IGUALADA: Une «igualada», terme péjoratif (basé sur la classe, la race et le sexe) utilisé pour désigner quelqu’un qui agit comme s’il méritait des droits et des privilèges qui sont censés ne pas lui correspondre.
Pressenza présente une interview avec Juan Mejía Botero, réalisateur du film Igualada, qui décrit la trajectoire de lutte de Francia Márquez pour l’environnement et pour le territoire. Le film retrace la trajectoire de ses luttes; il ne retrace pas seulement la campagne pour la présidence, mais aussi la trajectoire de ce mouvement social, un mouvement dirigé par des jeunes, par des jeunes femmes avant tout, par diverses communautés LGBTQ+ et par des peuples ethniques.
Qui est Juan Mejía Botero ?
Je suis né en Colombie, mais depuis l’âge de 17 ans, je vis en alternance entre mon pays d’origine et d’autres endroits du monde. Depuis 11 ans, je vis à New York. C’est la plus longue période de ma vie que j’ai vécue en dehors de la Colombie. Je suis marié et j’ai deux enfants.
J’ai étudié l’anthropologie, puis j’ai fait une maîtrise en études latino-américaines, plus précisément en politique latino-américaine, et plus tard j’ai étudié le cinéma.
Depuis mes débuts, j’ai beaucoup parlé de la question des déplacements forcés en Colombie, en particulier dans le Pacifique colombien. J’ai donc réalisé une série de courts et longs métrages sur les déplacements. Le premier était en 2009 et s’appelle« Desterrados » [bannis], puis j’ai produit « La Toma » qui était après ma rencontre avec Francia Márquez. Ensuite, en 2010 nous avons fait « Independencia, para quién” [Indépendance, pour qui ?] avec Francia Márquez et trois autres personnages, puis j’ai réalisé un long métrage intitulé « La lucha por la tierra» [La lutte pour les terres] qui traite des déplacements dans le Pacifique et des palmiers à huile.
En 2016, j’ai réalisé « Muerte por mil cortes » [mort par mille coupures], un documentaire tourné à la frontière entre Haïti et la République Dominicaine qui a à voir avec la destruction des forêts en République Dominicaine et le trafic de charbon de bois entre la République Dominicaine et Haïti ; mais c’est évidemment une question de justice sociale, d’inégalité et de justice raciale. Depuis ce moment, j’ai fait beaucoup de choses ici aux États-Unis autour de la justice raciale et du système pénitentiaire. En 2020, Francia Márquez m’a appelé et m’a dit qu’elle était candidate à la présidence de la Colombie. Nous sommes donc revenus sur le parcours de vie de Francia et avons réalisé le film Igualada.
Pourriez-vous nous dire ce qui vous a motivé à réaliser le film Igualada sur Francia Márquez ?
Eh bien, j’ai été très impressionné par Francia dès le début. En 2005, je travaillais avec le Proceso de comunidades Negras (PCN), à travers une très belle campagne intitulée « Les beaux visages de mon peuple ». C’était la première fois que le recensement incluait la catégorie « Afro-Colombienne » et c’est grâce à ce moment que j’ai rencontré Francia Márquez.
En 2008, j’ai voyagé avec elle à travers les États-Unis, je présentais un des documentaires sur les déplacements forcés et elle parlait du moment que vivait sa communauté dans la ville de La Toma et de la façon dont elle luttait pour rester sur son territoire.
J’étais déjà très impressionné par Francia, notamment par la conviction dont faisait preuve une personne si jeune – en 2006 elle devait avoir 17 ou 18 ans – et déjà prête à tout risquer (en Colombie évidemment, tout risquer, c’est risquer sa vie) pour sa communauté et pour son territoire. Et pour moi, que quelqu’un d’aussi jeune soit déjà prêt à tout risquer m’a vraiment impressionné.
À partir de ces moments-là, elle m’a dit qu’elle voulait faire quelque chose pour documenter et montrer ce qui se passait à La Toma. En 2009, l’opportunité s’est présentée et avec une réalisatrice colombienne-américaine, Paola Mendoza, nous avons produit ensemble ce court métrage intitulé « La Toma » ; à cette époque, Francia était l’une des leaders, elle menait ce combat, c’est pourquoi elle joue dans ce film.
En 2011, nous avons réalisé “Independencia ¿para quién?” [Indépendance, pour qui ?] où elle est également l’une des protagonistes. J’avais donc déjà fait ce parcours avec elle, un long chemin. Lorsqu’elle m’a appelé en 2020 et m’a dit qu’elle était candidate à la présidence de la Colombie, c’était tout naturel pour moi de continuer à documenter. On se demandait jusqu’où Francia allait arriver ; cela allait être historique et cela devait être documenté.
Au début, elle n’en était pas si sûre, j’ai dû la convaincre un peu et à la fin elle a dit – je m’en souviens très bien – « ils ne font pas de films sur des communautés comme la mienne, ni sur des femmes comme moi, alors faisons-le ». Nous avons commencé là, depuis 2020, avec une équipe formidable, un travail très communautaire.
Et depuis 2020 jusqu’à ce qu’elle devienne vice-présidente… quelle merveille… quelle chance j’ai eu de commencer avec elle et qu’elle ait pu accéder à la vice-présidence de la République. c’est incroyable ; c’est une grande chance, tu ne peux pas imaginer cela. Ç’est quelque chose que l’on ne peut pas espérer, ou que si on l’espère, cela n’arrive pas…
Crédits photo: Darwin Torres. humanpictures.me
Pourriez-vous nous résumer en quelques mots le film Igualada ?
Igualada dépeint la trajectoire de lutte de Francia Márquez pour l’environnement et pour le territoire; c’est une trajectoire de ses luttes ; ce n’est pas seulement la campagne pour la présidence, le film retrace aussi la trajectoire de ce mouvement social, un mouvement dirigé par les jeunes, par les jeunes femmes avant tout, par les diverses communautés LGBTQ+ et par les peuples ethniques.
En réalité, Igualada est le portrait d’espoir d’un moment très historique qui, je crois, marque un “avant” et un “après » pour la Colombie ; et qui sait si cela se répétera dans notre pays.
Mais c’est un portrait d’espoir dans un pays comme la Colombie, qui est si meurtri et si éloigné de la politique traditionnelle qu’avec Francia on a la possibilité de croire une fois de plus qu’un autre type de politique est possible. C’est donc un moment très agréable, car en Colombie, au fil du temps, il acquerra de plus en plus de valeur en tant que document historique.
Qui est Francia Márquez dans le privé, loin de la sphère publique ?
Comme je vous l’ai dit, Francia Márquez est une femme avec une conviction inébranlable en matière de justice, une femme d’humeur très plaisante, qui est une artiste à l’intérieur ; elle aime chanter, elle aime composer, jouer, mais c’est une personne qui a eu une vie très dure. Être menacée de mort depuis qu’elle a 18 ans, c’est un poids très, très lourd à porter et c’est une femme qui a reçu beaucoup de coups et beaucoup de haine, je pense que peut-être que ça l’a durcie, mais bon, qui ne le serait pas.
Crédits photo: Darwin Torres. humanpictures.me
Elle m’a dit un jour que c’est comme une barre d’acier qu’on met au feu et qu’on frappe avec un marteau, puis elle refroidit et finit par durcir. Mais quand j’entends dire qu’elle est pleine de haine, qu’elle est pleine de ressentiment, cela ne me semble pas vrai.
Francia Márquez n’a ni haine ni ressentiment. Elle a de la colère, mais pour moi, ce qui est étrange, c’est de vivre toute sa vie dans un pays comme la Colombie et de ne pas avoir de colère ; nous sommes l’un des pays les plus inégalitaires et violents du monde, donc c’est naturel pour une femme comme Francia Márquez, qui a lutté toute sa vie pour l’environnement et pour la justice raciale et l’équité, d’avoir de la colère ; je pense que cela la motive aussi. Mais en elle il y a force et courage, c’est aussi une femme avec un très bon sens de l’humour, une femme de convictions, au caractère fort et critique. Nous devrions tous être en colère. Oui, je le pense, car je crois que grandir en Colombie et ne pas ressentir de colère, c’est comme être très déconnecté de la réalité.
Al principio de la película fue muy difícil, porque nosotros teníamos muy pocos recursos y la campaña de Francia para presidenta tenía aún menos. Entonces mucho de ese trabajo inicial era realizado por ellas con Francia, no había plan de seguridad todavía, pues no había recursos para la campaña, entonces ellas atravesaron todo el Caribe colombiano y parte del Pacífico en esas condiciones.
Passons au film. Quels ont été les moments les plus difficiles du tournage ? Parce que j’imagine qu’être derrière les militants en Colombie, comme vous le dites, est difficile, et il doit y en avoir beaucoup… Il y a sûrement eu de nombreux moments complexes.
Tout d’abord, je veux dire que c’était une œuvre collective ; je ne me souviens plus qui a dit ce beau dicton « Le combat est un poème collectif » (1), et il en va de même pour ce film.
Nous avons une équipe de femmes entièrement basée en Colombie : Sonia Serna Botero, notre productrice, Gómez, notre directrice de la photographie et Eliana Carrillo, notre productrice sur le terrain ; et depuis New York, nous avons Juan Yepes qui est mon grand producteur, avec qui je travaille toujours. Juancho et moi voyageons constamment en Colombie, mais Sonia, Gómez et Eliana ont participé à la lutte quotidienne.
Au début du film, c’était très difficile, car nous avions très peu de moyens et la campagne de Francia pour la présidence en avait encore moins. Une grande partie de ce travail initial a été réalisée par l’équipe de femmes avec Francia, il n’y avait pas encore de plan de sécurité, car il n’y avait pas de ressources pour la campagne. Elles ont ensuite traversé toute la Caraïbe colombienne et une partie du Pacifique dans ces conditions.
Alors que Francia commençait à se faire connaître, nous, avec Juan Yepes, avons voyagé et les avons relevées ; parfois nous avons voyagé tous ensemble, d’autres fois nous nous sommes divisés, mais tout cela a été très difficile, les débuts ont été très difficiles; et encore plus parce que c’était en plein éclatement social et en pleine pandémie.
Nous avions donc affaire à la pandémie, à l’éclatement social en Colombie et nous essayions de suivre Francia entre le confinement et l’éclatement social. Francia a participé aux marches, elle a accompagné la grève de très près, donc on l’a accompagnée aussi de très près, en la suivant, et ça a été très dur. Il y avait aussi la campagne présidentielle elle-même, une campagne de jeunes très engagés, avec très peu d’expérience politique, avec très peu de ressources.
Le film, je pense, a été terminé trois fois… trois fois nous avons dit « la campagne est arrivée à ce point »; il n’y avait tout simplement plus d’argent ou les signatures nécessaires n’étaient tout simplement pas obtenues, donc c’était la fin du film, et nous avons dû réfléchir à comment le finir sans que cela soit désespéré car nous avons toujours pensé que c’était de toute façon un processus plein d’espoir.
Et tout d’un coup, l’approbation de l’AICO (Mouvement des autorités indigènes de Colombie) est arrivée, donc le film a repris, et puis l’approbation de l’AICO est tombée, alors le film a été de nouveau terminé. Puis il y a eu le soutien du Polo (parti politique Polo Democrático) alors nous avons recommencé à enregistrer et bien, cela a été ainsi jusqu’au bout, mais il y a eu pas mal de moments difficiles.
Le financement du film s’est donc trouvé petit à petit, au fur et à mesure des progrès; il n’y avait pas de visibilité à long terme, il fallait réagir quasi quotidiennement. Nous avons commencé avec une bourse du Sundance Institute et cela nous a donné de l’argent pour les premiers voyages de tournage, mais petit à petit nous avons dû récolter plus d’argent. Le film a été financé avec cette bourse et avec d’autres bourses de fondations aux États-Unis : les fondations Luminate, Open Society et Perspective, voilà les bailleurs de fonds. Mais bien sûr, l’argent arrivait d’un des financiers et quand l’argent était épuisé, davantage en arrivait pour continuer le film, et c’est comme ça que ça s’est passé jusqu’à la fin… il y a donc eu beaucoup de difficultés à aller jusqu’au bout…
Parlant de moments difficiles, on voit dans le film un moment où Francia participe à un événement public pour sa campagne, et soudain les agents de sécurité commencent à la protéger et à la faire sortir de la scène parce qu’il y a un laser pointé directement sur elle. Que pouvez-vous nous dire sur cette situation ?
Bien sûr, cela a été un moment de peur et de grande confusion car personne ne savait ce qui se passait. On a finalement découvert qu’il s’agissait d’un laser dirigé par un jeune homme depuis un bâtiment voisin. C’est quelque chose qui peut clairement être effrayant et causer de la panique, mais en réalité, cela ne s’est pas avéré grave. Je pense que les moments les plus durs ont été ceux qui ont duré le plus longtemps, car à mesure que la campagne de Francia prenait de l’ampleur, les actes de haine se sont intensifiés. Surtout ceux de type raciste, élitiste, misogyne. Au début, il y avait aussi un peu de condescendance, et les gens disaient : «Oh, regarde la jolie petite fille noire qui essaye de se surpasser » ; ce genre de racisme est plutôt paternaliste. Mais lorsque Francia a soudain eu une réelle chance d’accéder au pouvoir, tout s’est transformé en pure haine, en insultes, en attaques. Francia Márquez est forte et parvient à absorber la plupart de cela, mais parfois tout cela finit par affecter et décourager. Cependant, en général, elle parvient à rester très ferme, et bien sûr si elle reste ferme, alors on sent qu’elle doit aussi continuer.
Il y a un autre moment dans le film où l’on voit Francia quelque peu affectée émotionnellement parce que le travail de campagne ne génère pas les signatures nécessaires pour soutenir sa candidature. Elle prend son téléphone portable et commence à recevoir de nombreux messages de haine, que vous avez décidé de montrer simultanément à l’écran. On peut lire sur le visage de Francia beaucoup de déception, mais aussi beaucoup de détermination. D’où pensez-vous qu’elle tire sa force ?
Je ne sais pas vraiment, mais j’ai l’impression que c’est un combat qu’elle mène depuis son adolescence. Il y a même une très belle interview de Francia, je ne sais plus qui l’a réalisée, où on la voit très jeune se battre pour empêcher la transnationale Unión Fenosa de détourner le Río Ovejas pour augmenter le réservoir du barrage de Salvajina, ce qui aurait ainsi éliminé les moyens de subsistance de milliers d’indigènes et d’Afro-descendants de la région. Depuis cette époque, elle a ressenti une grande force intérieure et une grande compréhension de la signification de la lutte et des problèmes de sa région et de son pays.
Je crois donc que Francia a souvent eu envie de baisser les bras, mais je pense aussi qu’elle a une conviction et une endurance qui ne peuvent venir que d’une longue histoire de lutte, et surtout d’une compréhension de ce que cela signifie. De plus, Francia est une femme extrêmement intelligente qui comprend très bien l’environnement colombien. Je pense que cela aide aussi.
Lorsque vous étudiez la vie de certaines personnes qui ont marqué l’histoire du monde, je pense à Gandhi, Martin Luther King et d’autres personnes qui ont mené une action sociale forte, vous pouvez constater qu’elles ont également été nourries par une vie spirituelle profonde. Je ne sais pas si vous pouvez dire quelque chose à ce sujet concernant Francia Marquez.
Francia est une femme très spirituelle et je sais que cette question est très importante pour elle. Elle se recharge en énergie grâce à cette spiritualité.
Avez-vous parlé à Francia de l’expérience de ses deux premières années au pouvoir ?
Il y a quelques mois, nous avons organisé une avant-première privée du film pour sa famille et l’équipe de la campagne Soy porque somos [Je suis parce que nous sommes].
À cette occasion, Francia a dit quelque chose de très fort : « Nous avons l’État, mais cela ne veut pas dire que nous avons le pouvoir ». Cela m’a beaucoup impressionné et je pense que c’est très logique. La Colombie est l’un des seuls pays d’Amérique latine à n’avoir jamais eu de gouvernement progressiste de gauche. En fait, ce sont les mêmes personnes qui sont restées au pouvoir. Ce sont toujours les mêmes familles qui ont gouverné dans l’histoire de notre pays – donc même si l’État change, il n’est pas si facile de changer les structures du pouvoir.
Images du film Igualada. Femmes, paysannes, indigènes, jeunes.
Ces structures de pouvoir en Colombie sont cimentées depuis des siècles et j’ai le sentiment, et c’est mon opinion personnelle, qu’il est très compliqué d’espérer changer ces institutions en quatre ans. Le pouvoir est le même depuis des siècles ; cela veut dire les propriétaires de l’industrie, les propriétaires des médias, etc. Pour elle et pour le gouvernement actuel, cela a voulu dire se heurter à des murs, et je sais que cela a également été très difficile pour Francia, parce qu’elle est consciente du fait qu’il y avait beaucoup d’espoir en elle et c’est angoissant de ne pas pouvoir répondre comme elle le souhaiterait, mais c’est une mission très compliquée.
Lorsque nous avons présenté le film, les gens nous ont dit qu’il était très difficile de ne pas laisser passer ce que l’on entend tous les jours sur Caracol, RCN ou d’autres stations de radio grand public, qui sont des attaques constantes contre le gouvernement. On entend par exemple les questions posées à Francia Márquez, qui ne peut pas dépenser 10 pesos sans être interrogée. Cela ne s’est pas produit avec la dernière vice-présidente, qui est partie en voyage et dont personne n’a calculé la quantité d’essence qu’elle a dépensée. Je pense donc qu’il s’agit d’un défi pour les Colombiens qui ont cru en ce projet de ne pas se laisser influencer par toutes ces attaques.
Ce matin sur Blu Radio (qui appartient à l’un des médias dominants) on a dit ceci, littéralement, je l’ai écrit : « Francia Márquez est la grande déception du gouvernement Petro, complètement invisible, avec un manque de leadership qui ne lui a pas permis de présider le ministère de l’égalité, lequel n’a rien fait et a un taux d’exécution des projets de l’ordre de 1% ». Imaginez que Gustavo Petro meure comme Rodolfo Hernández (candidat à la présidence en 2022), qui serait notre président ? Tous les journalistes du panel radio se mettent à dénigrer de plus en plus Francia. On se demande où sont les informations. C’est-à- dire, y a-t-il vraiment des sources crédibles d’information ici en Colombie? Comment ne pas se laisser influencer par toute la désinformation qui nous parvient ?
Oui, c’est très difficile. En ce qui concerne le ministère, les gens n’ont pas idée du temps qu’il faut pour créer un nouveau ministère. Quand a-t-on créé le dernier ministère en Colombie ? Je crois que c’était le ministère du Travail ; c’est très complexe, la bureaucratie qui accompagne la création d’un nouveau ministère est énorme. Je me souviens qu’après des mois au ministère de l’égalité ils n’avaient toujours pas d’ordinateurs, et personne ne parle de ce problème de bureaucratie. Ce n’est pas que Francia ne veuille pas mettre les projets en œuvre, c’est que ces ministères s’accompagnent d’une énorme bureaucratie pour pouvoir commencer à fonctionner, cela prend des mois et des mois, c’est très difficile, très difficile.
Quelle a été la réaction du public depuis le lancement du film Igualada en Colombie ?
Pour l’instant, l’accueil du film a été très bon, mais nous savons que les personnes qui ont assisté à la première présentation étaient déjà d’accord. À Cali, Bogota, Medellín et Manizales, les cinémas étaient pleins, les cinémathèques comme La Tertulia à Cali étaient pleines, et je pense que lors de toutes les projections à Bogota, nous avons également eu un public très nombreux. À la fin, les gens sont toujours très, très émus, il y a des pleurs mais aussi beaucoup d’espoir. C’est ce que nous recherchions avec ce film. Je pense qu’avec ce moment de grand espoir il nous rappelle beaucoup , et nous fait penser qu’avec la lutte, il est possible de changer les choses. C’était donc très agréable, très plaisant de parler aux gens après les projections, très agréable, très plaisant. J’aimerais beaucoup que les gens qui ne soutiennent pas ce gouvernement [N.d.E. : Entre 2022 et 2026, Gustavo Petro est le président de la Colombie et Francia Márquez la vice-présidente] voient le film, je pense que cela aurait également beaucoup de valeur. Pour ce public, il s’agirait d’un portrait de notre pays, qui l’aiderait à le comprendre un peu mieux. C’est aussi un film plein d’espoir, et je pense qu’il s’adresse à tous les Colombiens, quelle que soit leur position politique. En outre, le film donne l’occasion de connaître beaucoup plus en profondeur un personnage historique de notre pays, que l’on soit d’accord ou non avec la position politique de Francia.
Francia Márquez marque un «avant» et un «après» dans la politique colombienne, et non seulement pour toutes les petites filles et les adolescentes noires de notre pays, qui grandissent maintenant avec une référence comme elle à la vice-présidence. C’est simplement le fait que, dans un pays avec la structure sociale de la Colombie, avec l’inégalité sociale de la Colombie, avec un racisme structurel si bien établi, voir une femme noire, rurale, qui n’a pas grandi avec l’élite, qui n’a pas été éduquée avec l’élite, qui ne parle pas comme l’élite, devenir vice-présidente de la Colombie : c’est quelque chose de presque inimaginable.
Je pense donc qu’il serait très bon que davantage de personnes aillent voir le film, des personnes qui ne font pas déjà partie d’un public partisan. Ici, aux États-Unis, à New York, je me souviens que lors d’une des premières projections, un homme a dit : « Je suis un pro-Uribe, mais j’ai vraiment aimé ce film ». Je pense que oui, le film est très utile pour tous les publics.
En Colombie, il a été très difficile d’accéder à des salles qui ne sont pas des salles privées, mais plutôt des salles plus commerciales ; les grandes sociétés d’exploitation n’ont pas voulu distribuer le film, et elles ont un quasi-monopole sur les salles dans le pays. La réalité est qu’en Colombie, peu de gens vont au cinéma, et s’ils y vont, ce n’est généralement pas pour voir du cinéma national, et s’ils vont voir du cinéma national, ce n’est généralement pas du cinéma documentaire. Nous avons donc eu plus de succès dans des cinémas plus alternatifs.
« Nous ne sommes pas des descendants d’esclaves. Nous sommes les descendants d’hommes et de femmes libres qui ont été réduits en esclavage. » Francia Márquez
Bien entendu, le film continue d’être présenté à Bogotá, Cali et Medellín, et d’autres lieux sont également recherchés. Nous espérons pouvoir lancer fin 2024 une campagne d’impact visant à diffuser le film à la fois dans la périphérie rurale et dans la périphérie urbaine. C’est un engagement que nous avons pris depuis le début du film, pour pouvoir réellement amener le film dans les territoires, et nous voulons aussi l’emmener dans de nombreuses universités et collèges du pays.
Le film a connu un très bon parcours sur le circuit des festivals. Nous venons de terminer une tournée en Europe (Norvège, Allemagne, Espagne, Finlande, Hollande, Suède), et il a déjà été largement montré aux États-Unis, au Canada et en Asie. En Afrique, nous serons présents dans environ 14 pays, à la télévision ; et nous avons déjà participé à des festivals au Zimbabwe, au Mozambique, en Angola et au Ghana.
En Amérique du Sud, en Uruguay, en Bolivie, en Équateur, en Argentine et au Chili.
Qu’a pensé Francia Márquez du film ?
Elle a vu le film à un moment très difficile pour le gouvernement et je pense qu’il lui a été très difficile de se souvenir de tout cet espoir, précisément à cause de ce que je vous ai dit : elle ressent le poids d’essayer de réaliser tout cet espoir. Elle m’a aussi critiqué parce qu’elle ne voulait pas un film uniquement sur elle : où étaient les autres dirigeants, où étaient les femmes de Cali, du quartier ? J’ai fait le film que nous avions décidé de faire. Là-bas, la protagoniste était Francia, mais ce n’est pas une femme qui aime vraiment ce rôle, même si elle est vice-présidente de la Colombie. C’est à ce sujet qu’ont été nos premières discussions lorsqu’elle a vu le film. Mais je pense qu’elle l’a déjà accepté et qu’elle commence à l’apprécier de plus en plus. Je pense que Francia Márquez ne réalise pas encore vraiment ce que signifie sa vice-présidence, l’ampleur de cette réussite. je pense que la Colombie non plus ne s’en rend pas compte, et au fil des années, nous allons nous rendre compte de plus en plus de l’ampleur de ce que cela signifie. C’est pourquoi le film va avoir plus de valeur pour tout le monde, et y compris pour Francia Márquez.
Merci Juan pour ce film, c’est quelque chose qui remplit d’espoir beaucoup d’entre nous. Peu importe que beaucoup de gens ne voient pas le film pour quelque raison que ce soit, je pense que c’est cette notion d’ouverture sur ce qui se passe sur laquelle nous pouvons nous concentrer; en voyant le quotidien d’une personne qui a tout risqué et qui a eu cet appel très jeune; c’est incroyable, on le voit dans le film dès les premières images, quand elle était petite, mais était déjà écoutée par tout le monde.
Fiche technique du film Igualada :
Une production HUMAN PICTURES en coproduction avec NON-FICCIÓN
Genre : Documentaire
Durée : 81 minutes
Langue : Espagnol
Réalisateur : Juan Mejía Botero
Productrices : Juan E. Yepes, Daniela Alatorre Benard, Sonia Serna Botero
Productrices exécutives : Paola Mendoza, Marco Williams, Felipe Estefan, Juan Pablo Ruiz
Productrice sur le terrain : Eliana Carrillo
Montage : Andrea Chignoli
Conception sonore : Aldonza Contreras Castro
Musique originale : Richard Córdoba – La Muchacha [La jeune fille]
Direction photographique : Gómez
Avec la participation de Francia Márquez Mina, Communauté de La Toma, Mouvement Soy porque somos [Je suis parce que nous sommes]
(1) Joshi Leban, auteure de la phrase « la lutte est un poème collectif », est une militante féministe et défenseure des droits humains. Elle a étudié les relations publiques, mais se consacre à la communication numérique.
Traduction, Evelyn Tischer