envahissement d’Israël par le Hamas ne s’expliquait pas par la volonté d’éradiquer le peuple israélien.
Le 7 octobre 2023, le peuple palestinien cherchait à se défendre face à l’occupation illégale de son territoire par Israël, tandis que le 24 février 2022, la Russie cherchait à assurer sa sécurité à la frontière. Dans les deux cas, les motifs étaient valables même si les actions entreprises ne peuvent faire l’objet d’une justification morale.
Dans les deux cas, les gestes furent posés en violation du droit international : s’attaquer aux populations civiles pour le Hamas, et violer l’intégrité territoriale de l’Ukraine pour la Russie. Dans un monde idéal, de tels évènements ne devraient jamais avoir lieu. Mais nous ne sommes pas dans un monde idéal. On peut certes souhaiter que le droit international serve à établir un ensemble de normes qu’il faudrait idéalement toujours respecter, mais la violence entraîne parfois inévitablement la violence.
Pour sortir du cycle de la violence, il faut pouvoir identifier correctement ce qui est en cause. Dans les deux cas qui nous occupent, il faut peut-être se tourner vers les États-Unis, pour qui Israël est une sorte de protectorat et l’Ukraine une sorte de proxy.