Frédérique DAMAI (*) nous partage ici une réflexion à la saveur satyrique sur le pouvoir de l’égo: à défaut de croire encore à l’efficacité de la dissuasion nucléaire, si l’on faisait (un peu) confiance au narcissisme des puissants ?

11/7/2024

Il existe quatre catégories de personnes convaincues que les êtres au sommet des pouvoirs sont des esprits psychologiquement surhumains :

  • Les concernés, mais qui pourrait leur en vouloir.

  • Leurs courtisan(e)s qui ne doutent pas de leur propre surhumanité et qui certifient ainsi, par anticipation, le statut qu’ils vont bientôt briguer. À défaut d’être au sommet, leur admission au pied de l’Olympe est déjà une reconnaissance de leur affiliation à la caste des éminents.

  • Les historiens qui nous inondent de dithyrambes et de panégyriques, y compris pour parler de demeuré(e)s sanguinaires. « Ils étaient si beaux, si brillants, elles étaient si vives dès leur prime jeunesse, si cultivées, si habiles dans les choses du pouvoir ». Toutes et tous des « mécènes admirables des lettres, des artistes et des arts ».
    Avec l’argent des autres, le premier imbécile venu en aurait fait tout autant. Mais, pour l’historien, idolâtrer l’objet de son travail est la plus sûre façon de se faire valoir. Et il n’est sans doute pas simple, ni très vendeur dans les librairies, de reconnaître après dix ans de recherches sur un puissant d’hier, qu’il s’agissait d’une sombre mule.

  • Les journalistes politiques. Ils côtoient au quotidien des puissants qui sont des hommes et des femmes comme les autres, mais leur octroient des facultés extraordinaires, des réflexions stratégiques stratosphériques et un désintéressement extra-terrestre. Pour eux aussi, survaloriser l’objet de leur travail démontre à quel point ils flirtent avec le sublime et pointent vers l’excellence. Bref, ils collectent la substantifique moelle des dieux, qu’ils traduisent à l’usage de la populace.

Et si on racontait les histoires autrement.

Pour le psy, le puissant est un humain comme les autres et tous ces ballets de brosse à reluire ne servent qu’à faire briller le papier glacé d’une encyclopédie ronflante : un tabloïd comme les autres.

Voici une histoire récente racontée d’une façon beaucoup moins lyrique. Pour préserver l’anonymat des protagonistes, nous avons utilisé des initiales insignifiantes. Évidemment, toute ressemblance…

Début février 2022 un grand homme de pouvoir européen que nous appellerons E. est allé rencontrer un puissant dirigeant de l’est que nous désignerons par V.
E. se faisait fort d’aller convaincre son homologue V. de se calmer avec son petit pays voisin et de trouver une solution amiable. Cela relevait d’une intention louable et laissait penser qu’E. était un homme de paix qui s’impliquerait à long terme pour chercher sans repos des solutions pacifistes à ce désastre annoncé. Avant cette rencontre, notre ami E. (c’est notre ami) était convaincu de son aura personnelle et ne doutait pas de son pouvoir d’influence dans les affaires du monde, y compris auprès de plus puissants que lui. Quinze jours plus tard, V. lançait les hostilités militaires contre son voisin.

On sait, de sources proches du dossier, que le dialogue s’était terminé de cette manière : « Retourne dans ton petit pays et va jouer avec tes crottes de nez ».
Pour E., on ne doute pas que la blessure narcissique ait été profonde. D’échecs en échecs sur ce dossier, ces fessées d’ego se sont accumulés et ce chantre des solutions pondérées est devenu brutalement le porte-fanion des faucons. Il était même prêt à envoyer des soldats de son propre pays pour en découdre avec l’armée de ce V. qui n’avait cessé de l’humilier publiquement.
C’est comme cela que ça s’est passé, le reste n’est que pure invention.
Que ceux qui doutent se souviennent également de la réaction boudeuse et caractérielle du petit E. face aux résultats des élections européennes suivantes.

Évidemment, personne ne raconte l’histoire de cette manière, et beaucoup trouveront choquant que l’on puisse ramener des situations aussi graves à des motivations aussi futiles. C’est bien normal : toutes les Histoires des nations sont basées sur une mythologie de génies célestes qui sont débarrassés à jamais de toutes motivations mesquines. Sauf qu’il ne s’agit pas de motivations mesquines, mais des ressorts coutumiers de l’action humaine, partagés par tous, y compris par les personnages de pouvoir les plus puissants.

Mais, malgré tout et fort heureusement, le narcissisme est là.

Les puissants sont des humains comme les autres et c’est bien ainsi.

Si l’on cherche dans leurs ressorts motivationnels principaux, il ne fait aucun doute qu’on trouvera toujours un ego à l’appétit démesuré. Et pour nourrir cet ogre, nos narcissiques sommités ont trouvé une ambroisie rare, mais exquise : entrer et rester dans l’Histoire !

C’est cela l’apogée de la carrière d’un(e) puissant(e), quel que soit son domaine : réussir à entrer dans l’Histoire, par la porte ou par la fenêtre, à petite ou grande échelle. Tout est bon pour cela, même le pire. Il est intéressant de toujours garder cela à l’esprit lorsque l’on analyse des décisions politiques contemporaines. Et c’est grâce à cette gloutonnerie narcissique que l’on a généré une force bien plus efficace que la dissuasion nucléaire et que l’on a évité le pire.

Pourquoi le narcissisme est-il devenu un sauveur potentiel ? Parce que pour entrer et rester dans l’Histoire, il faut une Histoire et donc des humains pour la raconter et la faire vivre. Et si l’on devait détruire l’humanité, ce serait la fin de l’histoire et celle de l’Histoire. Plus de trace, plus de grandes femmes et de grands hommes : le pire cauchemar des puissants. C’est pour une aussi petite raison qu’ils n’ont pas encore appuyé.

Le syndrome de Néron ou l’arche de Noé ?

Malgré tout, on ne peut pas être irrévocablement rassuré. On ne sait pas si Néron a fait incendier Rome, mais c’est une référence facile. Si l’on s’en tient à ce type de légende, rien ne met théoriquement à l’abri d’un hurluberlu qui déclencherait l’enchaînement infernal, juste pour rigoler. Ceci dit, si Néron a fait brûler Rome, il ne s’est pas jeté dans le feu.

Toute réflexion faite, l’hypothèse la plus crédible serait plutôt celle de « L’arche de Noé ». Se dessinerait alors l’histoire d’un puissant capable de résoudre quelques problèmes de base : survie des premiers jours, survie à long terme sur terre ou ailleurs, échantillons génétiques suffisant pour éviter les affres de la consanguinité, choix judicieux de sauvegardes végétales et animales, choix judicieux des technologies sauvegardées. Une fois cela résolu, la question de faire « reset » avec l’humanité pourrait sérieusement être posée en repartant de zéro avec quelques centaines d’individus. Cela permettrait de résoudre tous les problèmes de l’humanité actuelle et d’inscrire une nouvelle Histoire avec une sorte de dieu créateur incarné.
Une fois cela exposé, on a presque envie de mettre sous surveillance quelques ultra-milliardaires qui pourraient bien œuvrer en ce sens. Dans ce cas-là, le narcissisme ne serait plus un allié.

(*) Frédérique DAMAI, auteur de « Nowar, 47 jours d’espoir », Éditions L’Harmattan

Image : Craiyon.com

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